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La France malade de la victimite
©MARTIN BERNETTI / AFP

Intérêt pour la souffrance ?

Une fausse victime des attentats du 13 novembre sera jugée ce mardi 2 octobre. Un jugement qui illustre un paradoxe bien français : être une victime (au sens large) serait devenu un moyen d'exister socialement (et médiatiquement) dans un pays où l'on ne prête plus attention aux vrais victimes (elles bien réelles) du quotidien.

Jacques Billard

Jacques Billard

Jacques Billard, agrégé et docteur en philosophie, a été inspecteur-professeur de l’Éducation nationale, directeur d’études à l’IUFM de Paris, maître de conférences à l’Université de Paris-I et à l’IEP (Sciences-Po). Il Ancien président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, il a notamment été membre du Haut Conseil à l’Intégration. Il tient un blog.

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Atlantico : La présumée fausse victime de l'attentat du 13 novembre 2015 Alexandra D sera jugée ce mardi 02 octobre 2018 devant le tribunal correctionnel de Paris pour escroquerie et faux témoignage. Comment en est-on arrivé à une ère ou le statut de victime semble être socialement enviable ?

Jacques Billard : Cette personne est loin d’être la seule dans ce cas. Bataclan et Nice, il s’agit de dizaines de personnes et il est probable qu’elles n’ont pas toutes été démasquées. Il ne s’agit là que d’escroquerie banale, courante. Elle choque un peu plus que les autres escroqueries, car nous n’y sommes pas encore habitués comme nous le sommes pour les escroqueries aux aides sociales ou à toutes les formes de solidarité. L’attractivité du statut de victime n’est pas ici le moteur. Il s’agit de simple crapulerie éventuellement commise sous couleur d’affabulation.

Il est vrai que certains se sont même rêvés victime du Bataclan, redonnant ainsi un peu d’allure à leur vie un peu terne. Aux experts psy de trancher, mais le drame, dans cette affaire, c’est que dès qu’une générosité sociale se met en place, une nuée de profiteurs apparaît qui met en péril les dispositifs de solidarité. Mais cela n’a rien de nouveau.

Cependant la question que vous posez – le caractère attractif du statut de victime – est sérieuse et pointe une réalité en fort développement. Et cela peut se comprendre. Dans une société comme la nôtre où la solidarité est plutôt assez forte et où la générosité est portée comme une valeur supérieure, on attire l’attention sur soi en se dévoilant comme victime. Éventuellement, on en tire profit. Mais le profit n’est pas forcément le mobile le plus profond.

On est là dans le registre moral. Nous sommes tous tenus d’apporter tout le soulagement qu’on peut à qui souffre. Mais lorsqu’on passe dans le registre politique, il en va tout autrement. Se déclarer victime, c’est d’une part, écarter sa propre responsabilité et, d’autre part, attendre une réparation. Sur le plan moral, la victime est victime de la force des choses ou de la malchance, ce qui ne désigne aucun coupable. Sur le plan politique, toute victime est victime d’une mauvaise action. Se dire victime, c’est désigner un coupable. Et cela fonctionne assez bien. Nous, les pays occidentaux, sommes en effet tout à fait prêts aux repentances et aux réparations. Alors, pourquoi ne pas jouer cette carte qui se trouve, en fait, être un investissement rentable.

Pas plus tard qu’hier, 30 septembre, c’est le président de la Guinée, Alpha Condé, qui se place en victime de la France pour expliquer le retard économique de son pays : en 1958, lors de l’indépendance, tous les cadres économiques français sont partis, laissant les pays à lui-même. Incroyable ? Pas du tout. Il suffit d’insister et cela sera entendu et sans doute indemnisé. La Guinée est faible, mais ce n’est pas de sa faute, elle a été victime de la France qui a… décolonisé trop vite ! Comme dit Alpha Condé : « La France a tout fait pour que la Guinée ne puisse pas se développer. » 

Il y a ici télescopage entre le domaine politique et le domaine moral. Et parce qu’on plaque de la morale sur de la politique, par hypothèse, celui qui proteste de son innocence est suspect tandis que celui qui souffre ne ment pas.

On observe un regain d'intérêt pour l'histoire des victimes dans les émissions télé, que ce soit pour les SDF ou les malades. Y a-t-il une libération de la parole, un intérêt pour la souffrance, ou est-ce une question de curiosité ?

Il y a certainement une libération de la parole, car le malheur qui, naguère, se faisait discret ne se cache plus. La douleur, qui restait intérieure, se montre et la souffrance trouve un bénéfice secondaire dans son exposition. Il y a là une exhibition qui, bien sûr, fait douter de la réalité de la souffrance. Qui trouve de l’intérêt dans l’exhibition de sa souffrance ne souffre peut-être pas autant qu’il le dit. Car par nature, toute souffrance est intérieure, voire secrète. Elle n’est jamais un étendard. On la décèle par des signes qu’on interprète et non par voie d’affichage public. On la mesure par sympathie – on souffre de la souffrance des autres – non par des chiffres.

Mais s’il y a exhibition de la souffrance, c’est qu’il existe un public pour la regarder. Des curieux ? Des voyeurs ? La souffrance, humaine ou animale, est un spectacle. On ne compte plus, sur YouTube, les vidéos de grands carnassiers dévorant des victimes vivantes, terrifiées et tordues de douleur.

Il n’y a pas si longtemps, dans nos pays, les exécutions capitales avaient lieu en public et le public n’a jamais manqué. Beaux spectacles que ces pendaisons, ces décapitations et ces bûchers. On y venait en famille voir la souffrance et on était excusable d’y prendre plaisir, car c’était une souffrance d’expiation.

Faut-il supposer qu’il existe au fond de la nature humaine des tendances mal réprimées qui prennent plaisir à voir souffrir autrui ? Probablement. D’autant que la souffrance qu’on voit, alors qu’on ne l’a pas infligée, est un plaisir non mêlé de culpabilité. Seuls les sadiques prennent plaisir à la souffrance qu’ils infligent. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’on soit à la fois attiré par la souffrance d’autrui tout en éprouvant, pour eux, de la pitié. C’est la nature humaine.

Paradoxe, la solidarité face aux victimes réelles est loin d'être vivace. Dans la nuit de vendredi à samedi 29 septembre, un couple à scooter a violemment percuté une voiture à Villetaneuse. Au sol, le conducteur et sa compagne se sont fait dérober leurs sacs. Des témoins ont affirmé que des individus ont photographié et fait des selfies avec les victimes… Comment expliquer qu'être victime semble devenu une manière d'exister socialement alors que le traitement qui leur est réservé reflète un manque cruel d'empathie ?

Je veux croire que le cas que vous évoquez reste un phénomène marginal. En revanche, ce qui est inquiétant, c’est le recul du sentiment de l’humanité. Car les crapules qui ont profité de l’accident n’auraient pas dépouillé des personnes qui leur sont proches. Le délitement du lien social et la perte du sens de l’humanité sont – c’est mon hypothèse – la conséquence de la dégradation de la société en communautarismes. Tous ceux qui appartiennent à ma communauté sont mes frères et je me ferais tuer pour eux. En revanche, ceux n’en font pas partie ne me sont rien et il n’y a ni faute ni péché à les dépouiller. Si on s’en abstient, c’est seulement parce que c’est interdit par la loi et que, si on se fait prendre, cela peut coûter cher.

On n’insistera jamais assez sur le recul de l’idée d’universalité du genre humain. Même l’homme le plus lointain doit être mon prochain. Mais regardez : dans tel tsunami, la première question posée est de savoir s’il y a des Français parmi les victimes. Pour que tout homme soit mon prochain, il faut une éducation morale, sinon, seuls ceux qui appartiennent à ma tribu sont mes frères. Mais l’éducation morale… c’est fini.

Et puis il y a, pour le voyeur, un intérêt de compassion : je plains celui qui souffre et je suis grand de les plaindre. Je suis quelqu’un de bien que la souffrance des autres ne laisse pas insensible. Demain, au bureau, je dirai : « vous avez vu, hier à la télé ? C’est terrible, ces pauvres gens... » Et tout mon devoir sera alors accompli. À bon compte.

Pourtant, vous avez raison de le souligner, la victime, aujourd’hui, accède, en tant que victime, à une sorte de statut social. Et même plus, en tant que victime, elle accède à une sorte de sacralité. Qui oserait toucher à une victime ? La victime est devenue quelqu’un.

D’où la tendance, politique cette fois et non plus morale, à se « victimiser » (entre guillemets, car ce mot est un anglicisme). Se présenter comme victime, décrire sa souffrance comme on fait à la télé, c’est un investissement. Une manière de rentabiliser sa situation de victime. Ceux qui se « victimisent » seront, bien sûr, dénoncés comme des imposteurs. Mais l’ensemble du mécanisme fera grand tort aux vraies victimes qui seront inévitablement confondues avec les postures de victimisation.

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