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Mais que révèlent les attentes paradoxales des Français vis-à-vis des Gilets jaunes ?
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Soif de populisme

Alors que le gouvernement appréhende un mouvement social d'ampleur en décembre, le mouvement des Gilets jaunes fête ce samedi son premier anniversaire. Dans ce contexte, le maintien d'un fond populiste sans émergence de solutions politiques semble entretenir la crise.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Un sondage Elabe pour BFMTV publié mercredi montre que 55% des Français continuent d'approuver le mouvement des Gilets jaunes. Qu'est-ce que le mouvement représente aujourd'hui pour les Français ? Pourquoi s'en sentent-ils encore majoritairement proches ?

Christophe Boutin : Effectivement, les Français, un an après l’apparition du mouvement des Gilets jaunes, portent sur ce dernier un regard favorable, 55% dans ce sondage Elabe, et même 69% pour le sondage Odoxa pour le Figaro. Encore faudrait-il se poser la question de savoir quel mouvement des Gilets jaunes ils approuvent. Est-ce celui du début du mouvement, c'est-à-dire l'époque des rassemblements sur les ronds-points, le surgissement de cette France périphérique qui n'en pouvait plus, financièrement mais aussi moralement ? Ou s'agit-il du mouvement tel qu'il existe encore de manière beaucoup plus sporadique, clairement allié aux thématiques et aux mouvements de la gauche radicale, allant même parfois jusqu’à soutenir des revendications communautaristes qui sont à l’opposé de cette unité du peuple qui prévalait aux ronds-points ? Cela, le sondage ne permet pas de le savoir, mais une indication peut être donnée par le fait qu’une autre majorité de ces mêmes Français, plus grande encore (63%), ne souhaite pas que la mobilisation « reprenne et s’amplifie ».

Les soutiens principaux des Gilets jaunes sont d’ailleurs aux extrêmes : 83 % de sympathie pour les sondés proches de la France insoumise, 72 % – soit quand même 10 points de moins – pour ceux proches du Rassemblement national, un différentiel qui a augmenté à mesure de la récupération du mouvement par l’extrême-gauche. Pour le reste, en dehors d’un soutien minimum chez LaREM (13%), c’est à gauche que le soutien est le plus important, chez les proches du parti socialiste (67 %) et d’EELV (64 %), soit nettement plus (presque 20 points) que chez les sympathisants des Républicains (47%). Et si l’on prend les votes aux présidentielles de 2017, on ne trouve plus que 31 % des anciens électeurs de François Fillon à soutenir les Gilets jaunes… c'est-à-dire le même chiffre que celui des anciens électeurs d’Emmanuel Macron !

Il y a donc pour certains la volonté de se servir du « mythe mobilisateur » Gilets jaunes pour relancer la lutte sociale sur les thématiques classiques de la gauche ; et pour d’autres une immense nostalgie de ce qui aurait pu advenir autour d’un mouvement qui a su en son début exprimer les angoisses d'une partie de la population dont on ne parlait quasiment jamais. De manière symbolique d'ailleurs, lorsqu'ils reviennent sur les éléments forts de cette mobilisation, c'est le fait « de créer du lien social entre les personnes engagées dans la mobilisation » qui arrive en tête (64 %). Les Français considèrent aussi que le mouvement a permis aux citoyens de débattre des politiques publiques (56 %), ou de s'intéresser au rôle de l'État (47 %). Et donc peut-être de dégager de nouvelles demandes politiques, ou de nouvelles manières de porter des revendications dont les Français estiment qu’elles n’ont nullement été satisfaites : 29 % d'entre eux seulement pensent que les Gilets jaunes ont permis à Emmanuel Macron « de mieux comprendre les réalités de la vie quotidienne », et 26% qu’ils ont réussi à faire « avancer les choses dans le bon sens concernant le pouvoir d'achat »… Autant le mouvement a permis de poser des questions qui ne l'étaient pas auparavant, et a conduit les citoyens se réapproprier débat politique et les questions institutionnelles (et c’est sans doute pour cela que 58% des Français, selon le sondage du Figaro, trouvent que le mouvement a été une bonne chose pour eux – n’étant en dessous de la moyenne que les Français des CSP+), autant les réponses gouvernementales n’auraient donc pas été à la hauteur : 64% de ces mêmes sondés considèrent qu’Emmanuel Macron et son gouvernement n’ont pas assez tenu compte du mouvement des Gilets jaunes.

Certains analystes, comme Martin Gurri, estiment que les manifestations qui ont lieu il y a un an étaient des manifestations anti-élite. Cette explication est-elle suffisante ? Quelle est la part aussi de la fin de la croyance dans les bienfaits d'un capitalisme mondialisé et financiarisé ?

Comme nous l’avons indiqué - avec d'autres - dans le Dictionnaire des populismes que j’ai codirigé avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois, les révoltes populistes, et celle des Gilets jaunes en présente nombre de caractéristiques, sont en effet dirigés contre les élites. Mais encore faut-il nuancer ici le repos. En effet, les Gilets jaunes, sinon dans leurs franges extrémistes qui reprennent comme antienne l'égalitarisme niveleur du discours de l'extrême gauche, ne sont pas a priori opposés aux élites, notion difficile à cerner mais que l'on pourrait lier à ces hiérarchie, sociales, professionnelles ou autres, qui existent dans tout organisme social sans remettre en cause la cohérence du groupe d’appartenance. Plus qu’un rejet des élites, c’est ici un rejet des oligarchies, c'est-à-dire des pseudo-élites qui accaparent le pouvoir, en écartant un peuple pourtant souverain, et entendent imposer des décisions qui sont à leur seul avantage, et non plus à celui de la communauté dans son ensemble. La rébellion populiste est donc en partie une réaction à cette fameuse « révolte des élites » décrite par Christopher Lasch, quasiment devenue une « sécession des élites ».

Quant aux éléments économiques que vous évoquez, là encore il faut bien distinguer les choses. Les Gilets jaunes originels n’étaient, contrairement à ce que certains commentateurs laissaient volontiers entendre, ni des « fainéants » assistés à vie, ni des « partageux » envieux du bien d’autrui. C’étaient des gens qui, travaillant, ne pouvaient plus vivre dignement de leur travail, et qui, parce qu’ils ne touchaient pas l’indispensable « juste salaire, se trouvaient plongés dans une insupportable situation de précarité, mêlant un sentiment de déclassement pour eux et d’angoisse pour leurs enfants. L’oligarchie économique qu’ils entendaient combattre n’était pas celle de chefs d’entreprise aux réflexes desquels leur statut – beaucoup d’artisans parmi eux, de commerçants, de professions libérales – pouvait les rapprocher. Mais quel rapport entre les logiques de ce capitalisme traditionnel de chef d'entreprise et celles des algorithmes mis en place par les traders pour jouer sur les marchés ? Ce capitalisme financier mondialisé est une réussite formidable pour ceux qui en bénéficient, et peuvent ainsi se constituer des fortunes phénoménales, mais l’écart croissant entre les revenus des plus aisés et ceux des « travailleurs pauvres » ne semble plus tolérable à ces derniers. Là encore, après la sécession des élites, c’est donc la révolte, accrue peut-être dans une France qui avait mis en place, pour sa communauté, des structures spécifiques : des services publics que l’Union européenne lui impose maintenant de détruire pour ouvrir ces domaines à une concurrence sans bornes ; et une protection sociale devant maintenant être étendue à tous ceux qui pénètrent illégalement ses frontières.

63% des Français, selon le même sondage Elabe pour BFMTV, ne souhaiteraient pas d'une reprise des manifestations. Comment expliquer que le mouvement ait encore de la valeur à leurs yeux mais qu'ils n'espèrent pas qu'ils continuent ? Ont-ils le choix, dans la mesure où le mouvement n'a pas eu de relais politiques ?

J’ai déjà évoqué le côté plus ou moins nostalgique du soutien aux Gilets jaunes ; il est tempéré par la nécessité de mener une vie normale. C’est bien sûr le cas pour cette droite que les manifestations parisiennes ont conduit à rallier le camp du macronisme et ses lanceurs de balles de défense - en ce sens, le mouvement a été magnifiquement utilisé par l’Élysée, bien servi par les médias, pour amener à lui cette droite pour laquelle l’ordre, quel que soit son but, est nécessairement légitime. Mais c’est aussi le cas pour toute une série de personnes favorables aux Gilets jaunes, reconnaissant la justesse de leurs revendications, mais qui, semaine après semaine, étaient perturbées dans leur travail par les mobilisations, et qui, eux aussi, étaient dans une situation trop précaire pour le supporter. De plus, le changement du mouvement, sa récupération par la gauche de la gauche dans une mystique de la « convergence des luttes » pétrie de haine de soi, laisse planer des doutes sur ce que serait cette reprise, ce qui peut aussi expliquer des réticences

Quant à l’absence de relais politiques que vous évoquez, il s’agit en fait de l’absence de la création d’un parti « Gilets jaunes ». Les luttes intestines, la multiplication des programmes, la crainte de certains partis ou syndicats de se voir un peu plus relégués dans les poubelles de l’histoire, tout y a contribué. Mais pour autant, il serait excessif de considérer qu’il n’y a pas eu de relais politiques. Des revendications comme celle du référendum d’initiative citoyenne, par exemple, ont été reprises par certains partis politiques, écartées par d’autres. Il y a donc eu des relais ou, au moins, les revendications exprimées par le mouvement ont été étudiées… et le seront pour les prochaines échéances, car, et les Français le disent dans ce sondage, les revendications profondes exprimées par les Gilets jaunes n’ont pas été satisfaites.

Qu'est-ce qui pourrait satisfaire les Français ? L'émergence d'une nouvelle structure économique et sociale plutôt qu'une réorganisation politique ?

Les deux, car on imagine mal une structure économique et sociale prenant forme dans notre pays sans une réorganisation politique. Ce que veulent les Français depuis des années, c’est une « nouvelle donne », un New deal… Ils ont cru le trouver pour certains en 2017, lorsque la geste d’Emmanuel Macron chantée dans tous les médias leur laissait entrevoir la fin de cet immobilisme dû au partage du pouvoir entre une gauche économiquement de droite et une droite idéologiquement de gauche. Et, de fait – même si son bilan à mi-mandat est sans doute moins « croquignolesque» qu’il ne le pense -, Emmanuel Macron s’est attaqué à des situations de blocage sur lesquelles ses prédécesseurs avaient préféré jeter un voile pudique.

Les Français voulaient donc ce fameux « changement », promis par François  Hollande et par Nicolas Sarkozy avant lui, et se sont satisfaits de ce que Jupiter renverse les tables. Mais il y avait incompréhension, car ce qu’ils souhaitaient, c’était un new deal conservateur. Alors qu’ils s’estimaient jetés dans une modernité qu’ils n’avaient jamais demandé, il s’agissait avant tout pour eus de préserver un cadre social et identitaire qui explosait sous les coups conjugués des textes européens et de l’immigration de masse. Ils voulaient retrouver une certaine protection qu’ils estimaient disparue, quand Emmanuel Macron a au contraire accéléré la marche en avant, avec ses conséquences en termes de dissolution de ce qui – corps intermédiaires ou institutions régaliennes – empêchait encore un tant soit peu de laisser face à face des individus isolés et une oligarchie mondialisée. Ainsi, le sentiment d’angoisse lié à l’insécurité économique, physique et culturelle que vivent nos concitoyens, non seulement perdure, mais s’est même accru, et l’idée d’un autre avenir que celui que le progressisme présente comme inéluctable continue de brûler sourdement…

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