Les moins de 35 ans gagnent mieux leur vie que TOUTES les générations précédentes au même âge. Et pourtant, il y a bien un problème <!-- --> | Atlantico.fr
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En France, concernant les revenus, les jeunes générations gagnent mieux leur vie que les générations précédentes au même âge.
En France, concernant les revenus, les jeunes générations gagnent mieux leur vie que les générations précédentes au même âge.
©Fred TANNEAU / AFP

Climat pessimiste

Selon une publication du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale, « Le progrès intergénérationnel est-il au point mort ? Croissance des revenus sur cinq générations d'Américains », chacune des quatre dernières générations d’Américains gagnait mieux sa vie que la précédente. En France, la situation n'est pas loin d'être similaire.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Atlantico : Selon une publication du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale, « Le progrès intergénérationnel est-il au point mort ? Croissance des revenus sur cinq générations d'Américains », chacune des quatre dernières générations d’Américains gagnait mieux sa vie que la précédente. Entre 36 et 40 ans, les Millennials avaient un revenu médian réel par ménage qui était 18 % plus élevé que celui de la génération précédente au même âge. Or, selon les sondages d’opinion, les citoyens ont l’impression de ne pas bénéficier des atouts de l’économie américaine. Qu’est-ce que révèle cette situation aux Etats-Unis ? Quel bilan tirer de ce paradoxe et quelle est la réalité en termes de chiffres ? Pourquoi les jeunes générations n’ont pas l’impression de vivre mieux et ont une perception différente de la réalité économique ? Quels sont les freins principaux au sein de la société ou de l’économie américaine qui ont forgé cet état d’esprit ?

Alexandre Delaigue : C’est un phénomène qui s’explique de plusieurs façons. Le premier élément à prendre en compte, c’est le biais pessimiste, conjugué à une certaine idéalisation du passé que l’on observe un peu partout. Cet aspect-là n’est pas spécifique à l’époque, pas plus qu’il n’est spécifique aux Etats-Unis à proprement parler. Il relève, pour l’essentiel, d’une mauvaise information et d’un défaut de vécu. Aujourd’hui on entend parfois parler des années 1980 comme d’une période du plein-emploi en France. Quiconque a vécu durant ces années-là sait bien que l’Hexagone était alors confrontée à un chômage de masse et que c’était d’ailleurs le sujet de toutes les discussions. Souvent, la représentation médiatique que l’on peut avoir d’une période laisse à penser que c’était plus facile avant. C’est un biais très récurrent dans les discours et dans les perceptions. Pour autant, ce seul élément ne suffit guère à prendre la mesure du problème que vous exposez.

Force est de constater, aujourd’hui, que la perception des Américains, concernant la bonne santé de leurs finances personnelles et de l’économie du pays, est marquée par deux points importants. Longtemps, ils ont été confrontés à une inflation faible et ont fini par s’habituer à de très faibles variations des prix. Or, cela fait maintenant deux ou trois ans que les prix sont partis à la hausse. Il y a désormais l’idée qu’avec la fin de l’inflation, si nous pouvons présenter les choses ainsi, les prix devraient naturellement revenir à ceux que l’on connaissait avant. Ce n’est évidemment pas le cas. L’inflation ralentit, bien sûr, mais cela ne veut pas dire que les prix reviendront à la situation que nous observions précédemment.

Autre point important : il y a souvent une perception assez négative de l’inflation, qui n’est focalisée que sur les hausses de prix. Pourtant, en général, l’inflation s’accompagne également d’une progression des salaires. Celle-ci est perçue comme “normale”, elle n’est pas questionnée et on ne s’attend pas à ce que les salaires reculent en fin d’inflation. 

Il faut aussi évoquer – et c’est là l’un des facteurs économiques les plus importants – la question du prix de l’immobilier. L’accès à la propriété immobilière contribue indéniablement au sentiment de progresser vers la classe moyenne. Sans oublier, bien sûr, le prix des études universitaires (qui monte beaucoup aux Etats-Unis et dont le rendement final a pourtant tendance à décroître – ou, à tout le moins, qui n’a pas suivi la hausse des prix de l’immobilier). Il devient nécessaire, outre-Atlantique, de s’endetter considérablement pour pouvoir prétendre à une vie active suffisante pour acheter sa première maison ou son premier appartement. Forcément, ce sont des conditions qui engendrent le sentiment qu’il devient de plus en plus difficile d’accéder à une “vie normale”. Acquérir un logement, trouver un emploi durable, tout cela n’est plus aussi aisé que cela a pu l’être.

Don Diego De La Vega : Une piste d’explication qu’il me semble important d’envisager, c’est celle du changement de l’univers américain. Tout un temps, les Etats-Unis s’inscrivaient dans un univers du travail. Aujourd’hui, la situation est un peu plus complexe, puisqu’il faut composer avec le travail et le capital. Ne perdons pas de vue qu’il a longtemps été difficile d’accumuler du capital aux Etats-Unis, quoiqu’en dise Arte et les autres médias qui véhiculent l’idée que l’Amérique serait la nation du capitalisme. Sur le temps long, peut-être, mais entre les années 1930 et 1980 il s’est avéré très difficile de dégager des revenus du capital. En cause ? La déflation, en début de période, puis l’inflation à deux chiffres annuels en fin de période. La répartition de la valeur ajoutée se faisait davantage à la faveur des salariés.

A la suite de cela, nous avons assisté à la nouvelle vague de mondialisation, à laquelle s’est additionnée la baisse du taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu aux Etats-Unis (rappelons que celui-ci a pu monter jusqu’à 80-90% pendant les années Roosevelt) qui a chuté très nettement en dessous de 50% pendant un temps. Cette ère était aussi celle de la fin des révolutions, des guerres, de l’inflation et du protectionnisme. Forcément, tout cela s’est avéré très favorable aux revenus du capital. 

Je constate, depuis, que la croissance est perçue  comme un “sport de spectateur” par un nombre croissant de jeunes. Les secteurs où elle existe, elle est finalement captée par les actionnaires (c’est souvent le cas dans le domaine des nouvelles technologies, par exemple). Les employés, qui sont généralement plutôt bien payés et pouvaient parfois penser qu’ils appartenaient aux “happy few” réalisent alors que ce n’est en fait pas le cas. Il y a, dès lors, de quoi comprendre que les comparaisons et la perception de la situation soient quelque peu biaisées. Du côté de la réalité des flux de revenus, l’idée n’est d’ailleurs pas si différente : le gros de la croissance est partie ailleurs. Même quand on y arrive, alors que l’on est généralement pas affilié ou syndiqué et que son “pricing power” est assez bas, c’est à l’issue d’un long parcours universitaire qui n’était pas nécessairement indispensable il y a 50 ans. Après un long parcours, qui excède parfois les six ans d’études, on sait que ce n’est pas grâce aux revenus de son travail que l’on parviendra à décoller. Il y a de quoi avoir un rapport un peu biaisé à la question. Le climat devient pessimiste.

En France, concernant les revenus, les jeunes générations gagnent mieux leur vie que les générations précédentes au même âge. L’Insee montre que c’est même le cas en termes de CSP, les gens ont plutôt tendance à être dans une catégorie socio professionnelle supérieure à celle de leurs parents, démontrant que l’ascenseur social fonctionne encore. Comment expliquer ce paradoxe où les citoyens français ont l’impression que la situation est négative et va plutôt de mal en pis alors que la réalité économique est bien moins sombre ? Quels sont les principaux enseignements des chiffres et des données françaises ? Quels sont les éléments qui participent à cette impression négative ? (le poids de l’immobilier ? les dépenses contraintes ?)

Alexandre Delaigue : Indéniablement, certains des biais que nous avons évoqués en discutant de la situation américaine s’appliquent également à l’Hexagone. On a aussi tendance à penser, en France, que la vie était plus facile – ou moins difficile, c’est selon – autrefois. Il faut aussi comprendre que la France fait également face à une forte hausse des prix de l’immobilier. Le problème, en Hexagone, a quelque chose d’un peu chronique, particulièrement dans les grandes villes. En 1998-1999, il était envisageable pour un couple de jeunes issus de la classe moyenne d’acheter un appartement à Paris. Ce n’était pas nécessairement simple, mais pour parler d’expérience, c’était possible : j’ai connu plusieurs couples de professeurs, qui débutaient dans la vie active à ce moment-là et pour qui ce genre d’acquisition était envisageable. On ne parle pas ici d’acheter un logement première classe, mais tout de même d’un bien suffisant pour vivre confortablement. Dans certains arrondissements de la capitale, il était même possible de prétendre à un deux pièces d’environ 50 mètres carrés.

Force est de constater que, désormais, ce n’est plus une réalité. Si l’on veut un appartement à Paris, il faut hériter ou appartenir aux 1 ou 2% les plus riches des Français. Bien évidemment, il est tout à fait possible de se loger ailleurs, mais il serait malhonnête de prétendre que les prix n’ont pas augmenté partout et tout particulièrement dans les grandes villes.

Il est tout à fait exact de souligner, ainsi que vous le faites, que les salaires ont progressé sur les 25 dernières années. Rappelons, toutefois, que l’essentiel des gains de productivité observés sur cette même période ont été assez largement absorbés par la protection sociale. Cela veut dire, assez concrètement, que le salaire brut progresse (avant impôt et cotisations sociales), mais que le salaire net n’avance pas autant, voire pas du tout. Cela peut jouer sur la perception des travailleurs, quand bien même on parle ici de salaire différés et que ce genre de gains, même absorbés, présente des contreparties positives : nos soins sont plus efficaces qu’ils ne l’auraient été sans (quand bien même la situation est loin d’être parfaite), par exemple. C’est une réalité, me semble-t-il, dont la perception est d’autant plus biaisée qu’un nombre conséquents de jeunes est persuadé qu’il ne jouira pas d’une pension de retraite aussi avantageuse qu’elles ne peuvent l’être aujourd’hui, si tant est qu’il puisse en avoir une. La frustration est réelle.

D’une façon générale, il faut aussi souligner que les gains de productivité ont été moins importants en France qu’ils n’ont pu l’être ailleurs et notamment aux Etats-Unis. Il y a bel et bien eu amélioration du revenu des travailleurs, mais pas autant que d’aucuns auraient pu l’espérer. Cela s’additionne au fait que le poids des dépenses contraintes, sur le budget des jeunes Français notamment, est en hausse. On parle ici du logement, bien sûr, mais aussi des tarifs de l’énergie, du prix du carburant, notamment. Il y a là de quoi donner l’impression d’un pouvoir d’achat au mieux stagnant, au pire en berne.

Don Diego De La Vega : L’immobilier constitue, indéniablement, un des critères spécifiques à la France (ou au moins à l’Europe). Nous avons beaucoup surinvesti dans la pierre, ce qui n'est pas sans avantager la génération qui a le plus utilisé l’effet de levier propre à ce placement. D’aucuns ont pu profité de plus-values en cascades, à force de réinjecter les sommes gagnées pour gagner encore davantage. Il n’est pas étonnant, après cela, que la génération d’après (et celles qui suivent) ait le sentiment de se faire avoir : elle se retrouve avec un marché de l’immobilier verrouillé, du fait de prix inaccessibles, et il n’est plus possible de jouer avec les mêmes règles du jeu puisqu’aucun banquier ne vous prêtera 500 000 euros à 26 ans. C’est de là qu’émane, me semble-t-il, une certaine forme de rancœur rétrospective.

Les études constituent aussi un sujet qu’il faut aborder. De plus en plus souvent, il devient nécessaire d’acquérir des diplômes élevés (bac + 5, parfois + 7 ou +8 pour montrer patte blanche) pour accéder à des postes auxquels les générations précédentes pouvaient prétendre en sortie de licence. Il est vrai que l’on gagne davantage aujourd’hui, mais il faut aussi faire davantage d’efforts pour en arriver là. Sans doute cela joue-t-il sur la perception générale dont nous parlons ici.

D’autres pistes d’explications, peut-être moins documentées, sont également à considérer. C’est le cas, notamment, de l’immigration qui a pu rendre l’accès au marché du travail plus tendu sur certains secteurs, de même que l’accès aux services ou aux transports publics. Il faut aussi penser à certaines explications sociologiques ou démographiques. Je pense notamment aux appariements sélectifs : il y a 50 ans, il n’était pas rare qu’un médecin et une infirmière se marient ensemble. Désormais, on sait que la tendance est plutôt au mariage entre médecins ou entre infirmiers, ainsi qu’a pu le souligner feu Daniel Cohen. C’est un sujet important, car ce sont des questions qu’il faut penser en termes de ménages plutôt qu’en termes strictement individuels. Or, se marier dans sa catégorie de revenus a de fait un impact sur la situation financière finale.

L’exécutif et le pouvoir macroniste expliquent que le pouvoir d’achat progresse en France. Ils n’ont pas tort mais certains discours d’ONG ou d’institutions, comme Oxfam par exemple, ont un poids réel et une forte influence au sein de la société sur la perception de la pauvreté qui ne baisserait pas. Or, le pouvoir d’achat a réellement progressé au regard des indicateurs économiques. Comment le discours politique se complaît-il dans une forme de misérabilisme vis-à-vis du pouvoir d’achat et de la réalité économique ?

Alexandre Delaigue : Il est vrai, en effet, que le pouvoir en place fait parfois preuve d’une certaine forme de misérabilisme quand il est question de traiter la question du pouvoir d’achat. Ceci étant dit, c’est une question à plusieurs facettes : dans le cas des ONG ou d’éléments militants autour de la question de la pauvreté il y aura toujours (et c’est assez compréhensible, à certains égards), la recherche de l’indicateur permettant d’assurer la cohérence globale du message que l’on cherche à maintenir. Concrètement, quand l’un des indicateurs concernant la pauvreté s’améliore, on insiste mécaniquement sur un autre indicateur plus parlant, permettant de souligner que le problème persiste. Car soyons clairs : oui, la pauvreté demeure un problème en France. Ce n’est pas un phénomène que nous avons résolu, il serait absurde de le prétendre. 

Pour demeurer nuancés, néanmoins, il faut aussi reconnaître que la France est aussi l’un des pays les moins inégalitaires d’Occident et que, d’une façon générale, une situation de pauvreté est globalement moins difficile à vivre en France qu’elle ne peut l’être dans bien d’autres pays du monde. Pour comprendre les mécanismes qui dirigent à ce genre d’expressions politiques il faut, je crois, en revenir à ce que disait Tocqueville : ce n’est pas parce qu’une société devient plus égalitaire qu’elle se préoccupera moins des questions d’inégalités, au contraire. Cela peut sembler un paradoxe pour certains, mais ce n’est pas absurde pour autant et c’est même plutôt sain.

On peut également se demander pourquoi les partis politiques (d’opposition, notamment) s’acharnent sur ces questions plutôt que de, parfois, se concentrer sur des sujets plus légers ou des “bonnes nouvelles”. Je crois que, en l'occurrence, cela résulte de la façon dont la France organise les équilibres politiques. Notre pays, et il ne s’agit pas ici de dénoncer la légitimité des pouvoirs en place, est gouverné par un parti qui n’a pas obtenu l’assentiment d’environ deux tiers de la population. Un nombre considérable de Français ne sont pas satisfait de l’action du pouvoir (quelque soit le pouvoir en question) et il est dès lors logique pour les forces d’oppositions de se positionner sur ce mécontentement. Il est majoritaire et les griefs sont nombreux à égrener.

Don Diego De La Vega : Très sincèrement, j’aurais tendance à renvoyer les deux dos-à-dos. On ne peut pas dire, en France, qu’il n’existe pas de problème de pouvoir d’achat. Pourtant, on ne peut pas faire comme si on avait exactement le même pouvoir d’achat qu’il y a 40 ans alors qu’à l’époque, il fallait entrer dans une cabine publique pour passer un coup de fil.

Oui, indéniablement, le pouvoir d’achat a augmenté. Mais il reste des poches sectorielles et régionales de pauvreté, qui doivent de fait constituer un sujet d’inquiétude. 

Il faut aussi, dans cette logique d’augmentation et d’amélioration des conditions de vie, s’interroger sur ce qui correspond vraiment ou non à une progression de notre pouvoir d’achat. Nos pouvoirs publics ont parfois tendance à distribuer des faux droits, ce qui contribue grandement à déséquilibrer les finances du pays. Cela fait six ans que nous assistons à une réduction de la productivité apparente en France. Or, nous n’avons pas organisé de réduction de la dépense publique, de l’endettement (fut-il public ou privé) pour compenser cette situation. Les autorités publiques continuent à promettre monts et merveilles comme si rien n’avait changé. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle promesse soit faite. Récemment encore, c’était les agriculteurs, demain ce sera peut-être les écologistes. Cette profonde déconnexion fait partie intégrante du problème qu’il nous faudra régler. La progression du pouvoir d’achat des Français est-elle vraiment financée ? Ne va-t-elle pas se répercuter négativement sur la génération à venir ? Après deux mandats d’Emmanuel Macron, la question se pose. La France ne dispose pas de la même richesse ou de la même solidité que les Etats-Unis à ce niveau-là et la situation a donc  de quoi nous inquiéter.

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