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Le dur quotidien d’une femme seule parmi les Compagnons du devoir
©FREDERICK FLORIN / AFP

Bonnes feuilles

"On ne bâtit pas de cathédrales avec des idées reçues" (éditions Kero) est un récit sur l’univers méconnu et énigmatique des Compagnons et une réflexion sur les discriminations de genre – le point de vue revigorant d’une femme de poigne, alors que l’on assiste à un retour en grâce des métiers manuels. Extrait 2/2

Évidemment, je suis la seule femme au milieu de dizaines d’hommes. Je mets clairement ma féminité de côté pour m’intégrer. Puisqu’il s’agit, jusqu’à preuve du contraire, du territoire des hommes, je me moule dans leurs coutumes. Ce n’est pas nouveau pour moi, cela fait déjà quelques années que j’ai pris ce pli. Je parle comme eux, je me comporte comme eux. Quand j’entends des remarques sur mon physique, je décide de ne pas m’y arrêter. Je veux faire ma place et tant pis si cela signifie ricaner de ma condition. Je participe presque moi-même parfois à ce dénigrement des femmes. Je me persuade qu’il ne s’agit que d’un humour maladroit, je deviens indulgente avec ces dérapages sexistes. Je donne presque des circonstances atténuantes à ces hommes que je bouscule finalement dans leurs habitudes. Pourtant, le bâillon sur la petite voix au fond de moi se desserre parfois. Quand, excédée d’avoir souri à neuf blagues misogynes, j’aboie sur le collègue qui prononce la dixième, il me réplique que je ne sais pas rire. Les hommes ne mesurent pas à quel point c’est épuisant pour une femme de faire face à ces fanfaronnades de corps, de ricaner en dépit de ce qu’on pense au fond de nous ou de monter soudain en tension pour se défendre. Mes collègues d’alors n’avaient jamais eu à se poser ces questions : ils avaient toujours bénéficié du confort d’être entre eux.

Je vis la réalité de la minorité au quotidien dans mon travail, seule parmi des dizaines d’hommes. Dans le chaudron parisien et la diversité des profils qu’il brasse, il m’arrive aussi de me retrouver dans des situations de la vie quotidienne qui redoublent ma colère. Je vis à l’époque à Villepinte et je prends le RER B pour me rendre sur le chantier. Un matin, un homme en costume-cravate s’assoit à côté de moi, sur un strapontin. Je regarde dans le vide, mal réveillée, quand je sens que la personne à côté de moi s’agite. Je me tourne vers mon voisin et fais un mouvement de recul instantané. Je réalise que, caché derrière son attaché-case, il se masturbe.

Et puis il y a ces moments dans lesquelles une femme peut devenir une proie. J’en fais l’amère expérience un soir. Je partage un repas avec des partenaires qui travaillent autour du chantier. La soirée est très arrosée et les allusions graveleuses se multiplient. Je fulmine. Je suis la seule femme, comme d’habitude. Excédée, je finis par lever mon verre « aux grandes gueules et aux petits faiseurs ». Je vois alors le regard de certains hommes changer. Ils s’avancent vers moi et baissent leur pantalon en me prenant à partie  : « Tu vas voir si nous sommes des petits faiseurs ! » Les autres ricanent en voyant leurs collègues en caleçon. L’un d’eux finit par calmer le jeu. Ce soir-là, à chaque fois que je veux partir, ils me rattrapent par le col, d’autorité. Ils ne me touchent pas mais jouent avec la peur qu’ils voient s’installer chez moi. Je finis par réussir à rentrer. Je suis chamboulée par cette soirée, mais j’en parle peu autour de moi. Je me sens coupable d’avoir bu, d’avoir été là. Ce fameux sentiment que racontent tant de femmes agressées, d’avoir peut-être « un peu cherché » la situation.

Ce soir-là, ces hommes en meute se sentaient tout puissants. Désinhibés par l’alcool, ils avaient perdu toute moralité. Évidemment je me suis longtemps dit que je l’avais échappé belle. L’homme qui a calmé le jeu a eu cette présence d’esprit, le réflexe de la protection du plus faible, car c’est bien le statut que j’avais ce soir-là. Un signal s’est allumé dans sa tête en voyant les autres se rapprocher de la ligne rouge. Trop peu d’hommes, quand ils sont témoins de sexisme éhonté et de situations qui dérapent, sont capables de dire aux autres membres du groupe : « Stop, ça va trop loin, ce n’est pas drôle » ou « Laisse-la tranquille, ça suffit ». Ils baissent les yeux, se taisent, rient parfois de concert, même s’ils trouvent cela minable, de peur peut-être de perdre la face. Encore plus quand ces hommes sont leurs amis, leurs collègues, voire parfois leurs supérieurs. J’espère sincèrement que les petits garçons d’aujourd’hui deviendront des adultes qui seront capables de mettre l’intérêt des femmes au-dessus de ces attitudes de clan.

À l’inverse, certains hommes sur le chantier sont trop paternalistes avec moi. L’un d’eux semble s’affoler dès que je soulève une charge. Il ne me laisse rien faire seule parce qu’il a peur que je me fasse mal au dos. Je dois lui prendre la disqueuse des mains, je dois m’emporter pour qu’on me laisse travailler et prouver que je ne suis pas une petite fille qui cherche quelqu’un qui fera le travail pour elle. Sur ce chantier, je subis finalement les différents prismes du patriarcat : du collègue le plus cynique qui pense qu’il peut me taper sur l’épaule pour se foutre des gonzesses au collègue trop protecteur, qui agit comme un père anxieux et refuse, sans même en prendre conscience, de me considérer son égale m’entravant ainsi dans mes progrès.

Extrait de "On ne bâtit pas des cathédrales avec des idées reçues" de Lucie Branco, publié aux éditions Kero

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