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Le cercle des poètes disparus : ce tabou qui pesait sur les premiers écrivains gays morts du sida
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Bonnes feuilles

"La révolution gay fut d'abord et avant tout une révolution littéraire." Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle génération d'écrivains américains homosexuels s'est imposée. Extrait de "Anges batailleurs" (2/2).

Christopher  Bram

Christopher Bram

Christopher Bram, né en 1952 à Buffalo (New York), est un écrivain américain. Il a grandi à Kempsville (en Virginie), a étudié au College of William and Mary et s'est installé à New York en 1978. Son roman Le Père de Frankenstein, sur la mort du cinéaste James Whale, est devenu un film, Ni dieux ni démons. En mai 2003, il a obtenu le Prix Bill Whitehead.

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La mort survient rarement au bon moment, même pour les plus âgés.

Le 24 février 1983, à 71 ans, seul dans sa chambre de l’hôtel Elysée à New York, Tennessee Williams mourut en s’étouffant avec le bouchon d’un flacon de collyre. Il coinçait le bouchon entre ses dents quand il se mettait ses gouttes, et il l’avait avalé en basculant la tête en arrière. Il aurait sans doute éclaté de rire en apprenant une mort aussi absurde – à supposer qu’elle fût arrivée à un autre. Plus d’un éloge funèbre rappela une réplique de Blanche dans Un tramway nommé Désir : « Vous savez de quoi je mourrai ? Je mourrai empoisonnée par un grain de raisin un jour sur l’océan.

Un an et demi plus tard, en août 1984, alors qu’il était à Palm Springs chez son amie Joanne Carson, Truman Capote mourait en plein sommeil d’« intoxication de drogues multiples », aggravée par une maladie du foie. Il avait 59 ans. Gore Vidal avait abandonné son procès contre lui un an plus tôt parce qu’il lui avait écrit une lettre d’excuse publique. Interrogé sur la mort de l’écrivain, Vidal répondit en haussant les épaules et comparant avec la mort d’Elvis Presley : « Efficace question carrière. »

Curieusement, ces deux décès arrivaient après la bataille, telles deux morts posthumes. Capote et Williams étaient des écrivains finis depuis plusieurs années. Williams avait continué à écrire jusqu’au bout, mais ses dernières pièces ont plus de manière que de matière, et sont dépourvues d’émotion. Capote, lui, avait complètement arrêté d’écrire, mais personne ne le savait jusqu’à ce que ses exécuteurs testamentaires fouillent les tiroirs de ses résidences à la recherche de la suite de Prières exaucées. En vain.

Les deux écrivains étaient donc morts au moment même où la nouvelle peste commençait à frapper. La disparition des artistes gay n’était pas encore monnaie courante.

« 2 339 and counting » : tel était le titre de l’article de Larry Kramer publié par le Village Voice en octobre 1983, mais sous forme de publicité, car le journal refusait de la publier comme un véritable article. (Kramer voulait toucher un public plus large que celui du New York Native.) Le chiffre était deux fois plus important que celui de l’article équivalent publié deux mois plus tôt. Sur ces 2 339 personnes, 945 étaient mortes. Outre les homosexuels, il y avait des drogués par intraveineuse, des hémophiles et plusieurs Haïtiens. Parmi les blagues les plus cruelles circulant à l’époque, on relevait la suivante : « Qu’est-ce qu’il y a de plus dur pour un type qui apprend qu’il a le sida ? Convaincre ses parents qu’il est haïtien. »

Des personnalités célèbres commençaient à disparaître, mais personne ne voulait que l’on sache pourquoi. Le sida était comme un révélateur posé sur un échantillon de tissu organique permettant d’identifier qui était homosexuel. Dans le New York Times, les notices nécrologiques demeuraient vagues ou indiquaient un « arrêt du coeur » – c’est évidemment ce qui arrive au moment où l’on meurt. Le jour où Roy Cohn, avocat farouchement anticommuniste et homosexuel farouchement refoulé, apprit qu’il était atteint en 1986, il fit tout ce qu’il put pour maintenir le secret. Liberace, lui, mourut du sida en 1987 après avoir déclaré qu’il était à bout de forces à cause d’un régime à base de pastèque. Le premier à dire la vérité fut le comédien Rock Hudson, qui apparut un jour exténué au bras de son ancienne partenaire, Doris Day, sur le plateau d’une émission de télévision en juillet 1985. Sur le moment il dit qu’il avait un rhume. Mais au bout de dix jours de spéculations et de rumeurs dans la presse (dont celle d’Armistead Maupin affirmant qu’il était gay), le comédien demanda à son porte-parole de dire la vérité. Pour la majorité des Américains, Rock Hudson était la première personne qu’ils connaissaient à avoir le sida. Il mourut en octobre de cette même année.

Comment écrire sur une épidémie aussi publique et pourtant vécue de façon si intime, si secrète ? Les premières oeuvres sur le sujet appartenaient au genre littéraire le plus public, le théâtre. On vit ainsi des pièces de Robert Chesley, de Victor Bumbalo (Adam and the Experts) et d’autres, outre celles de Larry Kramer et William Hoffman. Cependant, le théâtre allait bientôt être rejoint par le genre littéraire le plus intime.

La poésie est une façon de réagir plus personnelle et plus immédiate que toute autre forme de littérature. Elle ne demande ni machinerie, ni intrigue, ni personnages, elle évoque directement des moments d’une intensité particulière. Les grands poètes anglais de la Première Guerre mondiale, Wilfred Owen, Robert Graves, Siegfried Sassoon, avaient réagi de façon immédiate aux massacres des tranchées, écrivant sur la guerre pendant la guerre, dont certains passages composés directement sur la ligne de front. Ainsi « Dulce et Decorum Est » de Wilfred Owen, dont le ton factuel, froid, amer, sec, trouvera des échos chez de jeunes poètes américains soixante-dix-sept ans plus tard.

« Si toi aussi, à chaque cahot, tu pouvais entendre Le sang couler à gros bouillons de ses poumons rongés, Obscène tel un cancer, amer comme le pus De plaies atroces et incurables sur des langues innocentes… »

Seule la cadence un peu datée permet de comprendre que le blessé est en train de mourir de gaz asphyxiant et non de pneumocystis carinii.

Spontanément, hommes et femmes se mettaient à composer des vers sur leurs amis, leurs amants, sur eux-mêmes, sur ce qu’ils voyaient, ce qu’ils craignaient, ce qu’ils perdaient. Certains étaient des écrivains connus, d’autres étaient en voie de l’être, d’autres encore survécurent à peine à leur premier livre. Ils étaient publiés dans de petites revues, des livrets, des brochures faites main, des anthologies reliées. Certains rappelaient la mauvaise poésie telle que la définit Randall Jarrell dans La Chauve-souris poète : « C’est comme si les écrivains vous avaient envoyé leurs bras et leurs jambes arrachées, avec “Ceci est un poème” griffonné dessus. » Les meilleurs illustraient une expérience crue avec une telle précision, une telle clarté que le lecteur, quel qu’il soit, en sortait avec une nouvelle appréhension du monde.

Les plus poignants étaient parfois de simples instantanés, d’une acuité particulière, sur des impressions. Ils faisaient ce que le journalisme devrait faire : rendre accessible une expérience radicalement autre. Ainsi Melvin Dixon, dont « Heartbeats » est une des évocations les plus bouleversantes de la pneumonie liée au sida. Le poème est d’un dépouillement brut, composé suivant une cadence binaire, tel un poing frappant contre une porte.

« Plus d’air. Inspire. Inspire. Plus d’air. Le vide. Chambres blanches. Tête brûlante. Pieds froids. Pas de travail. Mange bien. Scanner. Menton relevé. Inspire. Expire. Plus d’air. Plus d’air. Sang coagulé. Poumons douloureux. Bouche sèche. Pensée disparue. Six mois ? Trois semaines ? Impossible de manger. Plus d’air. Aujourd’hui ? Ce soir ? Elle attend. Elle m’attend. Mon coeur. Ne t’arrête pas. Inspire. Expire. »

Melvin Dixon était professeur de littérature, poète, romancier, et auteur de Trouble the Water, un premier roman prometteur sur ce que signifie grandir quand on est noir et gay. Il est mort en 1992 à l’âge de 42 ans.

Extrait de "Anges batailleurs -Les écrivains gay en Amérique, de Tennessee Williams à Armistead Maupin", Bram Christopher, (Editions Grasset), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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