Atlantico Litterati
« Maman » de Samuel Benchetrit : à la recherche de la mère perdue, la maman est la putain
Ex compagnon de Marie Trintignant, morte sous les coups de Bertrand Cantat, l’écrivain cinéaste et dramaturge Samuel Benchetrit est aujourd’hui le mari de Vanessa Paradis, qu’il dirige dans sa nouvelle création : « Maman ! », au Théâtre Édouard VII.
Annick Geille
Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate sa vie entre Françoise Sagan et Bernard Frank, elle publia un essai sur les métamorphoses des hommes après le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).
Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope et « F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".
Annick Geille remet depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Litterati ».
Son dernier film "Asphalte", avec Isabelle Huppert et Valérie Bruni Tedeschi est une adaptation de son roman autobiographique "Chroniques de l'asphalte" -souvenirs - en plusieurs tomes -de son enfance en banlieue ( chez Pocket), car Samuel Benchetrit est aussi romancier ( « Récit d’un branleur », « Chien », « Reviens », « La nuit avec ma femme » :« Ce qui chavire le coeur dans ce beau livre modeste et discret est la permanente tendresse pour la femme enfuie »/ TéléraMa)-en l’occurrence Marie Trintignant.
Pour ce qui est de « Maman ! » - dont le texte est publié chez Grasset ces jours-ci – la pièce se jouera à partir du 14 septembre prochain au Théâtre Édouard VII (http://www.theatreedouard7.com), à Paris .
Il y a chez Samuel Benchetrit un art poétique singulier. Sa veine créative le distingue des dramaturges de sa génération. Il est à la fois terriblement contemporain et postmoderne, avec ses personnages ainsi définis : « la femme », « l’homme » « le gars », « le type » ; son sujet est quasi tabou, et dépouillé de ses habituels ornements : la tentatrice est la maman créée de toutes pièces par son fils désirant, etc. ). Les mots choisis par l’auteur sont dépouillés pour porter loin et fort . Il le faut car il s’agit d’atteindre l’universel : la vision qu’ont les femmes d’elles-mêmes et cette même vision que les hommes- en général inconsciemment machistes ont d’elles dans l’amour et la maternité ( cf. revoir le film de Jean Eustache ) En 2021, la masculinité semble toujours enfermée dans des fictions sociétales et familiales qui rendent service à la libido des hommes, mais pas à celle des femmes. On peut donc dire que « Maman » est un texte féministe.
Samuel Benchetrit est à la fois un précurseur et un dramaturge classique .On peut aller voir sa pièce avec une cousine un peu coincée, dans le temps et l’espace, elle appréciera autant que vous, lecteur d’Atlantico, ce texte audacieux et créatif. Chez Benchetrit, particulièrement avec « Maman », l’esthétique du langage- cette sémantique choisie avec soin par un amoureux de notre langue- semble d’une telle force que c’est à peine si le lecteur souffre de l’épure scénique. L’auteur décortique avec humour un cliché universel . Celui qui enferme les hommes dans ce cliché stipulant qu’il existe deux sortes de femmes : leur compagne -qui est forcément dans le camp du bien- la mère symbolique, « maman » pour les intimes- et son contraire :la putain, cette femme de rien, certes désirable mais à fuir, car incanrant la tentatrice : le péché sur terre, le vers dans le fruit : la putain. Or, les hommes sont toujours déçus car leur compagne n’est pas leur mère, et les femmes qui les attirent ne sont pas non plus des putains. Alors ?
Ce que Samuel Benchetrit nous dit dans cette dramaturgie c’est que l’homme crée sa femme-mère et méprise son désir en désirant la putain, alors qu’en fait les femmes sont et des mamans et des putains. Benchetrit est à la recherche de la mère perdue et retrouvée : il réconcilie les hommes avec leur libido par ce métissage symbolique .La putain est sainte, la mère devient sexy. Matrice et objet de désir sont réconciliés. On note au passage une esthétique textuelle aussi importante que l’action, car Samuel Benchetrit est doté d’un imaginaire d’une grande richesse. Avec « Maman » ! l’auteur nous secoue les méninges, le cœur, le corps et nous recevons ses mots – toujours au second degré - en plein cœur .Dans « Maman » ! règne une vérité poétique qui protège le lecteur et le spectateur des bons sentiments, des clichés et de tout esprit de démonstration militant.
Samuel Benchetrit « prend soin d'intégrer une part de rêve, de fantaisie et de magie en se focalisant sur ses lecteurs et spectateurs».C’est vrai.
Annick GEILLE
Extrait de « Maman ! » pour Atlantico
LE TYPE
Écoutez, je suis désolé́ d’avoir pris votre femme pour une pute... Je rentrais chez moi, je me sentais seul, je l’ai vue, là, dans la pénombre, et je me suis dit : bon, pourquoi pas, c’est comme une fleur qu’on peut cueillir... et puis c’est mieux que de rien faire... c’est toujours mieux de faire l’amour après tout... Je me suis planté, ça arrive... Mais ça prouve que vous avez une belle femme, qui déclenche des mystères aux inconnus solitaires... Je suis désolé́, Monsieur !
L’HOMME
Il y a pas de mal !
LA FEMME
(À l’homme)
Il est mignon, tu trouves pas ?
L’HOMME
Sûrement... mais j’hésite encore à lui foutre un pain dans la gueule.
(À l’homme)
LA FEMME
Je trouve même qu’il te ressemble.
L’HOMME
Je vais pas aux putes moi !
LA FEMME
C’est comme ça que tu t’es dépucelé, janvier 78 !
L’HOMME
Pourquoi je t’ai tout raconté !
LE TYPE
Bon, ben, bonne nuit.
LA FEMME
Attendez !
Le type s’en va.
Il s’arrête. La femme avance vers le type.
LA FEMME
On est venus en famille... C’est pas une grande famille... Juste deux personnes... Il manque des morceaux...
LE TYPE
Vous n’avez pas de parents ?
LA FEMME
Décédés.
L’HOMME
Il reste ma mère mais... Alzheimer.
LE TYPE
Des frères et sœurs ?
LA FEMME
Fille unique...
L’HOMME
J’ai un frère à Créteil que je vois jamais... On se verrait plus s’il était au Brésil... Parce qu’il y aurait le Brésil.
Il la regarde.
LA FEMME
C’est pas une grande famille... Mais c’est une belle famille... solidaire... On s’oublie un peu parfois, mais on arrive toujours à se rattraper... On ressemble à̀ ces oiseaux perchés sur les fils, qui s’envolent à l’opposé quand on leur tire dessus, mais qui reviennent toujours se poser l’un à côté́ de l’autre... Tu voudrais pas en faire partie ?
LE TYPE
De quoi ?
LA FEMME
De cette famille.
LE TYPE
C’est que... j’y connais rien en famille moi.
L’homme avance vers le type.
L’HOMME
C’est assez simple : tu donnes, tu donnes, tu donnes, tu reçois... tu donnes, tu donnes, tu donnes, tu reçois... et plus ça avance, plus tu la fermes... les autres font pareil, tu fais les calculs et t’as le résultat.
LE TYPE
C’est intéressant... mais pourquoi moi... je vous ai quand même prise pour une pute !
L’HOMME
Il a raison !
LA FEMME
C’est pas bien grave... Il y a toujours des moments ambigus avec sa mère, on a beaucoup écrit là-dessus.
Copyright Samuel Benchetrit « Maman » Grasset-Fasquelle/171 pages/ 14 euros
Réservations Théâtre Edouard VII - 10, place Edouard VII - 75009 Paris
T : 01 47 42 59 92
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