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Le président Emmanuel Macron quitte l'isoloir avant de voter au Touquet, pour le premier tour des élections régionales, le 20 juin 2021.
Le président Emmanuel Macron quitte l'isoloir avant de voter au Touquet, pour le premier tour des élections régionales, le 20 juin 2021.
©CHRISTIAN HARTMANN / POOL / AFP

Racines de l’abstention

Entre construction européenne, mondialisation, financiarisation du capitalisme et domination des Gafam, quel est encore le champ sur lequel s’exerce vraiment la volonté politique ?

Eddy  Fougier

Eddy Fougier

Eddy Fougier est politologue, consultant et conférencier. Il est le fondateur de L'Observatoire du Positif.  Il est chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Business School (Nantes) et à l’Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ, Paris).

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Frédéric Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah est économiste et enseignant à Paris I Panthéon Sorbonne.

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Atlantico : Aujourd'hui, le champ de la décision politique apparaît de plus en plus réduit…  L'économie semble essentiellement décidée à Francfort et l'absence de résultats concrets constatée lors du bras de fer avec les Gafam sur de nombreux dossiers appuient ce constat. Comment expliquer cette lente dérive sur les difficultés connues de la volonté politique ?   

Frédéric Farah : Il faut se demander pourquoi le champ de la décision politique apparait de plus en plus réduit. Serait-ce une fatalité ? Une loi de l’histoire ? Non, il n’en est rien. Lorsque la France encourage à la libre circulation des capitaux au cours des années 1980 et que l’Union européenne l’érige au rang de liberté fondamentale avec le marché unique, c’est de l’impuissance que vous organisez.

Il apparait inévitable alors de construire une politique économique fondée sur l’attractivité de ces capitaux. Alors vous devez comprimer les salaires, réaménager la protection sociale. Certes son poids ne diminue pas ? mais elle joue un rôle d’amortisseur de politiques économiques devenues déflationnistes.

Lorsque vous abandonnez votre monnaie, et vous vous enfermez dans des règles budgétaires stupides, bien sûr que vous fabriquez de l’impuissance, lorsque vous renoncez à votre politique commerciale en faveur d’un libre échange mal pensé, vous exposez des pans entiers de votre activité à de terribles chocs de concurrence. Tout cela la France et une partie des Etats européens l’ont voulu. Il n’y a jamais eu de stratégie numérique probante en Europe pour contrer le poids des GAFAM.

La politique s’est donc volontairement retirée et fabriqué un discours pour légitimer cette impuissance. Depuis les années 1990, nous avons entendu le discours de la mondialisation inévitable, de la révolution numérique prête à tout bouleverser. Le politique ne devait qu’accompagner, former et assister les plus démunis, il n’y avait plus d’ambition nationale. L’Union européenne a été une fuite en avant vers plus d’impuissance et d’échec. La récente pandémie l’a montré.

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Les Français ont compris dans leur grande majorité que les politiques économiques mises en œuvre depuis 1980 ont été organisées à leur détriment : désinflation compétitive, franc fort, marché unique, libre-échange, euro, flexibilité du marché du travail. Sans l’Etat social, la casse aurait été encore plus violente.

Eddy Fougier : Avant de répondre à la question, il faut rappeler l’importance du volontarisme politique en France car le vainqueur de l’élection présidentielle est en général celui qui l’affirme plus que les autres. Les mouvements de protestations qui se mobilisent appellent souvent d’ailleurs à un retour vers l’action politique comme nous avons pu le voir avec les Gilets Jaunes.

Pour des raisons de contexte européen et international, la marge de manoeuvre dont dispose actuellement les États pour gouverner et agir s’est réduite. Ainsi, il y a une sorte de renoncement volontaire à l’activisme politique pour des raisons de contexte international. Les élites politiques, technocratiques et administratives n’ont alors plus nécessairement de vision d’ensemble à partager pour mobiliser l’opinion. Lorsque l’on se positionne dans la France des années 50-60, il y avait une vision partagée. On partait du constat de « l’étrange défaite » de 1940. On s’engageait dans une rupture par rapport à cette période afin de moderniser la société et l’économie. Les politiques étaient à la manoeuvre et les élites économiques étaient engagées dans cette entreprise. Entraînée par ce mouvement, la population suivait cette dynamique ce qui s’est traduit par une convergence à l'époque entre la population et les dirigeants.

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À partir des années 80, une nouvelle orientation a été donnée par les élites, mais elle n’a pas été assumée comme telle : l’ouverture économique, la mondialisation, l'approfondissement de la construction européenne. Cette globalisation s’est effectuée de façon "furtive" avec des politiques qui ont cherché des boucs émissaires pour justifier ce choix. Par cette position les élites n’ont pas emmené la population avec elles et expliqué les conséquences de cette ouverture économique. Résultat : la population n’a pas suivi car elle a vu plus les inconvénients qu’autre chose.

Les politiques ont accusé le dollar, puis Bruxelles, cela n’a jamais été leur faute. Ou alors il fallait s'adapter, on n'avait pas le choix. Une grande partie de la population a eu l’impression que sa voix n’a pas été prise en compte comme lors du référendum de 2005 et que l’orientation qui avait été choisie pour le pays n’était pas celle qu'elle souhaitait. Ce sentiment de défiance vis-à-vis de la politique apparaît bien dans le baromètre de confiance du Cevipof.

On peut penser qu’aujourd’hui, les politiques sont souvent volontairement impuissants. Sur la question des paradis fiscaux ou sur la fiscalité des entreprises par exemple, certains ne cherchent pas à les remettre en cause pour différentes raisons. Or, lorsque les américains sifflent la fin de la partie, on voit bien que d'un coup tout le monde change d'avis et trouve cela formidable. Cela montre bien que cette impuissance est en grande partie volontaire.

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Si l’on s’attarde au triangle de Rodrik, une incompatibilité institutionnelle serait en cause. Dani Rodrik considère qu’il est impossible, pour un pays ou une société, de combiner les trois dimensions suivantes : l'intégration économique, la démocratie et la souveraineté nationale, ou l’Etat Nation. La notion est inspirée du « triangle d’incompatibilité » de Robert Mundell qui analyse les régimes de change et l’ouverture aux capitaux étrangers. Partagez-vous ce constat ? Existe-il un moyen de sortir de ce schéma et de resacraliser la volonté politique ?  

Frédéric Farah : Le triangle de Rodrik est très intéressant et raconte à sa manière notre histoire économique et même politique contemporaine. Dans ses travaux, Rodrik montre bien que dans la période de l’après -guerre et avec le système dit de Bretton Woods, système de change fixe qui faisait du dollar de la monnaie de référence, la démocratie et la souveraineté nationale ont été privilégiés et l’intégration économique contenue, c’est-à-dire que la libre circulation des capitaux a été progressive, que le GATT n’a pas été un agent du libre échange forcené. Lorsqu’on lit les accords du GATT, à aucun moment le terme libre-échange ne surgit. Il n’est pas dit dans les textes, que ces accords sont voulus pour favoriser le libre-échange mais pour une ouverture progressive des économies qui tient compte à la fois  de l’équilibre interne à savoir le plein-emploi et la croissance et de l’équilibre externe ( balance des paiements, taux de change)

Dans l’après guerre, il paraît nécessaire d’organiser l’ouverture par le biais des Etats, c’est pourquoi il faut parler d’internationalisation des économies et non de mondialisation à ce moment là

Dans la période actuelle, on voit bien que l’intégration économique a pris le pas et je dirai que la situation qui se dessine est moins la préservation de l’Etat nation et de la démocratie au détriment de la nation que le risque d’un cavalier seul d’une intégration économique au détriment des nations et de la démocratie. Ce cas là extrême selon moi est celui de l’Ue, qui fabrique des nations impuissantes et des démocraties qui se vident de l’intérieur. Dans d’autres cas c’est la souveraineté nationale et l’intégration économique qui dominent mais au détriment de la démocratie, la Chine par exemple.

Pour sortir de cette situation, il s’agit moins de resacraliser le politique que de lui redonner les moyens d’agir. Autrement il faut que la démocratie et la souveraineté nationale reprennent le pas sur l’intégration économique. Là les travaux d’Hercule commencent  : limiter la circulation des capitaux, autoriser un certain protectionnisme,  reprendre le contrôle de notre monnaie, mettre fin à l’indépendance des banques centrales, sortir des carcans budgétaires, reprendre en main notre politique commerciale, reconstituer des services publics intégrés des transports, des telécommunications, de l’énergie pour préparer la transition énergétique. A énoncer cela est facile, à mettre en œuvre, c’est bien plus complexe, car cela implique des rapports de force, des élites convaincues de le faire, l’organisation d’alliances avec des partenaires européens et pas seulement.

Si ce programme pouvait commencer à avoir un début d’application, les citoyens auraient le sentiment que l’on sort enfin de 40 ans de glaciation politique.

Eddy Fougier : Il y a eu une volonté collective dans les pays occidentaux de faire en sorte que les politiques soient déconnectés de la prise de décision dans un certain nombre de domaines-clefs. Cela a commencé par les questions monétaires avec le flottement des monnaies et une indépendance des banques centrales qui ne peuvent plus financer les déficits budgétaires. Puis ce fut le cas pour le commerce. En Europe, aujourd’hui, c’est la Commission Européenne qui est compétente en la matière, et non pas le ministre du Commerce extérieur. Et enfin le budget avec les règles budgétaires européennes (3% de déficit) et même la tentation d'appliquer une "règle d'or" budgétaire.  

On a pensé à partir des années 1970 que si on laissait faire les politiques sous la pression de la population la dépense se ferait sans compter, financée par une création monétaire favorisant ainsi l’inflation avec une tentation protectionniste omniprésente. Tout cela a été fait pour que les politiques n’aient plus de prise sur l’essentiel : la monnaie, les dépenses publiques et le commerce. Soit les éléments essentiels de la mondialisation.
Dans un pays comme la France où on attend beaucoup de l’État, il est évident que cela ne pouvait que générer de la frustration.

La sociologie des gens qui font de la politique actuellement ayant évolué à titre de comparaison sur une ou deux générations, cette réalité participe-t-il à cette difficulté et a-t-elle démonétisé la fonction des hommes et des femmes politiques, des dirigeants ?   

Eddy Fougier : Moi aussi, j’ai le sentiment que le niveau des politiques baisse. Dans les années 70-80, les meilleurs éléments de la nation faisaient de la politique. L’ENA était encore vue comme une école majeure et les meilleurs aspiraient à devenir des hommes politiques. Aujourd’hui, il est moins sûr que l’élite scolaire veuille faire de la politique. Elle veut plutôt travailler dans le privé où l'on gagne bien mieux sa vie sans avoir ce sentiment d'impuissance que peuvent ressentir quelquefois ceux qui se lancent en politique et sans être autant exposés aux critiques. À l’ère des réseaux sociaux, la politique fait peur et le sang neuf qui pourrait venir de la société civile n’est pas là. Beaucoup de jeunes espoirs politiques ont d’ailleurs préféré le privé.

Pourquoi ce recul de volonté politique et de pouvoir d’action constitue un  verrou auquel personne n’a le courage de se confronter ? Qu’est-ce qui est réellement faisable ? La classe politique doit-elle être plus pragmatique et plus réaliste pour s’adapter aux demandes des électeurs ? Comment sortir du schéma « un pas en avant, un pas en arrière » ou la moindre avancée est freinée ? 

Frédéric Farah : La présente situation n’est pas désavantageuse pour tout le monde et le pouvoir sert une minorité de français. Il suffit de regarder la présente assemblée nationale, très peu de députés sont issus du monde des employés et aucun du monde ouvrier. Or, si vous additionnez ouvriers et employés actifs et retraités, ils sont encore majoritaire dans la société française, même si ce sont désormais des PCS en recul. Les politiques économiques ne sont pas faites pour ces catégories, mais contre elles, ce sont elles qui supportent les effets de la désindustrialisation , de la précarité du marché du travail encouragée par des lois qui érodent la capacité de négociation du salariat. Le macronisme par exemple a un socle sociologique étroit , il ne sera jamais un mouvement populaire et ne sera pas enraciné dans les territoires. Vous avez du patrimoine, vous un être un super cadre, la mobilité est synonyme de progrès pour vous, vous être propriétaire, vivant dans une grande métropole, le macronisme est du pain béni. Mais pour les autres, la politique au pouvoir est une purge aussi bien en termes de droits sociaux que de pouvoir d’achat.

Croire que la politique œuvre pour l’intérêt général serait singulièrement naïf. La classe politique doit cesser de vendre une idéologie qui sert quelques uns en faisant croire qu’elle sert l’intérêt de tous. Elle est enfermée dans ses certitudes et son mépris.

Aujourd’hui si l’on garde le même cadre économique, c’est-à-dire une monnaie unique qui ne peut que faire de l’emploi une variable d’ajustement, plus les caractéristiques que j’énonçais plus haut, alors le désaveu à l’égard de la classe politique continuera.

Le risque qui s’affirme c’est que le capitalisme de plateforme s’articulant à la transition énergétique donne naissance à un modèle encore plus inégalitaire et qui sera payé par les mêmes.

Le pouvoir s’est plus que jamais tourné contre le plus grand nombre. Ces quarante dernières années sont l’histoire de la  dépossession des citoyens de leur destin économique et social.

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