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Va-t-on vraiment laisser la boulimie de médias de Matthieu Pigasse menacer le pluralisme de la presse sans réagir ?
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Petit reporter

Déjà propriétaire du Monde et des Inrockuptibles, le banquier de gauche ambitionnerait de racheter Libération.

Luc Chatel

Luc Chatel

Luc Chatel, né le 15 août 1964 à Bethesda (Maryland, États-Unis), est un homme politique français, Ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative du 14 novembre 2010 au 10 mai 2012.

Député de la Haute-Marne de 2002 à 2007, puis maire de Chaumont depuis 2008, il a été Secrétaire d'État chargé de la Consommation et du Tourisme puis de l'Industrie et de la Consommation, de 2007 à 2009, et porte-parole du gouvernement de 2008 à 2010.

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Une idée reçue imprègne une partie de l'opinion et des rédactions : la gauche serait garante de la liberté de la presse, tandis que la droite la voudrait à sa botte. La preuve irréfutable de cette affirmation tiendrait en un mot : « Lagardère ». De fait, l'empire industriel vieux de plus de 150 ans, dirigé par celui que Nicolas Sarkozy présente publiquement comme son « frère », possède plusieurs dizaines de médias (Le Journal du Dimanche, Paris-Match, Elle, Europe 1, RFM...), ainsi qu'une position forte dans la distribution (Relay) et l'édition (Grasset, Fayard, Hachette...). Il est un des acteurs clés de la concentration des médias à l’œuvre ces dernières années. Les démissions forcées (1) et cirages de pompes Elkabbachiques (2) n'ont rien fait pour arranger l'image du groupe, bras armé au service de la droite sarkozyste au pouvoir. Les déclarations tonitruantes d'un Serge Dassault, patron du Figaro et sénateur UMP (3), et avant lui, d'un Robert Hersant, restent également bien ancrées dans les mémoires des rédactions. Dans le camp d'en face, un Laurent Joffrin avait beau jeu de jouer les héros de la presse libre face au président Nicolas Sarkozy en pleine conférence de presse (4). La réalité mérite cependant d'être nuancée. Les rumeurs pressantes annonçant la prise de contrôle de Libération par Matthieu Pigasse invitent à dessiner un tableau un peu plus iconoclaste. Et si c'était la gauche qui avait transformé la presse française, jadis inventive, inattendue et foisonnante, en une créature peroxydée, conformiste et sans attraits. Une certaine gauche, du moins. La gauche molle. Deux arguments viennent à l'appui de cette thèse.

1 - Depuis une vingtaine d'années, la presse ne représente plus un enjeu idéologique mais avant tout économique. Le principal rival de Lagardère aujourd'hui n'est pas un philosophe ou un courant de pensée subversif qui aurait trouvé refuge dans les pages d'un grand quotidien ou d'un magazine, mais un banquier d'affaire, patron pour la France et vice-président pour l'Europe de la banque Lazard, puissance financière au cœur de la globalisation.

La presse d'opinion - conçue non pas comme le support de tel ou tel parti visant à occuper tel ou tel palais de la République, mais comme lieu d'exposition et de confrontation d'authentiques pensées philosophiques, politiques, artistiques - n'a plus la visibilité ni l'influence d'antan. Elle est réduite à quelques publications confidentielles (à l'exception peut-être du Monde Diplomatique). De plus, la presse est désormais concurrencée par la télévision et la radio (5), où les termes « pensée » et « idéologie » sont considérés comme de vilains mots.

La presse est désormais un terrain d'affrontement économique. D'une part, parce que la vraie puissance s'est déplacée des ministères aux succursales financières. Quels sont aujourd'hui les atouts d'Arnaud Montebourg face à Lakshmi Mittal ou Bernard Arnault ? Un titre ronflant (le « redressement productif »), une compagne médiatique et le ministère de la parole... Avant lui, un Christian Estrosi s'est plus fait connaître par les caméras de vidéosurveillance de sa ville de Nice qui permettent de verbaliser les voitures en double file (Ô, grandeur et puissance du politique !) que par ses exploits au ministère de l'Industrie.

D'autre part, le développement des entreprises est désormais lié à un outil incontournable : la communication. Or la communication passe autant par ce que l'on peut dire (la publicité) que par ce que l'on arrive à ne pas faire dire. Quoi de plus efficace, pour une entreprise comme France Télécom, où l'on se suicide à la chaîne en raison de méthodes de management militarisées, que d'avoir dans des journaux à grand tirage à la fois de grandes et belles pages de pub, et une absence totale d'investigation journalistique. De même que l'on ne verra jamais d'enquête dans les pages économie du Figaro sur le fonctionnement de l'entreprise Dassault (plus de 9500 salariés, et plus de 1,5 milliard d'euros de chiffre d'affaires, financés en grande partie par des commandes d'Etat, donc par nos impôts), on n'a jamais vu dans Les Inrockuptibles (dont Matthieu Pigasse est propriétaire) ou dans Le Monde (dont Matthieu Pigasse est actionnaire) une enquête sur le fonctionnement de la banque Lazard, et le rôle qu'elle a par exemple joué en Grèce dans la dernière crise financière.

2 - En occupant les pages des journaux et les esprits des patrons de presse, les grandes puissances économiques et financières ont détruit toute diversité éditoriale, lieu de confrontation des idées, remplacée par un conformisme qui, sous l'affichage naïf du « pragmatisme », s'est transformé en une idéologie. Ses points d'attaque sont partagés par la quasi-totalité des éditorialistes et patrons de presse : défense de la construction européenne telle qu'elle se fait depuis trente ans, défense de l'Euro, défense des politiques de rigueur budgétaire (priorité à la réduction de la dette, plutôt qu'à la hausse des salaires par exemple), effacement du rôle de l'Etat au profit du marché, apologie de la concurrence. Au vu de ces critères, la distinction entre droite et gauche n'a plus guère de sens.

La droite et la gauche de gouvernement partagent la même vision du monde que les banquiers et les grands patrons, qui l'ont imposée à des rédactions serviles. En plus de cela, gauche et droite font concurrence de grands discours de politique sécuritaire et de « maîtrise des flux migratoires ». Les premiers politiques à avoir salué la nomination de Manuel Valls au ministère de l'Intérieur ont été des responsables de droite, dont Claude Guéant qui lui a souhaite de pouvoir mettre en œuvre ses idées.

Tandis que de grandes manœuvres économiques s'opéraient, au vu et au su de tous, de la part de patrons de droite pour mettre la main sur des médias écrits et audiovisuels (Lagardère, Dassault, Bolloré), la gauche sociale-libérale, aujourd'hui au pouvoir (Hollande, Ayrault, Moscovici, Fabius, Valls, Cahuzac...) avançait les pions de sa nouvelle idéologie, sous le paravent du « réalisme » et de la « modernité », dans les colonnes de Libération, du Monde, du Nouvel Observateur, des Inrockuptibles. En devenant actionnaire du Monde, propriétaire des Inrockuptibles, et bientôt, nous dit-on, propriétaire de Libération, Matthieu Pigasse devient le symbole de la victoire idéologique et économique de la gauche sociale-libérale. A quoi il ajoute cette petite touche qui plaît tant au petit monde éditorialo-journalistique : Monsieur écrit des essais. Le dernier s'appelle Révolutions.

(1) Alain Genestar, patron de Paris-Match, poussé à partir en 2006 après une couverture sur la séparation de Nicolas et Cecilia Sarkozy ; changements à répétition à la direction du Journal du Dimanche
(2) alors patron d'Europe 1, il aurait consulté Nicolas Sarkozy en février 2006 pour le choix d'un journaliste politique
(3) « les idées de gauche ne sont pas saines », lance-t-il en 2004
(4) en janvier 2008, alors patron de Libération, il dénonce la « monarchie élective » de Nicolas Sarkozy
(5) la télé et la radio restent les médias les plus suivis, et de loin, par les Français, comme l'ont montré des études menées pendant la dernière campagne présidentielle : sondage CSA pour le Figaro, avril 2012

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