La remise en cause des accords de Dublin sur l’immigration par l'Allemagne ouvre-t-elle la porte à l'Asylum shopping ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le fils d'un migrant en Allemagne.
Le fils d'un migrant en Allemagne.
©Reuters

Demande d'asile à la carte

Alors que l'Allemagne s'attend à recevoir 800 000 demandes d'asile en 2015, l'Office allemand fédéral des migrations et des réfugiés demande la suspension d'une règle de l'accord de Dublin. Celle-ci stipulait qu'un demandeur d'asile ne pouvait réaliser les démarches que dans le premier pays d'arrivée dans l'espace Schengen.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : La demande faite par l'Allemagne devrait être effective uniquement pour les réfugiés syriens. Les accords de Dublin II étaient déjà décriés par de nombreux experts. Quels en sont les principaux arguments, sa remise en question pourrait-elle faire intervenir une sélection des pays par les demandeurs d'asile ?

Gérard-François Dumont : Effectivement, les accords de Dublin II sont décriés notamment sur cette mesure aujourd’hui suspendue par l’Allemagne pour les Syriens. Un premier argument résulte des inégalités géographiques : les régions proches des territoires de départs, comme ceux sur le pourtour méditerranéen, sont les premiers confrontés à la pression migratoire moyen-orientale et africaine.

Le deuxième principal argument, c’est que le savoir-faire en matière d’accueil et de traitement de demande d’asile est inégal lui aussi en fonction des pays. Les montants d’allocations versées, l’offre de logements, l’accès au marché du travail et les possibilités concrètes d’obtenir un emploi, la capacité des pays d’accueil à proposer des traducteurs pour faciliter les démarches, la durée de traitement des dossiers… sont fort différents selon les pays européens. Et Il n’y a évidemment pas d’harmonisation sur ces questions entre les pays européens. Certaines inégalités sont en partie le produit de l’histoire, puisque des pays peuvent se prévaloir d’une longue tradition d’accueil, comme la France ou l’Allemagne, puisqu’ils ont appliqué dès 1951 la convention de Genève. A l’inverse, des pays anciennement communistes doivent traiter ces phénomènes que depuis une époque beaucoup plus récente. Le respect des libertés des demandeurs d’asiles ou celui des demandeurs dont le dossier a été rejeté sont également propres à chaque pays en fonction des lois nationales et, plus encore, de la façon dont elles sont appliquées.

L’idée au départ de cette disposition des accords de Dublin II avait pour objet d’éviter que les demandeurs d’asile fassent leur marché (asylum shopping), en déposant des demandes d’asile dans plusieurs pays ou en choisissant un seul dépôt dans le pays leur offrant a priori le plus d’opportunités. Mais, en dépit de ce règlement, les demandeurs d’asile choisissent. On ne voit pas les demandeurs d’asile s’orienter massivement vers la Roumanie où la dynamique économique est faible et où le système de corruption limite les possibilité en matière davantages sociaux ou d’emploi.

Ainsi, dans les années 2000, le pays européen champion de l’accueil des demandeurs d’asile était la France (1). Mais on observe, avec les années 2010, une inversion en faveur de l’Allemagne. En effet, il serait naïf de croire que les demandeurs d’asile ne sont pas bien informés des conditions sociales des pays d’accueil, tout autant que de leur situation économique. C’est pourquoi ils vont aujourd’hui davantage vers l’Allemagne dynamique que vers une France stagnante.

En quoi la suspension de cette règle permettra-t-elle de faciliter la gestion de ces demandeurs d'asiles pour les autorités allemandes ? 

Il est nécessaire de replacer ce chiffre de 800 000 demandes d’asile que l’administration de l’Allemagne s’attend à devoir gérer pour l’année 2015. En effet, ce n’est pas la première fois que ce pays voit de fortes arrivées migratoires. En 1945, l’Allemagne détruite par la défaite a accueilli environ 2 millions de personnes chassés des Sudètes, sans oublier celles de Silésie et de Prusse orientale.. Autre référence : les 3,3 millions de rapatriés tardifs (aussiedler) venus de l’ex-URSS avec la fin du rideau de fer.  En 1993, les ordres de grandeur des demandes de réfugiés en provenance d’ex-Yougoslavie étaient similaires au chiffre de 2015. La France a connu également des flux intenses avec les rapatriés d’Algérie et les harkis en 1962, sans oublier l’accueil d’environ 120 000 boat people en 1979, chiffre il est vrai moindre. Ainsi, ce chiffre de 800 000 demandes d’asile, soit 1% de la population de l’Allemagne, qui est effectivement élevé, a déjà été géré par le passé.

Dans ce contexte, lorsque l'Office allemand fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF) décide, le 21 août 2015, ce qu’il appelle la suspension des accords de Dublin II adopté en 2003 pour les Syriens, qu’est-ce que cela signifie ?  Ces accords visent à déterminer rapidement l'État membre responsable d’une demande d'asile dans le but d'empêcher un demandeur de présenter des demandes dans plusieurs États membres. Il prévoit en conséquence le transfert du demandeur d'asile vers cet État membre qui est celui par lequel le demandeur d'asile a effectué son entrée dans l'UE (2). Autrement dit, la demande d’asile doit être traitée dans le premier pays d’arrivée de l’UE.

En réalité, la décision du BAMF ne déroge pas à ces  accords de Dublin II car ceux-ci n’interdisent pas de passer outre cette disposition. En effet, le règlement de Dublin II prévoit une "clause de souveraineté", la possibilité pour un pays d’assumer volontairement la responsabilité du traitement des demandes d'asile pour lesquels il est pas géographiquement responsable. Mais l’annonce du BAMF fait novation.

La décision de l’Allemagne révèle deux éléments. Le premier est de reconnaître la spécificité de la migration en provenance de Syrie, dont la population subit depuis 2011 une guerre civile particulièrement violente du fait de la multiplicité des acteurs militarisés et des méthodes particulièrement brutales utilisées, notamment par l’organisation État islamique (3). Cette décision reconnaît donc qu’il y a une différence de considération à avoir entre les demandes d’asile de Syriens, soumis à un véritable exode tout simplement pour assurer leur survie, et celles d’autres immigrants dont certains sont parfois, voire souvent, des migrants économiques qui utilisent la procédure de demande d’asile pour obtenir un titre de séjour dans un pays européen.

Deuxièmement, la décision de l’Allemagne est pragmatique ; elle répond au principe de réalité. En réalité, les accords de Dublin II rappelés ci-dessus ne sont pas respectés. Ils supposent en effet que le premier pays de l’UE où arrive le migrant appose un cachet sur les documents du migrant prouvant le premier poste frontière franchi par ce dernier et donc le premier pays tenu à étudier sa demande d’asile.

Pour l’Allemagne, quel est l’intérêt d’une telle mesure ? Premièrement, cela ne concerne qu’une partie des demandeurs d’asile, environ un cinquième, une proportion jusqu’à présent moindre que les demandes d’asile venant de pays de l’ex-Yougoslavie. En second lieu, l’administration allemande n’aura plus de temps à consacrer ni à rechercher par quelle frontière et donc quel pays le migrant d’origine syrienne est arrivé dans l’Union européenne, ni dans des procédures de renvoi du demandeur d’asile dans ce premier pays. C’est sans doute du temps administratif qui est ainsi gagné.

Les gouvernements grecs et italiens appellent régulièrement l'Europe à l'aide pour la gestion de ces arrivées. Début août, l'ONU avait qualifié l'accueil des migrants en Grèce de "chaos total". Dans quelle mesure est-ce que cette mesure d'urgence permettrait-elle d'alléger le fardeau des pays aux portes de l'Union ?

La mesure d’urgence prise par le BAMF ne modifie pas les causes des migrations massives qui se présentent dans l’Union européenne, qu’il s’agisse de la mauvaise gouvernance qui fait de certains pays des Balkans, notamment du Kosovo, un repoussoir, des conflits au Moyen-Orient, ou du contexte politique de la Libye qui a transformé ce pays en un vaste pays de transit devenu, en quelque sorte, le "paradis" des passeurs.

La pression migratoire sur la Grèce et l’Italie ne sera donc pas modifiée par la décision que vient de prendre le BAMF.

l'Allemagne milite auprès de la commission européenne pour le partage de la prise en charge des migrants. l'Allemagne souhaite-t-elle montrer par cette suspension l'exemple aux pays qui y sont réfractaires ? Dans quelle logique, que cela soit à l'échelle européenne ou nationale, cette suspension s'inscrit-elle ?

Manifestement, les responsables politiques Allemands sont à la recherche d’un discours audible par leur population. Ils réalisent que leurs électeurs sont inquiets devant une immigration massive, alors que le système migratoire européen semble prendre l’eau de toutes parts : des îles grecques, comme Kos, devenues des passoires, un murs de barbelés construit en Hongrie à la frontière avec la Serbie, la pression à Calais, le ministre des affaires étrangères danois qui évoque la fermeture de ses frontières avec l’Allemagne (4), la France qui déploie sa police à une frontière intra-européenne, celle entre Vintimille et Menton… et donc la question des frontières de l’Europe qui ne cesse de se poser, faute de toute réflexion préalable sérieuse (5).

Il est curieux d’observer que les deux grandes discussions politiques d’août 2015 sur le thème de la gestion des migrants en Europe, la crise de Calais provoquant l’accord franco-britannique du 20 août  et la réunion du président français François Hollande et de la chancelière Angela Merkel, à Berlin, du 24 août sur la crise des migrants, se sont tenus en l’absence de représentant de la Commission européenne. Aucune explication n’a été fournie. Les trois grands pays de l’UE reprocheraient-ils à la Commission une responsabilité par son imprévoyance, son incapacité d’anticipation, son absence de vision politique tant sur la crise migratoire que sur ses causes qui auraient appelée une autre politique extérieure ?

Pourtant, sur cette crise des migrants dont on peut dater les prémices à 2011, le discours des responsables allemands s’avèrent assez variables, sans logique pérenne à proprement parler. D’une part, l’Allemagne cherche à maintenir la concorde sociale dans son pays alors que des tensions s’y font jour. D’autre part, l’Allemagne n’a pas les atouts géopolitiques qui lui permettraient d’agir de manière significative en faveur de la résolution des conflits qui sont les facteurs principaux de ces immigrations massives, contrairement à la France qui est très présente au Moyen-Orient et en Afrique, et qui aurait eu les atouts, malheureusement guère utilisés, voir utilisés à rebours, pour contribuer à stabiliser les zones de départ de ces migrants.

  • (1) Dumont, Gérard-François, "La France championne européenne de l’asile", Population & Avenir, n° 703, mai-juin 2011
  • (2) Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014.
  • (3) Pautet, Arnaud (coordination), Moyen-Orient, Chaos et recompositions, Paris, Ellipses, 2015.
  • (4) Dumont, Gérard-François, "Il n’y a pas que l’euro : cette autre institution européenne actuellement chahutée", Atlantico, 5 juillet 2015.
  • (5) Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre "Quelles frontières pour l’Europe ? Une question révélatrice des enjeux et incertitudes de l’UE", Diploweb.com, 29 mars 2015.

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