Les hausses de taux de la BCE n’auront pas changé grand chose à l’inflation mais les profits des banques, eux, ont explosé <!-- --> | Atlantico.fr
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Christine Lagarde, la présidente de la BCE.
Christine Lagarde, la présidente de la BCE.
©JOHN THYS / AFP

Favoritisme ?

Les banques françaises ont engendré des profits conséquents depuis le début de l'inflation et avec la hausse des taux de la BCE.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Depuis le début de l'inflation et la hausse des taux de la BCE, les banques françaises ont engendré des profits conséquents. Comment l'expliquer ? Dans quelle mesure l'action de la BCE a-t-elle pu enrichir les banques, au détriment potentiellement des simples citoyens ?

Pierre Bentata : Tout cela s’explique assez simplement. Quand la banque centrale augmente ses taux directeurs, cela engendre mécaniquement la modification des conditions d’emprunts auxquelles sont soumises les banques commerciales. Cela signifie aussi que leurs conditions de rémunération, quand elles placent leur argent auprès de la banque centrale, sont aussi modifiées. N’oublions pas, en effet, que toutes les banques commerciales disposent d’un compte à la banque centrale.

Or, c’est la banque centrale qui définit les conditions d’emprunts, la quantité de monnaie que chaque banque commerciale doit laisser sur son compte ainsi que les modalités de rémunération en cas de prélèvements ou d’emprunts. En somme, la banque centrale se substitue mécaniquement au marché interbancaire. Quand elle augmente ses taux, elle contraint de facto les autres banques à faire de même et inversement quand elle décide de les laisser filer. Tout cela résulte de la nécessité, pour la banque centrale, de pouvoir réguler le corridor des taux d’intérêts quand le marché s’emballe. Elle doit pouvoir mettre un prix plafond ou un prix plancher au niveau des taux, en résumé.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que cette situation entraîne aussi une hausse des taux d’intérêts des banques commerciales. Cela signifie, in fine, que celles-ci s’enrichissent davantage dès lors que quelqu’un vient emprunter chez elle. Généralement, cet effet s’auto-limite, puisqu’il s’accompagne d’un durcissement des conditions d’accès à l’emprunt et donc une réduction des volumes emprunter. Se faisant, la BCE espère alors limiter l’inflation.

Dans notre cas, l’inflation n’a pas été limitée et les banques se sont donc enrichies au détriment des citoyens. Le problème vient du fait que l’inflation ne résulte pas, en l'occurrence, d’un trop fort endettement de l’économie française. Notre inflation n’est pas seulement le fruit d’un problème de masse monétaire, ce qui aurait alors rendu l’action de la BCE pertinente.

Michel Ruimy : L’inflation actuelle résulte d’un long processus : il y a eu d’abord une hausse des prix essentiellement créée par la désorganisation de l’économie liée à la crise sanitaire puis, une inflation principalement causée par la flambée des prix de l’énergie et des matières premières. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une 3ème phase où les marges des entreprises privées tirent l’augmentation des tarifs, même si elles tenaient déjà un rôle important dans les phrases précédentes pour certains secteurs d’activité (énergie, transport maritime, secteurs miniers et agricoles).

Dans ce contexte, la principale menace qui pèse sur l’économie est le déclenchement d’une boucle prix-salaires (Les augmentations de salaires et de prix s’auto-alimentent dans une spirale inflationniste hors de contrôle). Afin de limiter les effets de cette boucle, la Banque centrale européenne (BCE) a relevé ses taux d’intérêt jusqu’à des niveaux qui restreignent l’activité économique. Moins d’activité économique conduit à plus de chômage, les entreprises rencontrent plus de difficultés à emprunter et les États voient la charge de leur dette publique grignoter leur budget. La demande globale s’en trouve réduite, de même que la pression à la hausse sur les prix. Dans cette optique, le chômage et la récession sont perçus comme des outils de lutte contre l’inflation. Une double peine pour les salariés ! D’un côté, l’inflation rend la vie quotidienne de plus en plus chère et de l’autre, l’action de la BCE prescrit un « remède de cheval » qui tend à les paupériser et à les précariser davantage.

Dans cet environnement, les banques commerciales résistent à la morosité ambiante en affichant des résultats mirobolants. L’une des raisons de cette bonne fortune tient précisément à ce qui pourrit la vie de millions de citoyens. Si la hausse des taux d’intérêt de la BCE met à mal une partie de l’économie, elle favorise les institutions financières.

D’une part, elle leur permet de gonfler leurs marges nettes d’intérêt (Différence entre les taux auxquels elles prêtent à leurs clients et ceux auxquels elles se refinancent). La BCE n’ayant pas de contrôle sur les marges bancaires, les banques ont toutes libertés pour fixer des marges élevées, ce qui a contribué à augmenter leurs profits. Selon les calculs d’Allianz Global Investors, ces dernières auraient empoché 100 milliards d’euros de marge supplémentaire entre juin 2022 et mars 2023 !

D’autre part, selon certains experts, à mesure que les taux augmentent, les banques de la zone euro toucheraient, sur 1 an, près de 185 milliards d’euros, dont 45 milliards pour les banques françaises.

Si l’impact de l’action de la BCE sur les banques et les citoyens varie en fonction de divers facteurs (position financière individuelle, participation aux marchés financiers, contexte économique global…), le débat sur l’enrichissement des banques au détriment des citoyens se situe souvent autour de l’idée que les initiatives de la banque centrale ont contribué à accroître les inégalités économiques. Toutefois, il est important de noter que les actions de la BCE visent également à soutenir l’emploi et à stimuler la croissance économique, ce qui peut avoir des avantages tangibles pour de nombreux citoyens.

La BCE, en théorie, est supposée être tout à fait indépendante. Elle supervise cependant tout ou partie de l'action des banques nationales et financières. Dans quelle mesure peut-on penser qu'un certain lobby bancaire a pu influencer l'action de la BCE, en faveur de nos banques nationales ?

Pierre Bentata : La question se pose, forcément. C’est toujours une possibilité, toujours un risque. Quand une organisation doit réguler une industrie si complexe qu’il en devient nécessaire d’employer, parmi les régulateurs, des gens issues de celle-ci pour y parvenir, nul ne peut nier le risque. Il n’est pas pour autant possible de dire à quel point ce scénario est probable, puisqu’il demeure très difficile à observer dans les faits mais il est évident que les régulateurs sont aussi des individus qui, à un moment ou à un autre, ont appartenu au secteur qu’ils doivent aujourd’hui contrôler. Et, bien souvent, il est très probable qu’ils reviennent ensuite. Nombreux sont ceux qui sont issus de Goldman Sachs avant d’arriver à la BCE. Pour mieux retourner au bercail après quelques années…

En économie, ce risque a d’ailleurs un nom : on parle de capture de la banque centrale par les intérêts des banques commerciales. C’est, de fait, un sujet que l’on peut légitimement redouter aujourd’hui. Notre situation n’a rien de tout à fait sain.

D’autant qu’il faut compter avec un troisième acteur fondamental : l’Etat. La banque centrale, en théorie, est supposée gérer la politique monétaire mais rester indépendante de l’Etat. De son côté, l’Etat décide de sa politique budgétaire. Quand il finit dans une situation de surendettement, il revient cependant à la banque centrale de lui venir à son secours… ce qu’elle est contrainte de faire, puisque l’Etat demeure le prêteur, en dernier ressort, des banques commerciales. Nous assistons ici à un jeu à trois bandes.

La banque centrale ne peut factuellement pas être indépendante, même si ses statuts l’affirment. Elle ne peut décemment pas choisir d’organiser une faillite bancaire parce que son premier rôle serait de limiter l’inflation… et c’est d’autant plus vrai quand l’inflation résulte de la politique de l’Etat.

Michel Ruimy : Les institutions financières ont un intérêt direct dans les politiques monétaires menées par la banque centrale (Leurs activités sont influencées par les taux d’intérêt et la stabilité financière). Acteurs puissants de l’économie européenne en termes de Produit intérieur brut et d’emplois mais aussi acteurs clés des marchés financiers, cette position leur donne un poids important dans les discussions avec les autorités publiques, y compris la BCE. Elles peuvent ainsi exercer une pression indirecte sur les décisions de la banque centrale en exprimant leurs opinions, en participant à des groupes de lobbying, en fournissant des données et des informations économiques, et en interagissant avec les autorités de régulation et les responsables politiques. Pour ce qui concerne la BCE, ce « lobbying » peut être illustré par 3 exemples :

En 2014, la BCE a adopté un programme d’achats d’actifs (APP) de 1 850 milliards d’euros. Ceci a permis aux banques commerciales de se refinancer à des taux d’intérêt bas. Certains considèrent que l’APP a favorisé les banques au détriment de l’économie réelle.

En 2016, l’Institut d’émission a mis en œuvre un mécanisme de soutien aux banques sous-capitalisées (SRM). Celui-ci a permis à la BCE de recapitaliser les banques en difficulté, sans avoir besoin de l’approbation des États membres. Cette initiative a été salué par les professionnels, qui l’ont vue comme une garantie de stabilité financière.

En 2020, en réponse à la crise du COVID-19, la banque centrale a implémenté un nouveau programme d’achats d'actifs (PEPP) de 750 milliards d’euros. Ce schéma a été soutenu par les banques qui ont estimé que cette initiative était nécessaire pour soutenir l’économie européenne.

Il est important de noter que la BCE a toujours nié toute influence du lobby bancaire sur ses décisions (Elle a défendu son action en affirmant qu’elle était indispensable pour éviter une nouvelle crise financière) d’autant que les banques centrales des pays développés sont censées agir de manière indépendante de toute influence politique ou de lobby. Cette autonomie leur est cruciale pour maintenir la stabilité monétaire et financière, et atteindre leurs objectifs de politique monétaire (contrôle de l’inflation, promotion de la croissance économique). A ce titre, la BCE a mis en place des mécanismes de gouvernance et de transparence pour minimiser l’influence indue des intérêts privés : les décisions de politique monétaire sont prises collectivement, et il est attendu que les membres du Conseil des gouverneurs agissent dans l’intérêt de la zone euro dans son ensemble et non dans l’intérêt de leurs pays d’origine.

Peut-on parler, à certains égards, d'une relation consanguine entre les banques et la BCE ?

Pierre Bentata : Il m’apparaît plus logique de parler, encore une fois, d’un phénomène - ou d’un risque, c’est selon - de capture de la banque centrale par les intérêts des banques commerciales. La capture de l’autorité régulatrice n’est d’ailleurs pas nécessairement voulue ! Elle peut se faire involontairement, à force de communication et d’échange entre le régulateur et les acteurs du secteur. On finit alors par épouser les mêmes perceptions, les mêmes opinions, la même façon de penser ou d’agir. Ce n’est pas nécessairement le fruit d’une relation purement consanguine mais avec le temps le régulateur se met au service de la population qu’il était supposé contrôler. C’est inhérent, me semble-t-il, à la pratique de la réglementation dès lors que l’on essaye de rentrer le plus possible dans le détail.

Ce phénomène de capture a déjà été observé par le passé. C’était le cas pendant la crise des subprimes, par exemple, et la BCE n’était pas la seule à en souffrir. Les banques commerciales avaient pris trop de risques, parce que la réglementation les poussait alors à le faire, et les banques centrales ont accepté de sauver certaines d’entre elles à l’aide de politiques de quantitatives easing ; alors mêmes qu’elles étaient condamnées.

Laisser une banque mourir constitue un enjeu conséquent et risqué pour n’importe quelle banque centrale : c’est accepter l’idée que l’ensemble des déposants et des épargnants qui n’ont rien demandé se retrouvent ruinés du jour au lendemain.

Il ne faut pas perdre de vue que le fonctionnement de la banque centrale, de même que son existence, est par essence politique.

Michel Ruimy : Des préoccupations persistent quant à l’influence potentielle des groupes de pression sur les politiques monétaires et financières en Europe. De nombreux responsables de la BCE ont, en effet, travaillé dans le secteur bancaire avant leur prise de poste. Ceci crée des liens de confiance et de compréhension entre les banques et la BCE.

Toutefois, il est inapproprié de parler de relation « consanguine », le terme « consanguin » étant généralement utilisé pour décrire des relations familiales impliquant un degré de parenté proche. Or, dans le contexte financier et institutionnel actuel, la BCE et les banques sont des entités distinctes et ont des rôles et des responsabilités différents.

Bien qu’il puisse avoir des interactions entre elles du fait de l’impact des politiques monétaires sur le secteur financier, il est essentiel de maintenir une surveillance constante des institutions comme la BCE pour garantir leur indépendance et leur intégrité. A ce titre, les citoyens et les médias jouent un rôle essentiel dans ce processus en s’assurant qu’elles agissent dans l’intérêt public plutôt que dans l’intérêt d’un groupe d’intérêt particulier.

Cette situation d'enrichissement des banques est-elle pérenne, selon vous ?

Pierre Bentata : Elle peut l’être, en effet. Si l’inflation ne se stabilise pas, ou si elle ne le fait pas avant longtemps, et que les gens ont de nouveau recours à l’emprunt, il est probable que les banques commerciales continuent à s’enrichir. Cela résulte, encore une fois, du fait que l’inflation actuelle n’est probablement pas un problème de masse monétaire. La question fait encore débat chez les économistes, mais je suis d’avis que la mise à l’arrêt de notre économie et la création de boucliers tarifaires sont à l’origine de cette situation. 

La politique que nous avons mise en oeuvre pendant la crise sanitaire et qui a ensuite perduré a entraîné un effet de congestion dans les carnets de commandes à tous les échelons de l’industrie. Nous avons continué à donner de l’argent aux gens, à en prêter aux entreprises, à payer des salaires à des actifs qui ne travaillaient plus… Tout cela n’est pas sans impact sur l’inflation, qui est désormais devenu un problème structurel.

Nous faisons aujourd’hui face à un problème de rigidité à la baisse des prix. On ne se remet pas à re-baisser les prix du jour au lendemain, au contraire : l’économie y est plutôt réfractaire, particulièrement quand celles-ci arrivent après une demande de hausse des salaires. D’autant que les politiques de relocalisation engendrées par la pandémie entraînent très régulièrement une hausse des coûts de production et devraient donc logiquement déboucher sur une hausse des tarifs à la vente. Rappelons, cependant, que la banque centrale n’a pas la main sur cette situation-là. Si elle augmente ses taux d’intérêts dans l’espoir de faire reculer l’inflation, elle ne fait que renchérir le coût du crédit et tous les gens qui ont besoin d’emprunter sont perdants. Les banques commerciales, elles, y gagnent.

Michel Ruimy : Ce constat n’est pas uniforme. En effet, certains intermédiaires financiers peuvent être plus fragiles que d’autres du fait de leur modèle d’activité, de leur exposition aux marchés financiers et de leur gestion des risques.

En outre, l’enrichissement des banques dépend de plusieurs facteurs : les politiques monétaires futures, les réglementations bancaires (exigences de capitaux propres, règles de prêt…), évolution de l’économie européenne…

En dépit de ces « contraintes extérieures », les banques devraient, malgré tout, continuer de bénéficier, à moyen terme, de la hausse des taux d’intérêt.

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