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Les jeunes diplômés de l’ENA n’ont aucune autonomie de pensée (c’est leur école qui le dit). Et voilà pourquoi il ne faut surtout pas s’en désoler
©Allan Ajifo / Flickr

Bienvenue dans le moule

Dans son rapport sur les concours d’entrée 2017 à l’École nationale d’administration (ENA), le jury de la prestigieuse école a déploré des prises de position excessivement prudentes de nombreux candidats.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : A plusieurs occasions, les rapports du jury du concours d'entrée à l'ENA ont pu se désoler de l'uniformité de la pensée des candidats. C'est ce que ressort notamment du rapport 2017. Le rapport de 2014 décrivait ainsi :  "Le jury met en garde formateurs et candidats contre les risques de « formatage » des préparations qui enlèvent tout naturel et toute pensée autonome au candidat, formé à la réponse moyenne et sans risque". Au regard d'un tel constat, ne peut-on pas considérer que le manque d'autonomie de la pensée des énarques peut correspondre à une mission de hauts fonctionnaires, dont le rôle serait d'appliquer le plus efficacement les décisions politiques, et considérer comme problématique que les énarques ont pris la place des politiques mais également des dirigeants des grandes entreprises françaises ? 

Edouard HussonIl y a plusieurs plans à distinguer. L’ENA reste une magnifique école, qui forme des esprits rigoureux et méthodiques, dans la meilleure tradition cartésienne. Cependant, premier constat, les « prep’ENA » ne se distinguent pas des classes préparatoires postbac: dans les deux cas, on y dispense un savoir encyclopédique, d’autorité, sans que les étudiants aient bien conscience que le savoir se construit dans le débat. L’exercice de la dissertation devrait faire office de construction dialectique du savoir. mais l’exercice est devenu totalement stéréotypé. Votre question revient à supposer que la pensée formatée conviendrait bien à des apprentis haut-fonctionnaires. Je ne suis pas d’accord dans la mesure où l’Etat de notre âge postdigital doit au contraire former des individus confrontés à une information surabondante, qu’ils doivent apprendre à interpréter correctement. Il nous faut des « têtes bien faites » et, aussi, une humilité devant le réel, bien loin de la mentalité des la technocratie triomphante des années 1950 quand l’école a pris son essor.  Vous posez enfin la question de savoir s’il est normal que les énarques fassent de la politique. Effectivement, les qualités du haut fonctionnaire, qui reste un exécutant, ne sont pas celles que l’on devrait attendre d’un responsable politique. Mais le problème est-il si différent du commandement militaire en temps de guerre: être officier général demande des qualités qu’on n'a pas besoin de démontrer comme officier supérieur? En fait, ce qui a le plus choqué l’opinion, avec les années, c’est le fait que l’on puisse garder sa place au chaud, partir faire de la politique et revenir. Depuis lors, certains politiques ont ostensiblement démissionné de la haute fonction publique. Il faudrait mettre en place, effectivement, une procédure applicable à tous. 

Par conséquent, comment évaluer la responsabilité des partis politiques à ne pas proposer une "autonomie de la pensée" qui puisse s'opposer à cette vision du monde uniforme, notamment dans un contexte politique actuel ou la restriction du nombre de conseillers politiques conduit à renforcer le pouvoir de l'administration ? 

Même dans les pays anglophones, ce ne sont pas les partis qui font advenir une pensée originale. C’est dans des réseaux, des think tanks, des instituts de recherche proches des partis. Le problème me semble être ailleurs: après la Seconde Guerre mondiale, le centre de gravité politique est passé du législatif à l’exécutif.  Et dans une grande mesure les institutions de la Vè République ont aggravé cette évolution. C’est la conséquence des deux guerres mondiales et de la deuxième révolution industrielle. Ce n’est pas un phénomène uniquement français. Partout, les administrations ont voulu imposer le règne du technicien et de l’expert au débat parlementaire. Avec la troisième révolution industrielle, la donne change. L’information est si abondante et disséminée qu’aucun haut fonctionnaire ni aucune direction d’administration centrale ne peut prétendre être indispensable. Au contraire, nous avons besoin d’un Etat déconcentré et d’une forte décentralisation des décisions. Nous avons besoin aussi du débat démocratique et parlementaire pour prendre les bonnes décisions, d’une autre manière que durant la première révolution industrielle mais de manière non moins nécessaire. Ajoutons deux points, la population du monde est devenu majoritairement urbaine et les villes vont devenir les cellules fondamentales de la vie politique et de l’organisation sociale. C’est dans les villes que se joue l’avenir de la démocratie, en particulier pour contrer la face sombre de la révolution NBIC (nanotechs, biotechs, informatique, cognition) et empêcher l’avènement du « meilleur des mondes ». 

Comment mesurer aujourd’hui le poids de cette pensée uniforme sur le pays ? Quels sont ces lieux de pouvoir qui reflètent le plus ce "formatage" de la haute fonction publique française ? 

Nicolas Sarkozy a lancé une grande réforme de l’université, dont l’un des objectifs était de changer la formation des dirigeants français. En particulier, de grandes universités sont en voie de constitution, qui réunissent grandes écoles et universités à la française, comme à Saclay. D’une manière générale, les grandes écoles sont incitées à se transformer et à développer en leur sein des activités de recherche. On est encore loin du compte: un rapport récent du MIT montre l’inadaptation du modèle des écoles d’ingénieur françaises quand il s’agit d’imaginer l’ingénierie de la troisième révolution industrielle. Non seulement il n’y a pas une école française dans les dix modèles donnés mais les experts du monde entier consultés n’ont cité qu’une fois sur mille une école française! La réforme de l’université lancée par Sarkozy a été très utile mais l’élan risque de retomber si l’Etat n’entreprend pas de la mener à son terme. Le cas de l’ENA est un bon exemple: depuis les années Sarkozy, on parle d’ouvrir le doctorat aux énarques et l’ENA aux docteurs. Ce serai effectivement une façon d’habituer la haute fonction publique à l’étude de la complexité du monde. Mais les gouvernements successifs tergiversent. De ce point de vue, on ne peut que se réjouir de la nomination de Patrick Gérard à la tête de l’ENA l’année dernière. Ce grand serviteur de l’Etat et fin connaisseur de l’enseignement supérieur a déjà fait bouger les lignes: il a fait adopter un élargissement du recrutement à des docteurs en sciences dures; il veut d’autre part former les énarques à la transition numérique. 

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