Le désert démocratique avance, mais qui s’en préoccupe ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Une carte électorale française.
Une carte électorale française.
©SAMEER AL-DOUMY / AFP

Démocratie fragilisée

Un taux record d'abstention a été enregistré lors des deux tours des élections régionales et départementales. Les causes de cette abstention sont-elles bien cernées ?

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

Voir la bio »

Le rituel est maintenant bien rodé. Après chaque tour de scrutin, tout le monde verse ses larmes de crocodile sur l’abstention-qui-est-inquiétante-et-très-regrettable, et puis on passe à autre chose dès le lendemain. Pourtant, un nouveau cap vient d’être franchi à l’occasion de ces élections départementales et régionales. Les raisons de ce désastre sont-elles bien cernées ? Beaucoup de choses ont été dites, mais les non-dits et les tabous subsistent.

Un premier mythe s’écroule : la décentralisation

On le clame sur tous les toits depuis les années 1980 : ce que veulent les électeurs, c’est de la proximité. Le terme est devenu un mantra : il faut décentraliser, rapprocher le pouvoir des citoyens, déconstruire la centralisation.

Le résultat est pourtant cruel : les électeurs s’en fichent. Cette proximité tant vantée, personne n’en veut. Certes, on peut expliquer cette situation par les immenses ratés des réformes successives de la décentralisation : chevauchement des compétences, manque de lisibilité des différents échelons, désastreuse création des super régions sans âme et sans identité, voulues par François Hollande pour rivaliser avec les länder allemands. Il n’en reste pas moins que le constat est implacable : les électeurs n’ont guère de passion pour le pouvoir local, comme ils n’ont guère de passion pour la démocratie participative, autre mythe véhiculé par les milieux cultivés des grandes métropoles, qui va généralement de pair avec la décentralisation.

Il faut donc se faire une raison. La culture française, avec ses défauts et ses qualités, en revient toujours au pouvoir central, surtout en période de doute et de crise. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Les Français ne dédaignent pas nécessairement les pouvoirs locaux, mais ceux-ci doivent rester dans une limite assez stricte : les collectivités locales sont d’abord là pour mettre en œuvre les décisions prises par le centre. En tout état de cause, démonstration est faite que le local n’attire guère. Ceux qui pensent résoudre la crise démocratique par une énième réforme de la décentralisation se fourvoient et risquent d’aggraver le mal.

Le second mythe qui s’écroule : la parité

Depuis son lancement en 2000, la parité n’a cessé de progresser. A coup de lois toujours plus contraignantes et toujours plus sévères, faisant fi des principes élémentaires de la démocratie concernant la liberté de candidatures (rappelons qu’il a fallu réviser deux fois la Constitution), la part des femmes a augmenté partout.

Or, là encore, le constat est cruel. Il est même tellement cruel que personne n’a osé le relever : plus la parité augmente, plus les électeurs boudent les urnes, si bien qu’on arrive à ce paradoxe : jamais la parité n’a été aussi forte et jamais l’abstention n’a atteint de tels sommets.

Une question inconvenante vient alors à l’esprit : se pourrait-il qu’il y ait un lien de cause à effet entre les deux ? Il ne s’agit pas de rendre la parité responsable de tout, ni d’en contester le principe car la diversité des sexes en politique est évidemment une très bonne chose, mais il est évident que la parité forcée, imposée par la loi, crée des difficultés importantes.

La parité au forceps signifie que les partis sont contraints d’aller chercher des candidates qui ne sont pas toujours très motivées, ou qui n’ont pas eu l’occasion de faire leur preuve en politique. La parité à tout prix a même abouti à un dispositif ubuesque à l’occasion des élections départementales puisque, pour avoir la parité dans un scrutin uninominal, il a fallu créer des tickets homme/femme, ce qui a impliqué de diviser par deux le nombre de cantons. Les cantons ont alors suivi le même chemin que les méga-régions : ils sont devenus des territoires sans âme, trop diversifiés pour générer un intérêt collectif. Les affiches de campagnes sont devenues incompréhensibles en faisant figurer quatre noms, parfois quatre portraits (deux titulaires et deux suppléants). Le scrutin uninominal, auquel les Français sont habitués, est devenu un quasi-scrutin de liste. Comment l’électeur peut-il s’y retrouver, surtout si on ne prend même pas la peine de le lui expliquer ?

Confusion et désorientation des électeurs

Beaucoup a été dit sur les causes de l’abstention, notamment le rôle de la crise sanitaire. Mais on peut difficilement se défaire de l’impression que les causes secondaires ont pris le pas sur les causes plus profondes, que l’on est tenté de résumer ici en deux mots : confusion et désorientation.

Confusion d’abord quant au fonctionnement du pouvoir car on voit bien qu’il devient de plus en plus difficile de s’y retrouver. Qui décide désormais dans cet édifice politico-administratif qui s’est mis en place depuis la fin de la Guerre froide ? Dans un monde sans cesse plus globalisé et interdépendant, quel rôle revient aux citoyens face aux pouvoirs émergents, qu’il s’agisse des juges, de l’Europe ou encore de la société civile avec son cortège d’associations et de groupes d’intérêt qui semblent faire la pluie et le beau temps ?

Désorientation ensuite par rapport à l’évolution du débat politique. Un contexte pesant de culpabilité est complaisamment entretenu. Les Français ne sont ni sexistes ni racistes, mais on leur répète le contraire toute la journée. Sont-ils donc le pire peuple de la terre ? Un autre élément contribue à cette désorientation : le brouillage des clivages. N’insistons pas sur la convergence des partis de gouvernement, désormais clairement avérée puisque ceux-ci ont pu être facilement siphonnés par Emmanuel Macron. Relevons aussi la nouveauté avec l’évolution des partis contestataires, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il devient difficile de s’y retrouver : d’un côté le Rassemblement national s’est considérablement recentré dans le but de se dédiaboliser pour le second tour de l’élection présidentielle ; de l’autre la France insoumise a réussi l’exploit de doubler le RN sur sa droite avec son nouveau discours complotiste et racialiste.

Une citoyenneté à reconstruire

L’histoire retiendra que la poussée de l’abstention de juin 2021, pourtant si prévisible depuis les municipales de l’an passé, a laissé de marbre le gouvernement et une grande partie de la classe politique. Aucune campagne audiovisuelle digne de ce nom n’a été lancée sur le thème du civisme, sinon une brève communication organisée à la va-vite entre les deux tours dont la tonalité moraliste et infantilisante a agacé les rares électeurs qui l’ont entendue. Un travail pédagogique aurait pourtant été bien utile : ne valait-il pas la peine d’expliquer aux électeurs à quoi servent les collectivités locales et comment fonctionnent les modes de scrutin ?

Ce manque d’intérêt est lui-même logique. Il y a belle lurette que le vote n’est plus considéré comme l’instrument privilégié de la démocratie. A l’école, l’éducation civique en parle très peu, et le discours ambiant valorise les mobilisations sociales au détriment de la participation électorale. Quant aux pouvoirs publics, leur seule préoccupation concrète de ces dernières années a été de faciliter le vote des détenus et celui des handicapés, ce qui est presque humiliant pour les électeurs ordinaires, eux qui n’ont pas la chance d’être en prison ou placés sous tutelle.

Preuve supplémentaire du manque d’intérêt : les seules solutions qui sont aujourd’hui envisagées contre l’abstention sont d’ordre technique. Untel propose ainsi de développer le vote par Internet, un autre le vote par correspondance, et tel autre encore prône le vote obligatoire. On attend la reconnaissance faciale et le vote sur Tik Tok.

L’essentiel est passé sous silence. L’essentiel, c’est que le vote n’est pas l’expression d’un simple choix individuel. Il est aussi un acte d’allégeance et de reconnaissance : on vote lorsqu’on se sent appartenir à une entité, lorsqu’on se reconnaît dans un destin partagé. Le vote est indissociable de l’appartenance nationale. Saborder cette appartenance nationale, comme on le fait consciencieusement depuis quelques décennies, c’est saborder le vote car l’un ne va pas sans l’autre.

Ce lien entre le vote et la nation constitue l’enjeu majeur de la démocratie. Ce n’est pas un hasard si ce lien est aujourd’hui rendu invisible, s’il est devenu un tabou : qui en parle ? Qui ose rappeler que la mobilisation civique dépend pour une grande part du degré d’appartenance à la nation ? Ce silence sur un aspect essentiel du vote n’augure rien de bon pour l’avenir, du moins si l’on espère lutter vraiment contre l’abstention. Logiquement, les électeurs devraient aller en masse l’an prochain, du moins à la présidentielle, mais ce regain de participation ne devra pas faire illusion sur l’ampleur de la crise civique.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !