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Le transhumanisme, ce technomessianisme qui fascine les foules
©CRIS BOURONCLE / AFP

Bonnes feuilles

Dominique Folscheid publie "Made in labo" aux éditions du Cerf. Quand un philosophe pénètre par effraction dans les laboratoires des apprentis sorciers, il en ramène des vérités sur l'humanité qu'on nous fabrique pour demain. Des vérités terrifiantes à dire, mais nécessaires à entendre. Un cri d'alarme contre tous les Frankensteins de la vie, du désir et de l'amour. Un essai percutant, pour combattre dès aujourd'hui les cauchemars de demain. Extrait 2/2.

Dominique Folscheid

Dominique Folscheid

Professeur de philosophie émérite à l'université Paris-Est, codirecteur du Département d'éthique biomédicale du Collège des Bernardins, Dominique Folscheid a fondé en 1995 un enseignement de philosophie à destination des personnels de santé, devenu " l'École éthique de la Salpêtrière ". Il a notamment publié Sexe mécanique. La crise de la sexualité contemporaine (2002) ; L'Esprit de l'athéisme et son destin (2003) et contribué à Le Transhumanisme, c'est quoi ? (2018).

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À en juger par ce qui se dit, se publie et se discute, on doit se demander pourquoi le discours transhumaniste a occupé en si peu de temps une surprenante place de premier plan dans l’esprit public. Répondre que les moyens de marketing dont il dispose proviennent de ceux-là mêmes qui sont à la manœuvre est vrai, mais ne suffit pas. À l’évidence, il a trouvé des oreilles prédisposées à l’entendre. Des oreilles mais aussi des cœurs, de l’imaginaire, et surtout du désir. Mais pour nous toucher à ce point, il fallait qu’il nous prenne en tenaille. D’un côté par les résultats bénéfiques actuels et à venir que nous devons au progrès technique dans bien des domaines; de l’autre côté par la fascination qu’exercent forcément des promesses qui peuvent sembler folles, mais que l’on peut croire gagées sur les succès déjà obtenus. À la différence d’Éros, qui n’a qu’une corde à son arc, le transhumanisme en a donc deux, sur lesquelles il peut tirer alternativement. Ces cordes sont de puissance inégale. Mais la première, qui fonde les espoirs mis dans la seconde sur des acquis bien réels, permet de mobiliser la bonne vieille idéologie du progrès. Une fois constaté l’écart entre ce qui était impossible hier et ce qui est devenu possible aujourd’hui, il suffit de se retourner pour imaginer que ce qui était impossible aujourd’hui sera possible demain. Ensuite, l’extrapolation des potentialités dont nous parons les dispositifs existants fait naître la croyance que le présent est déjà gros d’un avenir en gésine, et que l’accouchement est imminent. À lire et entendre les thuriféraires du transhumanisme, tous technolâtres, c’est de cette manière qu’ils blindent leurs convictions, avec pour effet secondaire de les rendre hermétiques à la critique puisqu’ils ont toujours une réserve de progrès potentiels à lui opposer. 

Pour les chercheurs, les observateurs et le grand public, la situation est plus contrastée. On y trouve des croyants, des incroyants, des sceptiques, des indifférents, comme des adversaires résolus. Le plus gênant est que les propositions des transhumanistes s’efforcent de nous coincer entre deux positions extrêmes : la technolâtrie et la technophobie, alors que la seule position rationnellement soutenable consiste à n’être ni l’un ni l’autre. Parce que le progrès techno scientifique est ambivalent par nature, les innovations dont nous avons besoin pour rendre notre médecine plus performante et plus efficace, comme pour surmonter le désastre écologique provoqué par la société industrielle, ont toutes les chances d’être les mêmes que celles dont le transhumanisme imagine que leurs prolongements serviront sa cause. Et en sens inverse, on peut attendre que des recherches conduites dans une perspective transhumaniste fassent chou blanc, alors qu’elles se révéleront fort utiles dans les domaines qui nous intéressent au plus haut point. 

Mais il ne faut pas se leurrer: l’ambiance générale prédispose à une certaine complaisance, et pour certains à l’asservissement volontaire. À part une minorité de rebelles, ou d’inconscients qui se croient hors-jeu, qui peut imaginer se passer des Gafam, alors que ce sont eux qui mènent le bal? Ils ont bâti cette technosphère dans laquelle nous vivons comme des poissons dans l’eau. Et si cette eau venait à manquer, les poissons que nous sommes devenus mourraient asphyxiés. Pour reprendre la métaphore de Julian Huxley, les innovations techniques dont nous profitons nous apparaissent comme autant de bouteilles contenant des vins différents, parmi lesquelles nous piochons selon nos besoins et nos goûts. Les unes sont destinées à la communication et à l’information (smartphones, internet, applications, réseaux), d’autres à la médecine, à la procréatique, à la génétique, à la robotique, etc. Considérées séparément, ces bouteilles portent toutes leur étiquette propre, indiquant à quel emploi particulier elles sont dédiées, et à mesure des progrès enregistrés, le vieux vin est constamment remplacé par du vin nouveau. 

Mais si la convergence intervient, des effets inédits apparaissent. C’est déjà vrai dans le monde des objets touchés par la révolution numérique, qui permet d’établir des liens entre des fonctions qui, au départ, n’ont rien à voir. Nos montres ne se contentent plus de nous indiquer l’heure, elles contrôlent en permanence notre état de santé, prêtes à alerter les secours en cas de défaillance cardiaque. Nos réfrigérateurs ne se contentent plus de maintenir nos aliments au frais, ils commandent directement chez un fournisseur de quoi en compléter le stock. Des objets connectés, on passe ensuite à la «maison intelligente» et la «ville intelligente» est elle-même sous presse. Des dispositifs intercalaires, à vocation centralisatrice, viennent compléter le tableau pour assurer connexions et gestion à notre place. Pour partie sur ordre de notre part, pour une autre, croissante, selon nos us et coutumes intégrés dans la machine. Comme si cette dernière avait pour mission de transformer nos actions libres en fonctions organiques involontaires et inconscientes, comme c’est le cas pour notre cœur et notre estomac. 

Ces dispositifs existent déjà. Ils ont nom Siri (Apple), Google Now ou Google Home, Cortana (Microsoft), Alexa (Amazon). Certains, comme Google Brain, ont même mission de faire communiquer des robots entre eux. 

La convergence joue donc un rôle majeur au point de vue marketing. Elle permet en effet de coller le label «transhumanisme» sur les étiquettes qui particularisaient nos bouteilles. Dès lors tout ce qui relevait de progrès spécifiques, au sein de domaines disparates, se trouve unifié pour servir la même cause, sous la même estampille. 

Le transhumanisme prend alors la forme d’un filet assez large mais aux mailles assez fines pour ramasser gros poissons et menu fretin. Avec à l’issue de la pêche un gros sac englobant la génomique, la procréatique, l’informatique, la robotique, les sciences cognitives et la biomédecine, sans oublier la bioéconomie. Grâce à la convergence des disciplines, les progrès accomplis dans les domaines les plus avancés sont censés profiter à ceux qui paraissent les plus démunis quand on les considère isolément. Ce qui conduit à faire de tous les domaines considérés les expressions d’un dispositif unique, de nature tentaculaire, qui n’est autre que la Technique. 

Mais encore faut-il mettre la Technique, qui tend spontanément à poursuivre ses propres fins, au service de l’objectif que représente l’apparition d’une posthumanité. Car c’est lui qui donne à la fois son sens et son orientation à l’entreprise. 

C’est là qu’intervient la seconde corde du transhumanisme, qui va nous faire vibrer bien plus profondément que la première. Moyennant une inversion de leur mode d’action, puisque les extrapolations fondées sur les innovations en cours jouent en poussée du présent vers l’avenir, tandis que les fins projetées le font par aspiration du présent par l’avenir – en aspirant en même temps les milliards de dollars dont disposent puissances et puissants pour nourrir la cause.

Le transhumanisme: un technomessianisme

La fascination qu’exerce aujourd’hui le transhumanisme sur tant d’esprits, c’est bien à sa puissance d’attraction qu’elle la doit. Rien qu’avec son projet, il fait souffler un vent d’optimisme sur une époque tentée par la sinistrose, due au catastrophisme pas vraiment éclairant de l’écologie, à la violence multiforme qui se déchaîne un peu partout dans le monde, et surtout au manque de sens qu’éprouvent tant de gens. Plongés dans une existence de rats consuméristes, tournant en rond dans un labyrinthe où alternent récompenses et punitions, ils ne voient d’autre issue que l’évasion par le haut. Exactement comme l’avait fait Icare, grâce aux ailes artificielles fournies par l’ingénieur Dédale. Car c’est finalement à cela que se résume le projet transhumaniste : nous offrir des moyens d’évasion pour ne plus rester prisonniers de notre condition humaine. 

Or par quoi nous prend ce type de discours? Non par le cœur, qui aspire à l’amour, mais par là où l’infinité du désir outrepasse tous les besoins. Il nous prend par notre désir d’être sauvés, ce qui nous renvoie aussi à la santé (c’est le même mot), cette «Grande Santé» déjà évoquée par Nietzsche. L’entreprise est donc de nature «médicale» au sens radical de ce terme, qui évoque la remise en ordre d’un chaos. «Les hommes sont une expérience ratée», dit Hans Moravec, roboticien et transhumaniste. La «médecine 3.0» dont nous avons besoin aura donc pour mission de remplacer une expérience ratée par une expérience réussie. 

Apparaît ainsi la composante messianique qui fait du transhumanisme un «technomessianisme». Un messianisme original à plus d’un titre, car c’est un messianisme qui n’attend pas le Messie, mais qui n’est pas non plus un messianisme sans messie puisqu’il dispose d’une pléthore de messies. Autant de gourous et prophètes à l’ego surdimensionné, qui ont déjà fait leur plein de volonté de «puisscience» et de «jouisscience», convaincus qu’ils sont d’être chargés d’une mission salvatrice. C’est à ce nouveau genre de messianisme, certes voilé par le prodigieux dispositif technicien déployé sous nos yeux éblouis, que l’on doit l’apparition d’une nouvelle espèce de mania, cette forme de délire décrite par Platon, provoquée par un Dieu ou une muse qui ont pris possession de nos âmes pour les enthousiasmer – les «endieuser». 

Mais quelle muse peut inspirer les transhumanistes? On ne la trouvera pas dans la liste de celles qui ont fait leurs preuves. Si elle existe, elle n’a pas de nom (serait-elle Extropia?). Alors un dieu? Mais les transhumanistes n’en reconnaissent aucun, étant pour la plupart matérialistes et athées.

Extrait du livre de Dominique Folscheid, Made in labo, publié aux éditions du Cerf

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