Le sous-texte politique et social insufflé par Jean-Pierre Bacri lors du tournage et du triomphe d’"Un air de famille"<!-- --> | Atlantico.fr
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Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri après avoir reçu le César du meilleur scénario pour le film "On connaît la chanson" d'Alain Resnais, lors de la 23e nuit des César, en février 1998.
Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri après avoir reçu le César du meilleur scénario pour le film "On connaît la chanson" d'Alain Resnais, lors de la 23e nuit des César, en février 1998.
©Jack GUEZ / AFP

Bonnes feuilles

Valérie Bénaïm et Sandra Freeman publient « Jean-Pierre Bacri, le bougon gentilhomme » aux éditions de L’Archipel. Un an après sa disparition, les journalistes Valérie Benaïm et Sandra Freeman reviennent sur le parcours de l'acteur et scénariste Jean-Pierre Bacri, « éternel bougon » à la scène mais incorrigible optimiste à la ville. Cette biographie éclaire la personnalité d'un homme d'esprit, de cœur, et d'engagement... terriblement drôle. Extrait 1/2.

Sandra Freeman

Sandra Freeman

Journaliste et productrice, Sandra Freeman a animé des émissions sur France Inter, LCI, TF1, Europe 1, LCP et Public Sénat. Coautrice de L'École vide son sac (Éditions du Moment, 2009), elle est la fondatrice du média internet MatriochK.

 

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Valérie Benaïm

Valérie Benaïm

Journaliste, Valérie Benaïm est une figure familière de l'émission de C8 "Touche pas à mon poste". Présentatrice d'émissions sur France Télévisions, RTL, Europe 1, TF1, LCI, elle est notamment l'autrice de Carla et Nicolas, la véritable histoire (Archipoche, 2008), et de Kiffeuse en série (First, 2019). 

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Quelques mois plus tard, la campagne présidentielle de 1995 bat son plein. La « fracture sociale » est le thème de cette campagne. Chirac est élu mais reste fragile et un mouvement social de grande ampleur donne lieu aux fameuses grèves de 1995 à l’automne. Entre-temps, le discours social d’Un Air de famille est récompensé de deux Molière : meilleur spectacle comique, et meilleure comédienne dans un second rôle pour Catherine Frot. Bientôt, la pièce est adaptée au cinéma. Cette fois, Agnès et Jean-Pierre ont choisi leur réalisateur. Il s’agit de Cédric Klapisch. Celui qu’il voulait déjà pour Cuisine et dépendances. C’est Jean-Pierre Darroussin qui les met en contact, ils ont tourné ensemble Riens du tout quelques années auparavant. Klapisch avait beaucoup aimé leur univers et leur travail sur les dialogues dans Cuisine et dépendances et va donc voir une représentation de la pièce Un Air de famille. Il est conquis. Lors du dîner, Agnès et Jean-Pierre lui propose d’adapter la pièce. « Je crois que le lendemain je leur ai dit oui ! » Klapisch met ses autres projets entre parenthèses et se lance. En cinq mois, ils écrivent ensemble l’adaptation pour le cinéma. L’entente est parfaite.

« Pour moi, explique-t-il a posteriori, ça a été une espèce de leçon de vie de coécrire cette adaptation parce que je ne me considérais pas comme un bon scénariste ; j’ai eu l’impression de prendre des cours. […] en les côtoyant, en voyant comment ils travaillaient. Ils étaient très différents tous les deux, presque un moteur à deux temps. C’était impressionnant d’être avec eux et d’assister à ça. »

Le tournage se déroule en toute harmonie. Jean-Pierre et Agnès lui font confiance. Ils se découvrent particulièrement proches, alignés politiquement, mais partageant aussi un même humour, un même esprit. « On pensait les mêmes choses politiquement, on riait des mêmes choses, on pensait les mêmes choses du cinéma, des critiques de cinéma, on lisait les mêmes journaux. Il y avait vraiment une espèce de connexion très forte et donc sur le plateau, ça s’est passé merveilleusement bien. » Cédric Klapisch parvient à les diriger devant la caméra pour les aider à sortir de la routine du théâtre et trouver une nouvelle spontanéité, une nouvelle fraîcheur. « Vas-y, épate-moi ! » Le défi est lancé par le réalisateur avant de tourner une prise et, chez Bacri, ça décuple les capacités. « On savait qu’on disait action et qu’il y avait quelque chose de dingue qui allait se produire. On faisait dix prises avec Jean-Pierre et il avait cette espèce d’inventivité incroyable. Il avait écrit et joué la pièce neuf mois tous les soirs et là, il réinventait à chaque prise les répliques qu’il avait écrites lui-même. C’était assez fou à voir ! »

Le film sort l’année suivante.

D’une fenêtre, on voit défiler le dessin de ces barres de HLM où ont vécu des milliers de familles, des centaines de milliers de Français. C’est dans cet environnement impersonnel qu’ont été logés nombre de rapatriés d’Algérie comme les parents de Jean-Pierre, ou de Tunisie comme celle d’Agnès. On le voit au cinéma encore plus clairement, on est ici au cœur de la France des banlieues. On n’est pas au centre, au cœur de la ville, là où on décide. On est à côté, dans des vies ordinaires mais où chaque échange, chaque non-dit, chaque sous-entendu, agite les âmes. Les petits riens du quotidien leur donnent un sel extraordinaire. Dès les premières images apparaît clairement ce monde coupé en deux, illustré par ceux qui regardent la télévision, qui sifflotent les génériques d’un côté, et de l’autre, par ceux qui passent à la télévision !

Avec Klapisch, Agnès et Jean-Pierre sont parfaitement en phase. Ce qui les rapproche ? « C’est qu’on considère que les gens ne sont pas bons ou méchants, tristes ou drôles. Je pense que chacun est fait d’un mélange de plusieurs choses et dans ce fi lm on voit bien que c’est triste et drôle, cruel et tendre, et qu’il y a des oppositions comme ça qui fonctionnent ensemble », analyse le réalisateur.

Bacri refuse la pensée victimaire : chacun est aussi un peu bourreau, chacun est aussi responsable de sa destinée. Le message est clair, personne n’est contraint de rester enfermé dans sa condition. On peut avancer, se dépasser. Jean-Pierre l’a éprouvé et le formule clairement : « On est près de s’en sortir si on décide de remettre en question les choses, d’avoir une pensée personnelle et de se dire : “C’est pas aux autres de me dire exactement qui je dois être.” »

On a le choix ! Bacri a désormais quarante-cinq ans et suffisamment de vécu pour que son regard sur la destinée soit affûté. Il ne cessera d’affirmer cette idée : chacun est maître à bord et il faut avoir le courage de faire ses propres choix. S’il déclare « je ne suis pas très famille personnellement, je préfère la famille choisie », il a néanmoins un profond respect et un amour réel pour ses parents. Il ne parle pas de sa famille en particulier, mais d’une mécanique destructrice qui pousse chacun à accepter le manque de considération qu’un proche ou quelqu’un d’autre peut infliger. « Plus on est proche de quelqu’un et plus on a l’impression d’avoir compris qui il est ; et plus on est familier et moins on le respecte. Et si on ne donne pas de considération à sa femme, c’est parce que soi-même on n’en a pas reçu. »

Voilà le mot lancé par Cédric Klapisch dans ses explications : la « considération » ! Il fait écho à ce refus du mépris que Jean-Pierre a formalisé depuis une vingtaine d’années. Ce mot primordial s’est imposé dans son langage. Il décrit les mécanismes qui régissent les relations humaines, les rapports de pouvoir. Dans la considération, il y a de l’empathie, du respect et de l’humanité. Un Air de famille raconte comment la considération pour l’autre, comme pour le peuple, est structurante pour que la société fonctionne correctement.

« Alors moi, cette année, je n’ai pas de revendications. Je suis content de tout, j’aime la société dans laquelle je suis. Je suis en train de me faire bouffer par le système. » Voilà le coup de gueule sous forme de boutade de Bacri, qui fait référence à la crise des intermittents du spectacle, tout en sous-entendus et humour, lorsque avec Agnès tous deux remportent leur deuxième statuette pour le scénario d’Un Air de famille, lors de la cérémonie des César 1997.

Sa position est claire, mais ce qui ressort, au travers de son personnage comme de ses prises de positions publiques, c’est cette figure qui lui collera à la peau jusqu’au dernier jour : celui du râleur. Le Français croit se reconnaître dans un trait bien chauvin. À la vérité, l’homme sans concessions et de plus en plus lucide qu’est Jean-Pierre Bacri juge important de s’exprimer sur certains sujets. Mais il n’est pas un râleur du quotidien, contrairement aux apparences, il n’est pas de ceux qui vont râler sur la qualité du service au restaurant, sur les trains en retard, ou s’emporter sur n’importe quelle source de petits mécontentements. Il n’est pas de ces râleurs qui vont, au travers de leurs protestations, laisser tonner leur impatience. Sa protestation reflète sa vérité profonde. Et quand, un soir, dans un restaurant de Saint-Germain-des-Prés, il croise un autre auteur comédien qui doute de sa sincérité (« Râler, c’est ton fonds de commerce ! »), Bacri en est furieux. Comment peut-on penser qu’il se vend en prônant ses convictions ? Il est de ceux qui ont des choses à dire et qui croient sincèrement qu’on a le pouvoir d’orienter son prochain. « Est-ce qu’on peut faire changer les gens avec une fiction, avec un film, avec une œuvre, certains pensent que non. Moi je dis que c’est possible, je dis que le sentiment de pouvoir changer entre dans la tête des gens, il y a beaucoup de gens qui nous ont dit ça à la fin des projections. C’est une question de persévérance et d’opiniâtreté. C’est une chose de dire “ah tiens, ce film m’a changé” puis de revenir à ses habitudes le lendemain, c’en est une autre de remettre en cause sa vie et recommencer quelque chose en revisitant sa façon de penser. » La seule chanson d’Un Air de famille, c’est « People Have the Power » de Patti Smith. C’est éloquent, et si le texte du film a été primé pour sa dimension comique par les Molières, le message propage une idée politiquement profonde : « Le peuple a le pouvoir ! »

Valérie Bénaïm et Sandra Freeman publient « Jean-Pierre Bacri, le bougon gentilhomme » aux éditions de L’Archipel.

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