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Les défis de l'Eglise face à la mutation de la société française
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Bonnes feuilles

Mgr Eric de Moulins-Beaufort publie "L’Eglise face à ses défis" (© CLD/NRT éditions). Le nouveau président de la Conférence des évêques de France scrute la situation de l'Eglise de France aujourd'hui pour mieux esquisser des chemins d'avenir. Extrait 1/2.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort

Mgr Eric de Moulins-Beaufort

Archevêque de Reims, Eric de Moulins-Beaufort est le nouveau président de la Conférence des évêques de France.

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L’année intellectuelle 2018 a été marquée en France par la parution d’une étude de Guillaume Cuchet, historien de la religion qui commence à être connu, intitulée avec un certain génie de la formule : « Comment notre monde a cessé d’être chrétien », le sous-titre plongeant dans une certaine désolation : « Anatomie d’un effondrement». En me demandant alors comment l’Église de France faisait face aux défis culturels et sociaux du temps présent, une réponse simple est d’abord montée à mes lèvres : « mal », ou du moins : « pas très bien ». Mais aussitôt m’est venu à l’esprit, je ne sais pas bien pourquoi, le titre d’un recueil de Paul Claudel, regroupant des poèmes inspirés par l’année liturgique : « Corona benignitatis anni Dei », qui est un verset du Psaume 64, le douzième : « Tu couronnes une année de bienfaits ». Les temps sont difficiles, la situation de l’Église de France n’est pas fameuse, selon la plupart des indicateurs, et pourtant il nous faut croire que Dieu nous comble de bienfaits et que « sur son passage ruisselle l’abondance ».

Il est facile de trouver des chiffres qui montrent l’effondrement numérique que nous connaissons : 114 ordinations sacerdotales en 2018 (dont 82 prêtres diocésains et 20 religieux) ; 135 en 2017. Une étude qu’il faudrait vérifier mais qui est sûrement juste en grandes masses indique : 170 000 prêtres, religieux et religieuses avant la Révolution ; 213 000 en 1880 ; 177 000 en 1950. En 1880, un quart des femmes françaises sont religieuses, et en 1950 la moitié des missionnaires catholiques dans le monde sont des Français.

Au milieu des années 1960, 94 % des Français naissant étaient baptisés dans les deux mois et 25 % des Français allaient à la messe tous les dimanches ; de nos jours, la pratique dominicale tourne autour de 2 % et les baptisés avant l’âge de sept ans ne sont plus que 30 %. 

On se console toutefois avec les chiffres des baptêmes d’adultes ou des confirmations d’adultes. Les lettres que les évêques reçoivent à cette occasion de la part des catéchumènes sont des témoignages souvent bouleversants de l’action de la grâce de Dieu. Cependant, le nombre des baptêmes d’adultes pourrait décupler, la vie chrétienne dans un pays comme la France n’en serait que davantage transformée. Elle ne redeviendrait pas à ce qu’elle a pu être. Il faudrait nuancer ce tableau car, à la même époque, il y avait des villages où le taux de pratique était de 100 % et d’autres où moins de 2 % de la population faisait ses Pâques. 

Plus que les chiffres que tous peuvent trouver facilement sur Internet, l’important est de réfléchir un peu aux causes de cette situation qui peut paraître un effondrement. En fait, déjà en 1924, le père Pierre Teilhard de Chardin écrivait que l’humanité vivait une « crise » et il l’expliquait en disant que « depuis quelque temps déjà, sur un rythme accéléré, “quelque chose se passe dans la structure de la conscience humaine. C’est une autre espèce de vie qui commence” ». À l’intérieur de cette crise, « ce sont les fondements même de l’anima religiosa humaine, sur lesquels l’Église avait depuis deux mille ans construit, qui changent de dimension et de nature ». 

Je voudrais, dans un premier temps, énumérer sommairement quelques-uns des défis culturels et spirituels de notre temps ; j’aimerais ensuite proposer quelques éléments d’une lecture théologique de ce temps, avant de terminer en présentant quelques chemins qu’emprunte ou que tâche d’emprunter l’Église de France.

I. Des défis culturels et spirituels qui transforment la vie de l’Église

L’idée centrale du livre de Guillaume Cuchet que j’évoquais plus haut, soigneusement étayée par des statistiques et des faits collectés, est que l’effondrement commence en 1965 et qu’il est lié à la disparition du discours appelant à la pratique dominicale sous peine d’enfer. Alors qu’en 1947, le chanoine Boulard, grand statisticien français, avait conclu que la pratique religieuse en France était très stable, avec de grands contrastes régionaux, dès le début des années 60, ses correspondants lui signalent que les courbes plongent. En deux ou trois ans, l’Église de France voit le taux de pratique baisser d’un quart ou d’un tiers. 

1965 est la date retenue aujourd’hui par les historiens comme celle de la rupture, et non pas 1968, c’est-à-dire « mai 1968 » et l’encyclique Humanae vitae. Or, ce sont les jeunes très nombreux du baby-boom, – un sursaut de natalité inédit en France, jusque-là un pays à la natalité faible –, qui, après avoir fourni des effectifs d’enfants du catéchisme très nombreux, ont décroché de la pratique dès la communion solennelle beaucoup plus que leurs parents.

Pour comprendre cette évolution, des facteurs structurants de nos sociétés contemporaines sont à repérer. Ils s’imposent à tous, qu’on le veuille ou non. Mais plus que des causes de dissolution, ce qu’ils sont assurément, ils constituent, à mon estime, des défis essentiels que nous, chrétiens, devons affronter pour les transformer. 

1. DES DÉFIS CULTURELS ET SOCIAUX

Ma manière personnelle d’exprimer la mutation que nos sociétés vivent s’articule autour de trois axes.

D’abord, nous avons à être conscients que, pendant des millénaires, depuis les débuts de l’humanité, l’essentiel des actions des êtres humains a été commandé par le devoir. L’homme fait ce qu’il doit faire. De ce devoir, chaque individu peut être heureux, fier, convaincu que se conformer à son devoir est la source du bonheur, en tout cas de l’accession à ce que chacun a à être. Depuis les années 60, en amont même de « mai 1968 » – la « révolution de mai » accentuant le phénomène, bien sûr –, l’agir de chacun est commandé par le plaisir et la recherche de l’épanouissement de soi. « Je fais ceci ou cela parce que cela me plaît, parce que j’en attends du plaisir, parce que je sens que faire ceci m’aidera à m’épanouir. » 

Ensuite, à partir du milieu du XIXe siècle, lentement pour commencer puis avec des phases d’accélérations formidables, les sociétés occidentales se sont édifiées en sociétés d’abondance. L’invention du chemin de fer a mis fin aux famines et aux disettes qui étaient le lot régulier des sociétés agricoles. La production de masse et la commercialisation de masse ont transformé le rapport de chacun à son environnement. 

Enfin, un philosophe allemand, Hartmunt Rosa, a démonté de manière convaincante le mécanisme de notre emprisonnement dans le temps. Depuis le début du XXe siècle, beaucoup d’innovations se sont justifiées elles-mêmes en promettant de faire « gagner du temps ». Il est vrai que les transformations technologiques ont ouvert à beaucoup la possibilité de connaître vacances et loisirs. Mais plus les années avancent, plus l’expérience prouve que, loin de permettre d’écouter de la musique, de rencontrer des amis, de passer du temps en famille, le temps gagné sert surtout à travailler encore ou à perdre du temps comme consommateur (de jeux vidéo, de sites internet…), le tout sous l’injonction d’avoir à aller toujours plus vite. 

De tels facteurs d’évolution ont d’importantes conséquences pour la vie religieuse et spirituelle.

Aller à la messe tous les dimanches par devoir est plus facilement envisageable qu’y aller par plaisir. Il est possible d’y trouver du plaisir (et je le redis, le devoir comportait sa part de plaisir), mais cela demande un investissement intérieur de chacun très exigeant.
La société d’abondance nous habitue à vivre sans manquer de rien et sans souffrir. On ne peut que s’en réjouir. Mais quelle espérance nourrir encore et pourquoi attendrait-on un Sauveur venu d’en haut ?

L’accélération du temps réduit l’individu au rôle de producteur et de consommateur. Quelle place laisser au silence, à l’intériorité, à la réflexion ?

2. DES DÉFIS SPIRITUELS

De l’action conjointe des facteurs que je viens d’énumérer émerge la société occidentale contemporaine. Son centre est l’individualité (j’évite volontairement le mot « individualisme » trop utilisé et facilement stigmatisé). La promotion de l’individualité n’est pas en soi un mal, même d’un point de vue chrétien. Nos sociétés ne sont plus des sociétés traditionnelles dont une grande part de la vie consiste à reproduire ce qui s’est déjà fait. De soi, cela permet à chacun de viser surtout son épanouissement personnel. Les enfants n’ont pas à prolonger ce que leurs parents ont construit, mais à choisir leur manière de déployer leurs talents. En termes chrétiens, chacun est davantage libre d’écouter sa vocation propre et d’y répondre avec sa singularité. Pris en lui-même, cet état de fait correspond à la liberté spirituelle que le Seigneur Jésus apporte. Cependant, il en résulte que chacun doit avancer assez seul, nul ne peut se confier à des chemins parcourus par d’autres. Le plus ordinaire de ce qui nous occupe n’est pas malheureusement la liberté la plus profonde. Dans nos sociétés libérales avancées, à tout moment, chaque acteur économique et social devrait choisir s’il prolonge ou s’il résilie son contrat d’eau, d’électricité, de téléphone… Certains sont très à l’aise dans un tel univers et d’autres y sont perdus. 

Il y a un autre défi : ces facteurs d’évolution ont été rendus possibles par la technique et la technologie qui ont envahi tous les domaines de la vie. Là encore, l’abondance est réjouissante. Mais l’extension de la technique et de la technologie fait entrer dans un univers où tout est mesuré par l’homme et ses désirs, mais aussi dans un univers qui semble sans frustration ni douleurs. Aujourd’hui, la conjonction de la technologie médicale et de la technique juridique la plus raffinée fait croire que, lorsqu’un couple ne s’entend plus comme avant, il peut divorcer sans que personne n’en souffre, que, lorsque quelqu’un ne peut avoir d’enfant, il peut s’en procurer, sans que ni lui ni l’enfant (c’est ce que l’on prétend) ait à pâtir des conditions de production de celui-ci, et encore que lorsque quelqu’un souffre de maladie ou simplement de mal-être, il peut mettre fin à ses jours dans des conditions optimales et sans léser personne.

Ces deux remarques désignent ce qui me paraît être le défi spirituel le plus important de nos sociétés occidentales. Elles sont des sociétés de liberté, et c’est très bien. Seulement, elles sont des sociétés qui ont renoncé à dire à leurs citoyens ce qui est bien et ce qui est mal et qui promettent en revanche, plus ou moins explicitement, de les préserver de toute frustration et de toute douleur. Chacun est libre de choisir de vivre selon le plus grand bien, mais il doit alors se donner lui-même à tout moment les raisons de ses choix ; il doit pouvoir puiser quelque part les ressources de lumière pour la raison et d’énergie pour la volonté qui le rendront capable de choisir le bien et de s’y tenir, environné qu’il sera du comportement éventuellement contraire de beaucoup autour de lui. Et il devra le faire dans un univers culturel où la frustration et la douleur n’ont guère de place et qui lui reprochera de susciter de la frustration et de la douleur autour de lui. 

Ce défi-là, le défi d’avoir à déterminer par soi-même en presque tous les domaines ce qui est bien et à y tenir sans guère de support social, est celui de toutes nos sociétés libérales avancées, celui qu’elles présentent à tous leurs membres. Il n’y a pas à s’étonner que beaucoup préfèrent esquiver ce défi, cherchent à le nier ou refusent de le voir. Nous avons à faire retentir la bonne nouvelle du salut (et donc l’annonce qu’un salut est nécessaire) et de la liberté spirituelle qu’apporte le Christ dans cet univers-là, culturel, social et spirituel.

Extrait du livre de Mgr Eric de Moulins-Beaufort, "L’Eglise face à ses défis", publié aux éditions CLD

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