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Lincoln : pourquoi cette passion américaine pourrait bien toucher les Français
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Histoire de mythe

Le film « Lincoln » est sorti en salles hier en France. La dernière oeuvre de Steven Spielberg a reçu 12 nominations pour la prochaine cérémonie des Oscars.

Clément  Bosqué

Clément Bosqué

Clément Bosqué est Agrégé d'anglais, formé à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il dirige un établissement départemental de l'aide sociale à l'enfance. Il est l'auteur de chroniques sur le cinéma, la littérature et la musique ainsi que d'un roman écrit à quatre mains avec Emmanuelle Maffesoli, *Septembre ! Septembre !* (éditions Léo Scheer).

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Il est très probable que le film de Spielberg connaisse un grand succès en France. D’abord parce que c’est Spielberg, et qu'il excelle à mettre des épopées en ordre de marche comme un vieux général ses troupes.

Mais le sujet ? Lincoln ?

Que connaît-on en France d’Abraham Lincoln, seizième président des Etats-Unis ? Rien ou presque. Il avait un faciès d’homme de Néanderthal, une barbe et un haut de forme. Et il a été assassiné, non ? Il a libéré les esclaves ; il a battu les Confédérés pendant la guerre de Sécession - on ne dit pas la guerre civile ? Et c’était quand, déjà ? On ne sait pas, on ne sait plus.

Lincoln est si indéfectiblement ancré dans l’histoire intime des Etats-Unis, ses démêlés, blessures et contradictions internes qu’on peut légitimement se demander comment il se fait que ce personnage si américano-américain ait trouvé le chemin de nos écrans et, plus encore, puisse intéresser les français.

Certes, Lincoln est raisonnablement fascinant en lui-même.

Né en 1809, la même année que Darwin, le jeune Lincoln est exploité par son père qui loue ses services aux voisins. Il n'en peut plus de la campagne et des travaux manuels : il lui faut attraper le train de l'industrie, du capitalisme et du XIXe siècle bondissant. Il devient avocat. Le droit, oui, explique Allen Guelzo, auteur de Abraham Lincoln : Redeemer President. Mais comme un moyen de faire de la politique. Ce qu'il y a d'hallucinant chez lui, c'est sa capacité de convaincre, sa logique, son sens de l'anecdote et son don pour s'adresser à l'homme de la rue (le « common man » plein de « common sense » cher au philosophe Thomas Paine). L’avocat de campagne mal dégrossi représente et incarne le rêve américain d’une possibilité d'ascension sociale. Mais il y a plus.

Il a la lucidité de soutenir, contre ceux qui considèrent qu'après tout les Etats peuvent bien être « Unis » et faire chacun ce qui lui plait (l’esclavage est une prérogative des états et non de l’Etat fédéral), qu'une « maison divisée en son sein ne peut que s'écrouler ». Son mantra : « l’Union doit être préservée ».

Hanté par le souvenir de sa femme Ann et de son propre fils tué par le typhus, écrasé sous le poids des responsabilités de la guerre et le nombre de morts qui enfle, il masque sa mélancolie privée par de l’humour en public. Comme Job, il est un héros accablé qui accède à une compréhension du monde supérieur.

Lincoln, au fil du temps, a fait l’objet d’une mythification considérable.

L’irlandais Daniel Day-Lewis, qui interprète Lincoln dans le film, lui-même le reconnaît : « au début, je ne savais rien de lui, je n'en avais que l'image mythologique que nous avons tous ».

Lincoln, comme le dit McPherson, « ne pouvait se douter de la vénération qu'on lui porterait plus tard » et de l’intérêt historique qu’il susciterait, lui qui « n'eut que moins d'un an de scolarité, et aucun cours d'histoire ». En fait d’histoire, Lincoln ne lut, seul, que la biographie romancée de George Washington, dans la version mythologique pour enfant de Parson Weems (The Life of Washington, 1800). Le récit touchant de sa mort montrait le premier président des Etats-Unis généreux et équitable avec ses héritiers et même, « en pur républicain, ordonnant de libérer tous ses esclaves »[1]. L’hagiographe allait jusqu’à comparer Washington à un dieu, à Jupiter ! Comment Lincoln eût-il pu se douter qu’il connaîtrait le même destin que son illustre prédécesseur ?

Cela commence à la mort de Lincoln (assassiné, donc, par John Wilkes Booth, un jeune acteur épris de valeurs sudistes). C’est le premier président américain assassiné. Le train qui sert de convoi funéraire et traverse le pays est couvert de dais noirs. Le pays entier est en deuil.

L’historien Harold Holzer raconte qu'immédiatement après sa mort, Lincoln est élevé au rang de « saint laïc ». Son Gettysburg address est élevé à la dignité de poème en prose. Comme Jésus, il s'exprimait en paraboles, et Tolstoï disait même de lui qu’il était un « Christ en miniature ».La rhétorique de ses écrits et discours, imprégnée de tonalité biblique, prend la valeur de texte sacré. Sur les affiches populaires, on peut lire : « Washington made, Lincoln saved our country ». Martyr sanctifié par l'histoire, c’est au pied du gigantesque mémorial érigé en son hommage que Martin Luther King déclamera un siècle plus tard son « I have a dream ».

De nos jours, un reportage de la chaîne PBS n’hésite pas à le dire « bigger than life, bigger than war, and even bigger than America ». Quant à Spielberg, le démocrate, le patriote, il raconte comment il est mandé à la cour du roi Obama pour présenter son chef-d’œuvre. Et le réalisateur raconte fièrement aux journalistes que sa Majesté « a souri ».

Le compositeur John Williams, complice de longue date de Spielberg et qui a réalisé la musique du film Lincoln, donne cette excellente définition de l'histoire : « ce que le présent préfère penser du passé » . Est-ce à dire qu’il y a intérêt à aller au-delà du mythe ? Faut-il émanciper Lincoln de la vénération irrationnelle dont il fait l’objet, et des mythologies dont il est l’esclave ?

D’un côté, les historiens positivistes grincheux, qui en appelleront à une objectivité historique à laquelle ils vouent la même vénération bornée qu’un Arumbaya à son fétiche.

De l’autre, ceux qui tiennent à garder l’exclusivité de son culte. Ainsi le célèbre spécialiste de Lincoln, James McPherson, qui affirme que « l'aura qui l'entoure empêche la connaissance historique du personnage » (Lincoln's legacy for our time, conference, Washington and Lee University on Feb. 12, 2010).

Les amateurs de zones d’ombre, de leur côté, auront tôt fait d’arguer que « l'homme avec ses faiblesses est plus intéressant que la figure mythique » (reportage National Geographic).

Quant à ceux qui tiennent franchement à ternir l’image du grand Abraham, ils auront l’embarras du choix : c’est un « country bumpkin » (Michael Burlingame) un petit bouseux dont les origines expliquent l’ambition ; il joue et exagère son côté populaire et rustique (« mon programme est simple et court comme une dance populaire ») pour plaire, rassurer, dissimuler son ambition dévorante ; au début de sa carrière politique, il n'est pas en faveur de l'égalité entre noirs et blancs ; il n’a pas aboli l'esclavage pour des raisons morales et humaines mais pour appauvrir le sud ; il voulait libérer les noirs mais maintenir une ségrégation ; ses arguments n’étaient pas ceux de l’abolition mais ceux du libéralisme économique ; c’était un tyran dépressif et irritable, qui a violé la constitution et mettait en prison par des lettres de cachet quiconque critiquait son administration…

Finalement, Lincoln en tant que figure historique peut-il se comprendre mieux que précisément comme figure mythifiée ? N’a-t-on pas intérêt à savoir rester en surface et, à tout prendre, embrasser le processus mythique dont le film de Spielberg participe ?

Car enfin nous voilà au cœur d’une passion américaine, qui en dit long sur leur conception de l’histoire comme authentique mythologie. Il s’agit du « reenactment », une pratique costumée et collective proche du Cosplay visant à faire revivre les scènes historiques (et particulièrement les grandes scènes de bataille de la guerre de Sécession). La pratique est si installée que certains reenactments ont même pour objectif de rejouer… des rassemblements de reenactment !

Or que fait Spielberg sinon très exactement nous faire participer, par le truchement de son film, à un dispositif de reenactment ? Son acteur principal semble d’ailleurs avoir été choisi précisément pour cela. Daniel Day-Lewis est connu pour le soin qu'il prend à incarner les personnages qu'il interprète : boxe, équitation, tir à la carabine, menuiserie, boucherie, accents de toutes sortes, il porte les costumes avant, pendant, hors et après les tournages. Sur le lieu top secret, quelque part en Virginie, du tournage de Lincoln, il se fait appeller « Mr President » et signe ses textos « Abe ». Day-Lewis parle comme Lincoln, pense Lincoln, mange Lincoln. Le tic-tac de sa montre reproduit à l’identique le véritable bruit de la montre que portait Lincoln.

« So it’s like stepping back in time », comme disent les américains… C’est le paradoxe : Lincoln le républicain ? Le progressiste ? L’universaliste ? L’égalitariste ? L’émancipateur ? Peut-être. Mais aussi et surtout une figure éternellement de retour, produit de l’histoire, de l’imagination des hommes. Après tout, comme le dit un très beau poème de l'écossais William Knox, que Lincoln aimait tellement qu’il l’avait appris par cœur et en récitait souvent des fragments, sommes-nous sur terre pour autre chose que pour « répéter chaque histoire qui a déjà été dite » ?

Lincoln est un produit de son temps, professent les historiens : certes. Il a marqué son temps et changé le cours de l’histoire, vantent ses thuriféraires : oui-dame. Mais le « personnage » Lincoln est aussi tout simplement le fruit du temps qui a passé, des histoires qu’on a racontées à son sujet et du culte extraordinaire dont il a fait et fait encore l’objet. Jusqu’à le porter sur nos écrans de français ignorants de cette histoire très américaine. Voilà donc comment comprendre Lincoln.


[1] … « regrettant que des obstacles insurmontables ne lui ait pas permis de le faire plus tôt. » (http://xroads.virginia.edu/~CAP/gw/concl.html)

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