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Les “Somewhere” contre les “Anywhere” : comment le nouveau clivage dont s’emparent les dirigeants de la droite française peut-il se traduire en termes politiques ?
©Valery HACHE / AFP

Nouveau clivage

De Xavier Bertrand à Laurent Wauquiez, en passant par plusieurs cadres des LR, la droite française s'intéresse de façon marquée au livre de David Goodhart "The road to somewhere" décrivant la fracture politique qui traverse la plupart des démocraties libérales entre une élite intégrée et très mobile "les anywhere", et les "somewhere" représentant des populations plus ancrées, aussi bien dans leurs valeurs que dans leur territoire.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : De Xavier Bertrand à Laurent Wauquiez, en passant par plusieurs cadres des LR, la droite française s'intéresse de façon marquée au livre de David Goodhart "The road to somewhere" décrivant la fracture politique qui traverse la plupart des démocraties libérales entre une élite intégrée et très mobile "les anywhere", et les "somewhere" représentant des populations plus ancrées, aussi bien dans leurs valeurs que dans leur territoire. Alors que cette thématique semble se faire l'écho du nouveau clivage entre gagnants et perdants de la mondialisation, que peut apporter cette approche à la droite française ? Comment cette thématique peut-elle être inscrite en termes politiques sur l'échiquier français ?

Christophe Boutin : L’analyse faite par David Goodhart dans sa Road to somewhere, passionnante, fait partie de ces celles, récentes, qui replacent le culturel au cœur des comportements politiques, se refusant à faire de l’économie, dans une approche toujours plus ou moins marxisante, et quand bien même se présente-t-elle comme post-marxiste, la seule, ou au moins la principale explication. Un Christophe Guilluy en France offre la même ouverture sur ces causes profondes que l’on retrouve à l’œuvre dans nombre de bouleversements électoraux récents, que ce soit le fameux vote « non » à la Constitution européenne ou, plus récemment, les deux cas, emblématiques selon Goodhart, que seraient le Brexit au Royaume-Uni et l’élection de Donald Trump aux USA, deux manifestations selon lui de la révolte des « somewhere » contre les « anywhere ». Et l’on pourrait certainement y ajouter les récentes élections hongroises ou, bien sûr, italiennes.

Goodhart distingue donc entre les « anywhere », ceux qui sont « de nulle part », des élites volontairement délocalisées, protéiformes en même temps que semblables en ce qu’elles sont certes coupées de leurs identités d’origine mais respectent les mêmes codes et modes où que ce soit dans le monde, et les « somewhere », ceux qui, au contraire, sont « de quelque part », et qui font du maintien de leurs identités et de leurs valeurs un impératif.

Il faut se garder de certaines caricatures de l’analyse de Goodhart : c’est ainsi que les « somewhere » qu’il décrit ne sont pas crispés sur des reflexes purement défensifs, ce ne sont pas des ultra-réactionnaires incapables d’envisager le moindre changement, mais plutôt ceux pour lesquels on ne saurait évoluer correctement en se reniant, et qui ont avant tout en horreur l’idéologie de la table rase. De même, la division que vous évoquez entre « gagnants » et « perdants » de la mondialisation n’est que partiellement opératoire – sauf à considérer la mondialisation comme devant uniquement se faire par la disparition de toutes les appartenances, par la fusion de tous les peuples et toutes les civilisations en une même entité globale. Mais les « somewhere » ne nient nullement les nécessaires interactions et/ou collaborations qui peuvent ou doivent exister entre les diverses parties de notre monde.

Pour en revenir à votre question sur l’écho de cette division en France, on peut dire qu’il se retrouve dans plusieurs approches. Celle, bien sûr, d’un Christophe Guilluy, déjà coté, et qui distingue lui entre une France des métropoles, qui détient le pouvoir économique et culturel et se veut un dépassement du local et même du national, et cette autre partie qu’il nomme « France périphérique », celle des laissés pour compte. Mais la distinction de Goodhart retrouve aussi celle faite par Emmanuel Macron entre les progressistes, ouverts sur le « monde de demain », et les conservateurs, familiers d’une nostalgie du « monde d’avant ». Un terme enfin est au cœur de toute ces problématiques, auquel renvoie le vocabulaire de Goodhart, qui dit une appartenance, celui d’identité, ou plutôt – car, somme toute, les anywere ont aussi une identité –, celui d’identitaires, qui renvoie justement à cette population qui n’a aucune envie de renier ses appartenances, sentant tout ce que l’individu leur doit dans sa construction personnelle, et se contente de vouloir les faire évoluer.

Reporté à la droite française, on comprend le problème que pose cette distinction. LR semble par exemple partagé entre les deux groupes : d’une part, des modernistes, européistes quasi-macroniens pour lesquels le nationalisme est un gros mot ; d’autre part des courants enracinés dans des identités – régionale, religieuse, nationale – et bien décidés à les conserver. Mais la droite n’est pas la seule impactée : il n’est pas dit par exemple que l’on ne retrouve pas chez Jean-Luc Mélenchon – dans son parti de la France Insoumise, bien sûr, mais aussi dans ses propres discours – ce même écartèlement entre des enracinements, qui expliquent partiellement au moins le rejet de la mondialisation, sans doute autant que l’économisme marxiste, et la volonté de dépasser ces derniers, en dénonçant par exemple les nationalismes « fauteurs de guerre ».

Ce qui est certain, c’est que les élections européennes qui viennent aideront à la clarification. 2019 verra en effet à l’échelle européenne, pays par pays, la lutte entre un courant internationaliste, supranational et oligarchique, celui des « anywhere », et le courant qui, au contraire, défendra les identités nationales au nom d’une vision de la démocratie - que leurs ennemis baptiseront « populisme » -, celui des « somewhere ».

Edouard Husson : Il est logique et réjouissant que des représentants de la droite française lisent Goodhart. C’est à droite que l’on voit sous la lumière la plus évidente le clivage entre les “anywhere” et les “somewhere”, que je propose de traduire par les “nomades” et les “sédentaires”.

La droite française, telle que Pompidou et Giscard ont su la rassembler en 1969 et 1974, est littéralement éclatée, depuis les années 1980, entre un parti qui est de plus en plus clairement celui des “nomades” de droite (la coalition RPR/UDF puis l’UMP puis Les Républicains) et un parti qui s’est très tôt identifié aux “sédentaires”, le Front National devenu Rassemblement National.

La droite, qui est majoritaire dans le pays depuis la Révolution, perd le pouvoir parce qu’elle est incapable de s’unir. Au XIXè siècle, c’était la division entre les prétendants au trône. Aujourd’hui, c’est l’incapacité à trouver un langage commun entre les perdants et les gagnants de la mondialisation. A vrai dire, Nicolas Sarkozy avait réussi une synthèse en 2007; mais elle n’a pas tenu à l’épreuve du pouvoir: pour répondre au souci de sécurité des “sédentaires” il aurait fallu disposer d’une marge de manoeuvre budgétaire, dont l’ancien président ne bénéficiait pas, du fait des contraintes résultant de l’appartenance à la zone euro. C’est bien évidemment l’appartenance à la zone euro qui représente le plus gros défi pour la droite en quête d’un compromis entre “nomades” et “sédentaires”. Marine Le Pen s’y est cassée les dents autant que Nicolas Sarkozy et François Fillon en partant du point de vue inverse.

Cependant, une telle approche ne représente-t-elle pas le risque, pour la droite française, de se conformer au schéma dessiné par Emmanuel Macron, dont l'électorat ressemble beaucoup aux "anywhere" décrits par David Goodhart ? Ce clivage peut-il réellement remplacer le traditionnel droite-gauche ?

Christophe Boutin : Idéologiquement, la droite française aurait un grand intérêt à se positionner sur ce nouveau clivage, ce qui lui permettrait de savoir enfin qui elle est – ou qui elle n’est pas, ou qu’elle n’est plus – et ainsi d’apporter une réponse claire à la politique d’Emmanuel Macron.

Nous l’avons dit, la distinction faite par ce dernier entre « progressistes » et « conservateurs » recoupe largement celle de Goodhart entre « anywhere » et « somewhere ». « Récupérer » le mot de « conservatisme », comme d’ailleurs celui, de plus en plus critiqué par les idéologues « anywhere », de « nationalisme », permettrait à la droite de redéfinir clairement son corpus. Partant, elle ne se fermerait pas, comme on le pense souvent, mais pourrait s’ouvrir : nous l’avons dit, il y a en effet des « conservateurs » prolétaires qui veulent « conserver » bien autre chose que leurs acquis sociaux, mais aussi et surtout des valeurs partagées, un cadre de vie, une solidarité, comme il y a aussi des « nationalistes » de gauche. En bref, il y a tout un électorat de gauche pour lequel le « progressisme » macronien se traduit seulement par la perte cruellement ressentie d’un patrimoine immatériel qui était pour certains leur seul bien. Et l’on peut effectivement penser que le clivage entre les déracinés sans identité et les identitaires enracinés pourrait, à terme, remplacer l’ancien clivage droite/gauche basé sur les seules différences de classes économiques.

Edouard Husson : La stratégie électorale d’Emmanuel Macron est assez simple en reprenant les catégories de Goodhart. L’actuel président fait le pari qu’il est celui qui rassemblera au premier tout la proportion la plus importante de nomades, suffisamment pour empêcher Les Républicains  d’arriver au second tour en bonne position - et même à franchir le cap du premier tour.

Là où Macron a raison, c’est que tous les courants de droite sont susceptibles de ne pas adhérer à tel ou tel pan de l’idéologie des “nomades”. Wauquiez essaie en tâtonnant de répondre à une droite des PME. Fillon avait joué sur l’attachement aux valeurs familiales. Marine Le Pen a joué la carte du rejet de l’euro dans les classes populaires.  La droite ne réussira jamais à battre Macron sur son terrain: s’il rassemble plus de 25% des voix au premier tour, il n’a pas grand chose à craindre d’une gauche qui est trop “nomade” sur des sujets comme l’immigration ni d’une droite qui n’est pas assez “nomade” pour une partie de l’électorat centriste.

Une synthèse de gauche entre “nomades” et “sédentaires” est peu probable - François Hollande l’a réussie en 2012 mais elle s’est effondrée à l’épreuve du pouvoir. C’est la droite qui est la plus susceptible de réussir une telle synthèse.Le sarkozysme de 2007, c’est 31% au premier tour! Wauquiez essaie de refaire la synth!se sarkozyste avec quinze ans de retard. La chance de Macron, c’est que les seules personnalités de droite qui ont un potentiel de rassemblement des deux électorats, “nomade” et “sédentaire” dans des registres différents, Xavier Bertrand et Marion Maréchal, se sont retirés du coeur du jeu politique.

Dans un article publié par le Washington post en ce début août, l'éditorialiste Robert Samuelson évoquait le mythe de la mobilité sociale, tout en pointant le malaise ressenti par les nouvelles générations des classes moyennes et supérieures, celles-ci parvenant de moins en moins à dépasser leurs parents en termes de revenus. La classe des "anywhere" ne vit elle pas dans l'illusion de faire partie d'un groupe dont elle ne partage pas réellement les intérêts ? N'est-ce pas ici une importante fragilité d'un tel clivage ?

Christophe Boutin : La question, on pourrait dire l’angoisse, du déclassement, frappe toute la classe moyenne - et moyenne supérieure – occidentale : effondrement du mythe méritocratique qui avait conduit à son ascension sociale devant un égalitarisme haineux ; passe-droits et quotas attribués aux représentants de minorités agissantes, ce qui représente autant de places perdues pour leurs enfants ; ou encore racket financier étatique alors que l’éclatement de la société en groupes différents et hostiles a fait disparaître une cohésion qui légitimait la redistribution – une thématique d’ailleurs soulevée elle aussi par Goodhart dans un article qui fit grand bruit. Bref, la « mondialisation heureuse », ce n’est pas vraiment pour nos classes moyennes.

Certes, les bobos des métropoles, souvent de « classe moyenne supérieure », se croient volontiers des « anywhere », et donc des gagnants du nouveau système. Ils ne sont pourtant que les idiots utiles de la superclasse internationale qui s’apprête à régner sans partage sur le « monde de demain ». Ils se croient riches en gagnant dix fois le smic, la superclasse le gagne cent ou mille fois. Ils se croient citoyens du monde en allant faire leurs courses chez l’arabe du coin ou en dînant au choix chinois, thaï, marocain ou auvergnat, la super classe passe de ses riads marocains à ses chasses en Mongolie. Ils passent une semaine aux Seychelles quand la superclasse s’y achète des îles. Ils font un trekking en Patagonie quand la superclasse y possède d’immenses domaines. Ils se célèbrent dans un blog merveilleusement branché ou soignent leur page facebook quand la superclasse maîtrise tout Internet.

Mais, comme souvent en politique, la question de la réalité s’efface derrière celle du ressenti, et c’est plus encore le cas quand la prise de conscience serait bien douloureuse pour certains egos. Pour le plaisir donc de se croire modernes, et le droit chichement mesuré de vivre des miettes laissées par la superclasse, ils ont trahi leurs concitoyens et les trahiront encore, et perdu leur âme. Ce n’est pas nouveau…

Edouard Husson : Evidemment, les vrais gagnants de la mondialisation sont très peu nombreux.  Et dans le camp des “nomades”, les écarts de revenus sont importants. L’appartenance au camp des “gagnants” ne peut pas être que symbolique. On voit bien aux Etats-Unis que l’emprise de Donald Trump sur le parti républicain se renforce parce qu’une partie des classes moyennes républicaines peut se réconcilier avec lui.

Il faut absolument lire dans le détail le livre de Goodhart, surtout si l’on ambitionne de rassembler la droite pour battre Macron en 2022. Par exemple le chapitre consacré à des valeurs familiales modernes est un modèle du genre. Une droite empreinte de conservatisme social devra à la fois continuer à faciliter l”accès des femmes au marché du travail sur une base d’égalité avec les hommes, répondre aux femmes qui aspirent à passer plus de temps à s’occuper de leurs enfants et renouer avec une politique fiscale et métérielle permettant de réaliser le désir d’un troisième enfant.

Goodhart analyse également avec beaucoup de subtilité la question du libre-échange, qui ne peut pas seulement être vu du point de vue des grandes entreprises ou des consommateurs dans des sociétés dominées par les activités de service.  En fait, quand on lit bien Goodhart, la majorité politique peut basculer du côté des “sédentaires” grâce au ralliement de “nomades” qui sont sociologiquement proches des “sédentaires”. La droite française a un beau défi à relever. 

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