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Les gens méchants choisissent-ils de l'être ou naissent-ils démoniaques ?
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Bonnes feuilles

Une exploration philosophique de la méchanceté à travers le temps. Extrait de "La méchanceté", de Adèle Van Reeth et Michaël Foessel, publié chez Plon (1/2).

Michaël Foessel

Michaël Foessel

Michaël Foessel, ancien élève de l'ENS de Fontenay Saint-Cloud, est maître de conférences de philosophie à l'Université de Bourgogne, à l'Institut catholique de Paris, et commentateur d'Emmanuel Kant et de Paul Ricœur. Il est également conseiller de la direction de la revue Esprit. Depuis la rentrée 2013, il enseigne à l'École polytechnique et remplacera Alain Finkielkraut, atteint par la limite d'âge, à la chaire de philosophie à partir de la rentrée 2014.
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Adèle Van Reeth

Adèle Van Reeth

Philosophe spécialiste de de l'ordinaire et de cinéma, Adèle Van Reeth produit et anime les "Nouveaux chemins de la connaissance", l'émission quotidienne de philosophie de France Culture. Elle est également chroniqueuse pour l'émission "Le Cercle" sur Canal Plus Cinéma.

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Socrate affirme dans le Théétète que « nul n’est méchant volontairement » ou « de son plein gré », selon les traductions. Précisons que le terme de méchant, s’il désigne un acte mal intentionné, a aussi un sens plus faible : étymologiquement, « méchant » signifie d’abord celui qui « méchoit », qui tombe mal, c’est-à-dire le « malchanceux ». Par extension, il a pu désigner ce qui tombait mal à propos ou de mauvaise manière : on dira d’un vêtement qu’il est méchant pour signifier qu’il n’est pas seyant, tout comme Socrate qualifie de « méchante » une habitude corrompue ou pervertie, ce qui affaiblit considérablement la dimension morale du terme.D’ailleurs, si l’on suit jusqu’au bout l’idée selon laquelle nul n’est méchant volontairement, alors il suffirait de connaître le bien pour ne pas être méchant : cette forme d’optimisme intellectuel ne peut pas être accueillie sans scepticisme aujourd’hui.

MF – La philosophie telle qu’elle s’exprime par la voix de Socrate (le Socrate de Platon) est optimiste parce qu’elle est intellectualiste. Le salut vient d’une forme de connaissance, comme l’indique déjà l’injonction de Delphes : « Connais-toi toi-même. » Son enjeu est pratique plus encore que théorique. La thèse constante est qu’une grande lumière dans l’entendement provoque une grande inclination de la volonté. Ce qui veut dire que si mon entendement ou ma raison me montrent où est le bien – ou la justice –, je ne peux pas ne pas le suivre. Il y aurait donc au fond de l’être en général et de l’être humain en particulier une disposition au bien, ce qui revient à dire que le mal n’est que l’ignorance du bien. Le méchant est d’abord un ignorant qui (comme tout homme) recherche le bien, mais ne sait pas le reconnaître.

Cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun acte mauvais. La grande figure tutélaire du « méchant » chez les Grecs, dans la philosophie platonicienne et encore chez Aristote, c’est le tyran. Dans les interprétations de Platon, le tyran est celui qui agit contre la raison et par conséquent contre lui-même. Est-ce parce qu’il a le goût du mal ? Parce qu’il a une véritable fascination et un désir pour le mal, comme le Caligula de Camus ? Celui-ci est bien différent du Caligula romain, notons-le, parce que, dans l’interprétation gréco-romaine – en tout cas tant que Rome n’est pas christianisée –, le tyran est d’abord victime de lui-même, de son propre aveuglement. Il désire le bien mais il confond le bien avec le bonheur et le bonheur avec son plaisir. C’est l’image du mauvais archer, celui qui sait nommer la cible, mais qui au moment de tirer, c’est-à-dire au moment d’agir, la rate. Le problème n’est donc pas tant que le tyran ait une volonté mauvaise, mais qu’il confonde le bien en général avec la satisfaction immédiate de son désir.

Platon affirme d’ailleurs que le tyran n’est pas une dénomination exclusivement politique : je peux être le tyran de moi-même dès lors que je ne vois pas que mon véritable bonheur est dans la sagesse et dans la connaissance. En cherchant mon bonheur, je vais donc me tromper de cible, littéralement, et entretenir mon désir sensuel ou mon désir de richesse au lieu d’entretenir mon désir fondamental (mais que j’ignore), qui est le désir de vérité. La caractéristique fondamentale du tyran est la solitude : bien loin d’être maître de lui-même et des autres, il est l’esclave de ses passions. Sa méchanceté s’apparente à un mauvais calcul.

Par conséquent, la philosophie telle que la conçoit Platon a pour but de réorienter le désir vers son objet le plus haut : la vérité. En ce sens la philosophie a une fonction morale décisive : celle de nous apprendre qu’il n’y a pas de méchanceté essentielle, que si nous suivons véritablement et rationnellement notre âme, alors nous deviendrons en même temps philosophes et justes. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde soit en mesure de devenir philosophe, c’est aussi une thèse aristocratique…

Le point fondamental, pour les Grecs, est que l’homme ne peut pas être méchant volontairement, parce que si on pouvait imaginer un être démoniaque, c’est-à-dire quelqu’un qui voudrait le mal pour le mal et non pas en raison des avantages qu’il présente pour lui, alors le philosophe aurait en face de lui un adversaire radical et duquel il ne pourrait pas triompher. Un être profondément corrompu n’accepterait pas le préalable de la philosophie, qui est le choix en faveur du rationnel, donc du bien.

Autrement dit, il y a comme une pétition de principe à la base de la philosophie de Platon (peut-être à la base de toute philosophie) qui consiste à dire : il est naturel à l’homme de rechercher le bien et le vrai, et c’est la philosophie qui va nous en livrer la voie d’accès. Il y a un parallèle entre ces deux affirmations : « tous les hommes recherchent le bonheur » et « tous les hommes recherchent le vrai ». C’est énoncé de manière exemplaire dans la première phrase de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes ont par nature le désir de savoir. » Si l’on accorde cela, on accorde aussi à la philosophie le droit et le devoir d’orienter ce désir pour éviter que l’homme ne manque sa cible. Le vrai et le bien (sous la forme du bonheur) sont corrélés. Les hommes les recherchent naturellement, autrement dit, s’ils ne les atteignent pas, c’est qu’ils cherchent dans la mauvaise direction. C’est seulement parce qu’ils placent leur bonheur dans de mauvais objets qu’ils agissent mal. On ne trouve pas ici cette idée qui apparaîtra avec le christianisme, selon laquelle la nature de l’homme est corrompue par le péché. C’est totalement exclu d’une perspective comme celle des philosophes grecs pour lesquels toute nature (humaine ou cosmique) est intrinsèquement bonne.

Extrait de "La méchanceté", de Adèle Van Reeth et Michaël Foessel, publié chez Plon, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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