La France en plein divorce : ce que les électeurs voulaient, ce que les partis proposaient <!-- --> | Atlantico.fr
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Les électeurs ne croient plus en l'offre du parti auquel ils avaient l'habitude de se rattacher.
Les électeurs ne croient plus en l'offre du parti auquel ils avaient l'habitude de se rattacher.
©Reuters

Un couple qui bat de l'aile

Alors que tous les regards se tournent vers le duel PS-FN Dans le Doubs, un mouvement de fond est à l’œuvre en France : dans tous les courants politiques, les électeurs ne croient plus en l'offre du parti auquel ils avaient l'habitude de se rattacher. Il est temps de remettre les pendules à l'heure avant qu'il ne soit trop tard.

Jean Garrigues

Jean Garrigues

Jean Garrigues est historien, spécialiste d'histoire politique.

Il est professeur d'histoire contemporaine à l' Université d'Orléans et à Sciences Po Paris.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Histoire du Parlement de 1789 à nos jours (Armand Colin, 2007), La France de la Ve République 1958-2008  (Armand Colin, 2008) et Les hommes providentiels : histoire d’une fascination française (Seuil, 2012). Son dernier livre, Le monde selon Clemenceau est paru en 2014 aux éditions Tallandier. 

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Vincent Tiberj

Vincent Tiberj

Vincent Tiberj est chargé de recherche à Sciences Po. Diplômé et docteur en science politique de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, il est spécialisé dans les comportements électoraux et politiques en France, en Europe et aux Etats-Unis et la psychologie politique,

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Olivier Rouquan

Olivier Rouquan

Olivier Rouquan est docteur en science politique. Il est chargé de cours au Centre National de la Fonction Publique Territoriale, et à l’Institut Supérieur de Management Public et Politique.  Il a publié en 2010 Culture Territoriale chez Gualino Editeur,  Droit constitutionnel et gouvernances politiques, chez Gualino, septembre 2014, Développement durable des territoires, (Gualino) en 2016, Culture territoriale, (Gualino) 2016 et En finir avec le Président, (Editions François Bourin) en 2017.

 

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Atlantico : Selon un sondage CSA pour Atlantico publié en novembre 2014, près de 30% de la population ne se sent représentée ni à gauche, ni à droite, ni au centre. Le vote FN est quant à lui souvent présenté plus comme un signe de protestation que de réelle adhésion. Quelle est la nature et l'ampleur de la déconnexion entre les partis et leur électorat traditionnel ?

Vincent Tiberj : Au-delà de ce seul résultat d’enquête, en remontant le temps on se rend compte que cette déconnexion est ancienne. Ce type de question est posé dans le cadre d’enquêtes depuis les années 80, et on a toujours obtenu des taux similaires. Quand on demande aux sondés s’ils considèrent que les responsables se préoccupent d’eux, ils répondent à 80 % « peu » ou « pas du tout », et ce depuis le milieu des années 90. La crise est ancienne, et plutôt que de crise d’ailleurs, je parlerais d’une donnée constante de méfiance systémique à l’égard des responsables politiques. Plus largement, il s’agit d’une inadéquation entre un système représentatif de facto élitiste, et des citoyens qui sont capables de jouer un rôle beaucoup plus important dans la politique au quotidien. Pour résumer, au lieu de les intéresser au budget municipal, on se contente d’avoir leur avis sur les pots de fleur…

Parti communiste

Vincent Tiberj : Le Parti communiste est en crise depuis très longtemps, et il y a belle lurette qu’il n’est plus l’incarnation de la gauche de la gauche. Son problème réside dans son incapacité à se renouveler. Son électorat n’a pas disparu, il s’est transformé, quand le PC, lui, reste engoncé dans un état d’inertie idéologique. Plus globalement, à la gauche de la gauche, nous nous trouvons face à des organisations politiques qui restent sur des clivages idéologiques issus du passé communiste et trotskyste. N’oublions pas qu’en 2007, un tiers des gens qui votaient n’étaient pas en âge de le faire en 1988. Pour eux, le communisme, comme l’anticommunisme, ne sont pas des références idéologiques qui comptent.

Jean Garrigues : Le Parti communiste a commencé à perdre son statut de représentant de la classe ouvrière dans les années 70, paradoxalement à cause de François Mitterrand, qui a su conquérir une partie de cet électorat avec son programme commun. L'un des événements politiques les plus importants de ces 20 dernières années tient dans la translation d'une partie de l'électorat populaire (milieu ouvrier et secteur tertiaire) du PC vers le FN. La fonction protestataire exercée par le PC est aujourd'hui presque totalement confisquée par le FN, qui est devenu le premier parti des ouvriers. Quelques bastions communistes perdurent en banlieue parisienne, mais globalement c'est à un véritable transfert de population électorale que nous avons pu assister. C'est pourquoi le PC a tendance à se replier sur une base liée au monde des petits fonctionnaires salariés, qui bien souvent aussi sont liés à la CGT. L'attraction exercée par la figure tribunitienne de Jean-Luc Mélenchon, qui s'appuie sur des catégories intellectuelles qui se retrouvent dans une forme de gauche radicale mais pas dans le PC, a contribué à affaiblir le parti.

Parti de Gauche

Vincent Tiberj : Nous nous trouvons dans un étrange décalage entre d’un côté des logiques héritées du passé, et de l’autre un électorat qui attend autre chose. Lorsque Mélenchon se met à expliquer par exemple que la présence chinoise au Tibet ne pose pas de problème, c’est peut-être le cas dans une logique communiste, mais pas dans une logique post-communiste.

Le NPA et Parti de Gauche peuvent être mis dans le même panier. Le NPA a voulu aller au-delà des clivages idéologiques hérités du passé, sortir des schémas trotskystes pour englober l’ensemble de la gauche mouvementiste, mais de toute évidence cela n’a pas fonctionné.

L’lectorat de la gauche de la gauche est globalement le même que celui du PS, la seule variation se trouvant dans le degré d'exigence : plus d’Etat, plus de redistribution, plus d’égalité, plus de collectif… Autant les partis de la gauche de la gauche proclament ces principes, autant le PS s’en éloigne aujourd'hui. Quoi qu’on dise, dans la majorité des cas le PS représente pour les électeurs de la gauche de la gauche le vote du second tour. Cependant le PS d’aujourd’hui est plus proche du centre, voire de la droite, sur ces questions-là. La Loi Macron, la mise en place d’autocars, le Pacte de responsabilité, ce n’est pas vraiment ce qu’attend l’électorat de gauche.

Jean Garrigues : La Parti de Gauche n'a pas d'électorat traditionnel, contrairement au Parti communiste qui s'appuie sur une géographie de base liée aux "banlieues rouges", ainsi que sur des influences locales, au travers de "barons". Le Front de gauche s'est construit autour d'un homme, à partir d'une dissidence avec le PS. Jean-Luc Mélenchon a rallié à lui une partie du monde de l'éducation, de la culture, mais aussi de l'électorat communiste traditionnel salarié qui avait besoin d'un chef charismatique. Ce qui est sûr, c'est le Front de gauche ne peut pas prétendre incarner les classes populaires dont il se veut le porte-parole, car il est beaucoup trop minoritaire.

Parti socialiste

Vincent Tiberj : L’électorat du PS garde globalement les mêmes demandes et logiques que le reste de la gauche. Ce qui est intéressant, c’est de voir à quel point le PS a eu du mal à gérer la question de l’orientation idéologique. La tentation sociale libérale a émergé au PS dans les années 90, elle a beaucoup travaillé ses élites. Au moins aujourd’hui le Pacte de responsabilité a le mérite de clarifier cette évolution. Déjà, les discours de Dominique Strauss-Kahn à la fin des années 1990 étaient des signes avant-coureurs, la fascination pour Tony Blair… Le choix est donc acté, mais il se trouve que l’électorat de gauche ne se trouve pas dans cette logique. Mécaniquement, donc, par cette volonté de séduire l’électorat centriste, le décalage avec l’électorat de gauche s’accentue. Du point de vue de la démocratie représentative c’est très ennuyeux, car les dirigeants sont élus grâce aux voix de gauche, mais ne mènent pas une politique conforme à ce que ces dernières voudraient. Le bon vieil adage de Charles Pasqua, « les promesses n’engagent que ceux qui les croient » a ses limites : il ne faut pas s’étonner que les électeurs de gauche ne se mobilisent plus lors des scrutins locaux.

Les frondeurs sont plus en adéquation avec l’électorat de gauche que Manuel Valls. Ce dernier essaye justement de ranimer l’électorat de gauche avec les thématiques de racisme et de l'antisémitisme, et en invoquant le danger du Front National, mais ce n’est pas suffisant. Pour le moment les événements de janvier ont mis cette déconnexion sous le boisseau, mais ne l’ont pas résolue.

Jean Garrigues : François Mitterrand dans les années 80, âge d'or du Parti socialiste, avait réussi à capitaliser sur une partie de l'électorat ouvrier grâce aux aspects révolutionnaires de ses "110 propositions", tout en séduisant une grande partie des classes moyennes salariées. Ce sont ces dernières qui constituent l'ossature de la famille socialiste, c'est-à-dire la SFIO devenue PS. Cette même ossature a été déterminante dans la victoire de François Hollande en 2012, mais une grande partie des électeurs qui la composent sont aujourd'hui des déçus du hollandisme, et posent une question au PS qui est très difficile à traiter : leur mécontentement repose-t-il sur ce qu'ils pourraient considérer comme une droitisation de la politique de François Hollande, c'est-à-dire la trahison des promesses réelles ou implicites de 2012 (car en réalité son programme n'était pas si à gauche que cela), ce qui devrait logiquement les conduire vers un vote pour le FG, ou bien ne seraient-ce pas plutôt les questions d'autorité, de sécurité et d'identité qui les taraudent, questions auxquelles les socialistes au pouvoir ne se seraient pas assez confrontés ? Dans une telle éventualité, cet électorat serait bien plus tenté par un vote FN qu'on aurait pu le penser. Il s'agit là d'un point nodal dans la mesure où Hollande et  Valls ont fait le pari de maintenir le cap libéral, et d'aller vers une politique de fermeté et d'ordre républicain, qui serait de nature à enrayer l'hémorragie possible vers le FN.

Quant aux frondeurs, dont ou pourrait croire qu'ils sont davantage en phase avec les électeurs du PS, je crois qu'ils constituent uniquement une représentation traditionnelle de l'électorat du PS, au sens où ils constituent une interprétation qui ne tient pas compte de l'évolution culturelle et idéologique de ce même électorat. Ce dernier est de plus en plus sensible aux thèses de la croissance par l'offre, c'est-à-dire par la capacité d'entreprendre, par l'allègement des charges sur les entreprises… Sa sympathie pour l'entrepreneuriat est bien plus poussée qu'il y a vingt ans. La perception de l'électorat évolue donc dans un sens qui permettrait au PS d'aller vers une inflexion plus libérale, et par ailleurs de s'intéresser plus activement à la sécurité, l'autorité, etc.

Parti radical de gauche

Vincent Tiberj : Le PRG est l’exemple type du parti qui existe uniquement parce qu’il y a une élite et des accords entre les organisations, mais d’un point de vue électoral il n’existe pas. Même dans le sud-ouest cet électorat n’existe  pas : ce ne sont que des réseaux de notables. Christiane Taubira est la dernière à avoir porté le PRG lors d’une présidentielle, en 2002, avec un score de 2%, mais ce n’étaient clairement pas des radicaux qui votaient pour elle. Ceux qui ont voté pour elle étaient majoritairement socialistes, et voulaient envoyer un message à Lionel Jospin. Sans l’existence d’un corps électoral, il ne peut y avoir de déconnexion avec le parti !

Jean Garrigues : Traditionnellement, la famille radicale a représenté une sensibilité plus centriste, attachée à la laïcité, qui était l'un des fils conducteurs de la tradition républicaine et des territoires périphériques, notamment le sud-ouest. S'agit-il d'un électorat autonome ou particulier ? Sans doute s'agit-il de la sensibilité de gauche la plus ouverte à l'évolution libérale. La sociologie électorale du PRG est difficile à établir, si ce n'est qu'il s'agit surtout d'un vote provincial, avec une sensibilité méridionale…

Europe Ecologie Les Verts

Vincent Tiberj : EELV est l’un des partis les plus populaires en France, mais ses sympathisants n’en sont pas des vrais, au sens politique du terme. Les Verts, aujourd’hui, en tant qu’organisation, se cherchent. Comme dans toute organisation partisane il existe un jeu entre les élites, et la question de la connexion avec les électeurs se pose. En ce moment deux tendances s’opposent : l’une, portée par Jean-Vincent Placé, essaye de se raccrocher à une sorte d’écologisme du centre compatible avec Hollande, et l’autre organisée autour de Cécile Duflot, que l’on peut qualifier d’écologisme de gauche. D’un point de vue purement électoral, c’est cette deuxième ligne que favoriseraient les électeurs des Verts. Mais là nous parlons des électeurs, et non des gens qui lors d’un sondage expriment une unité de façade avec les écologistes. Avec le rapprochement du PS avec le centre, on se dirige progressivement vers une alternative rouge et verte. Cette fusion est en gestation depuis le début des années 2000, Besançennot étant déjà porteur à l’époque de cette idée, capable d’être en pointe à la fois sur les sujets sociétaux, socio-économiques et économiques. Cécile Duflot essaye de faire la même chose, et Jean-Luc Mélenchon aussi. Si l’on additionne les scores supposés de Duflot et Mélenchon, on n’est pas loin du score de Hollande au premier tour.

Jean Garrigues : La base socio culturelle des Verts se rapproche de plus en plus de celle du Front de gauche, ce qui explique le rapprochement de Cécile Duflot avec Jan-Luc Mélenchon. Ce n'est pas seulement une question d'égo, mais aussi un positionnement logique pour un électorat qui veut rester fidèle aux traditions d'une gauche mettant en avant les valeurs d'égalité et de justice sociale, et qui refuse la politique du gouvernement, qu'elle considère comme une "dérive" du PS. Finalement le point de rassemblement se trouve plus dans la sauvegarde de l'orthodoxie socialiste que dans l'écologie elle-même… Le parti se trouve face à une crise identitaire : soit il reste associé au PS, soit il entre en dissidence. Sociologiquement, il s'agit d'un électorat lié à l'éducation et la culture, d'une partie des classes moyennes supérieures qui restent très attachées au champ idéologique de la gauche. Entre ces deux stratégies qui s'opposent, il est difficile pour les électeurs de s'y retrouver.

MoDem - UDI

Vincent Tiberj : L’UDI est comme le PRG, il va rarement seul à la bataille. Ce sont seulement des logiques d’organisation partisane, qui comptent. Le MoDem est différent, dans la mesure où François Bayrou est arrivé par deux fois à des scores à deux chiffres, et où peu de gens peuvent s'en  targuer. Cet électorat de compromis existe, cependant il est broyé par un mode de scrutin qui lui est totalement défavorable. Il n’a pas grand-chose à reprocher à Bayrou d'ailleurs, on ne peut donc pas parler de déconnexion. Le problème vient du fait que le MoDem ne peut pas prétende à des responsabilités avec le système électoral qui est le nôtre, qui induit la bipolarisation. Dans un système de représentation proportionnelle les choses seraient très différentes. Lors de face-à-faces hypothétiques au travers d’enquêtes d’opinion, Bayrou l’emportait et face à Sarkozy, et face à Hollande.

Jean Garrigues : Les électorats de l'UDI et du Modem n'en sont qu'un, en réalité : provincial, de couche moyenne, supérieure ou indépendante professionnellement parlant. En partie marqué par le catholicisme, cet électorat hésite comme ses dirigeants entre la tradition de l'alliance avec la droite et la tentation de regarder vers une gauche modérée que pourraient représenter Hollande ou Valls. Un décalage avec les électeurs s'est formé lorsque Bayrou a fait le choix de soutenir Hollande en 2012. On s'est alors aperçu que l'attachement à l'alliance avec la droite était ce qui dominat. Aujourd'hui la stratégie du centre correspond globalement à cette aspiration de sa base électorale.

UMP

Vincent Tiberj : Il est en train de se passer quelque chose de très particulier en France, et qui ne s’était pas produit depuis les années 80, voire avant. Généralement, lorsqu’un parti était au pouvoir, il baissait en popularité, au profit de celle du parti adverse. Aujourd’hui la baisse du PS est corrélée positivement avec la baisse de l’UMP. Les deux pendants de l’alternative classique de la vie politique française sont « déficitaires ». Cela ne se voit pas forcément aux élections locales, car l’électorat de gauche se déplace peu ces derniers temps, à l’inverse de celui de droite. L’UMP remporte donc un certain nombre de victoires, mais ce n’est pas suffisant, car à un moment donné le parti va se retrouver à devoir se battre contre le Front National.

Pour l’heure, il y a aussi à l’UMP une vraie déconnexion sur la question des alliances au second tour. D’un côté nous avons la ligne portée vers le centre, incarnée par Juppé, et de l’autre celle qui pousse à droite. Une étude Ifop a montré lors de la dernière élection présidentielle qu'en cas de deuxième tour Hollande-Le Pen, les électeurs de l’UMP votent très majoritairement pour Marine Le Pen. En cas de deuxième tour Sarkozy-Le Pen en revanche, les électeurs de Mélenchon se prononcent beaucoup plus pour Nicolas Sarkozy.

Beaucoup d'électeurs UMP et FN ont en commun le rejet de l’immigration, du multiculturel, et une demande d’autorité très forte, cependant ce souci d’autorité à l'UMP ne se traduit pas par un rejet de l’idée euopéenne. En outre, lors d’élections nationales, l’Europe importe peu, sauf du côté des électeurs de Bayrou.

Jean Garrigues : Entre l'UMP et ses électeurs, il y a des décalages entre d'une part l'électorat traditionnel de la droite, qui est séduite par la tradition d'une droite humaniste, républicaine et modérée incarnée par Juppé, et de l'autre, par une droite plus décomplexée et plus axée sur les questions de sécurité et d'identité, que représente très bien Sarkozy. Parmi les militants, le dilemme semble tranché, puisqu'ils plébiscitent Nicolas Sarkozy, voire une alliance avec le FN. Le décalage est donc grand entre l'électorat large et les militants, qui sont beaucoup plus réceptifs à la diffusion des thèmes portés par le FN. Par ailleurs, on peut considérer que Nicolas Sarkozy se retrouve en décalage vis-à-vis de sa propre majorité partisane, qui serait mieux représentée aujourd'hui par Laurent Wauquiez. Ceci dit rien n'est figé, surtout lorsque l'on connaît le pragmatisme de Nicolas Sarkozy.

Front National

Vincent Tiberj : Par rapport à de nombreux autres partis, le Front National a l’avantage de ne pas avoir à justifier de ses incohérences. Les frontistes sont dans une logique qui leur permet pour le moment de s’adresser à des électorats qui ne sont pas d’accord sur moult sujets. C’est particulièrement visible lorsque l’on regarde de près le politique locale menée par un certain nombre de nouveaux maires FN : suppression des subventions aux centres sociaux, remise en question d’un certain nombre de financements pour les associations… C’est une œuvre de détricotage du lien social, en somme. Or ce n’est pas ce qu’attend l’électorat de Marine Le Pen dans le Nord, qui à l’inverse, est en demande de protection très forte. A cet égard ils ressemblent à l’électorat de gauche par leur demande de redistribution : c’est le « welfare chauvinisme. » Cet électorat FN du nord n’a donc pas grand-chose à voir avec celui du sud, qui est clairement anti immigrés, autoritaire, anti Etat… libéral économiquement, et anti libéral culturellement parlant. Pour le moment le FN n’a pas eu à gérer cette contradiction. A un moment cela posera problème. Imaginez que Marine Le Pen arrive à la tête de la région Nord-Picardie : ses électeurs auront du mal à comprendre que l’on coupe les budgets sociaux, alors qu’elle se sera fait élire dans l’idée de protéger les ouvriers.

Jean Garrigues : Au FN, de plus en plus, apparaissent deux partis en un : le nouveau, incarné par Florian Philippot, gaulliste, souverainiste et étatiste, et le traditionnel, plus porté sur les questions d'immigration, de sécurité et d'identité, qui est représenté par Jean-Marie Le Pen et prolongé par Marion Maréchal-Le Pen. A terme, cela ne peut que générer une division au sein du parti. Ce qui pousse aujourd'hui l'électorat du FN, c'est plutôt la ligne dure, c'est-à-dire, traditionnelle. Quoi qu'on dise, l'identité, l'immigration, la sécurité restent le fond de commerce du parti. La force du courant traditionnel est de répondre au mécontentement général par la recherche du bous émissaire et la simplification des enjeux. A priori il s'agit toujours d'un vote de rejet, et non d'adhésion. On me rétorquera que c'est en s'écartant de cette ligne que Marine Le Pen a séduit un nouvel électorat, mais je pense que c'est un effet d'optique, et qu'en réalité c'est la crise qui motive le vote frontiste, bien plus qu'une supposée normalisation.

Quelles sont les spécificités du contexte actuel de déconnexion entre partis et électeurs ?

Vincent Tiberj : La tendance globale est inchangée. Cependant un changement s’est produit depuis 2007, voire 2002 : les attentes sont très fortes au moment des présidentielles, sachant que le Président français a à sa disposition bien plus de pouvoirs qu’un président américain, par exemple, pour faire appliquer ses promesses de campagne, mais les résultats ne sont pas à la hauteur. L’ambiguïté est là : on crée des attentes, alors même que le système institutionnel, imbriqué dans le cadre européen, ne permet pas de les satisfaire. Dans les années 90, on avait encore le luxe de se dire que les présidents pouvaient faire ce qu’ils souhaitaient.

Parallèlement, l’électorat comprend de mieux en mieux ce qui se passe. On n’a jamais eu autant de gens en mesure de jouer leur rôle d’électeur, de décoder ce qu’il y a de biaisé dans la parole politique. Les effets de communication ne marchent plus, il suffit de voir le décalage entre les tentatives d’exister de Nicolas Sarkozy et la perception du côté de l’électorat. Son intervention sur France 2 n’a ému personne, car les Français connaissent désormais ses « codes ». « On ne la leur fait pas ». C’est un vrai problème pour 2017, d’ailleurs : si Hollande et Sarkozy se retrouvaient au second tour, la mobilisation serait faible, car les électeurs, ayant déjà eu les deux en tant que président, ne verraient pas l’intérêt de se déplacer. Cette soif de retour ou de maintien au pouvoir, cela revient à oublier que les gens ont une mémoire.

Jean Garrigues : Cette déconnexion prend des proportions jamais connues jusqu'à aujourd'hui. A la fin de la IVe République, la crise de confiance était très forte, mais celle-ci était contrebalancée par l'attachement à des cultures partisanes : communisâmes, radicalisme, socialisme... aujourd'hui il y a manifestement une déconnexion générale vis-à-vis des institutions et des partis tels qu'ils se présentent, à savoir, comme des "écuries électorales". Le seul parti faisant potentiellement exception est le FN, sachant que celui-ci fonctionne avant tout comme une sorte de rassemblement protestataire réuni autour d'une figure charismatique. N'ayant pas de fonctionnement  partisan, il ne représente pas la forme classique du parti.

60 % d'abstention dans une élection partielle, 40 % aux législatives de 2012… Cela traduit un divorce réel entre les électeurs et l'offre politique. Mais en même temps, on voit bien que la manifestation du 11 janvier marque l'attachement à un système de valeurs qui se trouve être le socle de ces institutions et de ces partis. D'où une ambigüité dans cette crise de confiance. Celui qui pendant deux ans a été jugé comme responsable de nos difficultés fait en même temps figure de bouclier et de rassembleur en cas de crise. Cela doit nous conduire à nuancer la crise du politique, même s'il est tout de même certain que le système institutionnel doit se moderniser, et que les partis devraient être incités à donner un autre visage d'eux-mêmes, essayer de générer de nouvelles pratiques et de nouvelles formes de mobilisation et d'engagement politique. Le gout du politique reste présent, l'attachement est là : l'élection partielle du Doubs illustre l'expression protestataire de la crise de confiance, mais peut aussi représenter un sursaut d'attachement aux valeurs et institutions au travers d'un vote majoritairement socialiste. Si le vote s'était partagé entre le FN et l'UMP, on se serait alors trouvé en situation de protestation univoque contre un gouvernement. En l'occurrence, l'enjeu n'est pas le même.

Olivier Rouquan : Les premiers signes de crise de représentation remontent aux années 70-80. Après l'espoir suscité par l'alternance et la désillusion après 1981, ceci ajouté aux affaires et au néolibéralisme triomphant, période de laquelle nous ne sortons pas qui débute dans les années 90, la fracture politique se creuse. La faible marge de manœuvre du politique, l'incapacité de la France à organiser une société plus mobile (mobilité ascendante et horizontale - entre le privé et le public par exemple -) me semblent être des facteurs majeurs de découragement des citoyens. Ils conduisent au renoncement et à la râlerie permanente, voire au rejet.

La dynamique abstentionniste est ascendante pour tous les scrutins, qu'ils soient locaux, européens, ou nationaux. A quel moment la situation deviendrait-elle intenable ?

Vincent Tiberj : L’abstention n’est pas en augmentation constante en France, elle dépend foncièrement de l’importancce l’élection en jeu. Lors d’une présidentielle aujourd’hui, les gens se déplacent dans les mêmes proportions qu’au début de la Ve République. Lorsque l’enjeu est national, les gens se déplacent. Lorsqu’il s’agit des européennes, c’est le désintérêt qui l’emporte. Par contre lorsqu’il s’agit d’un référendum sur le traité constitutionnel européen, les gens se déplacent en nombre : 70 % de participation, soit plus que l’ensemble des législatives depuis 2002. Les gros enjeux mobilisent toujours, mais lorsque l’élection est escamotée par les partis, que la campagne débute seulement trois semaines avant le scrutin, et qu’il s’agit de choisir un Parlement européen dont on sait qu’il est extrêmement faible d’un point de vue institutionnel, les électeurs restent chez eux. Cela est d’autant plus vrai dans les nouvelles générations, qui sont beaucoup plus conjoncturelles que les anciennes dans leur rapport à la participation. L’abstention n’est donc pas tant le signe d’un rejet du politique que le signe d’une démocratie représentative qui s’épuise. Je ne prendrai qu’un exemple : aujourd’hui dans une grande ville, comme Bordeaux par exemple, les électeurs savent que les décisions se prennent au niveau des communautés de commune. Ils se retrouvent donc dans une situation incroyable où les budgets et les pouvoirs sont de plus importants à ce niveau-là, sans pouvoir désigner leurs représentants. Si les municipales ne mobilisent plus autant qu’avant, c’est aussi parce que les citoyens ont intégré que ce n’est plus le maire qui décide.

Jean Garrigues : Je ne pense pas que la situation puisse en arriver à ne plus être tenable au point de provoquer un mouvement populaire insurrectionnel, car il n'y a plus de peuple, seulement une ossature de couches sociales émiettées. On le voit bien dans les mouvements sociaux qui se sont multipliés depuis que Hollande est au pouvoir, l'idée d'une unité dans la construction révolutionnaire disparaît de plus en plus. La seule unité qui existe est c'est celle de la protestation, mais elle n'est pas capable de générer une véritable force insurrectionnelle. La menace n'est pas réelle.

Olivier Rouquan : Le risque déjà en partie avéré est celui d'une démocratie tournant à vide, ne suscitant plus la croyance, l’espoir; perdant donc du sens. Des lors, la passion politique à la française peut disparaître. L'appétit démocratique pour les déjeuners animés du dimanche manque; l'intérêt pour la vie de la cité décroit sous bien des formes. Une culture républicaine passe. Mais la partie n’est pas jouée, comme le laisse espérer l'esprit du 11 janvier. La configuration nouvelle du politique est en travail. Elle est difficile à saisir.

Quelle peut-être la réponse apportée par les partis politiques d'une part, et par les institutions d'autre part pour répondre à cette déconnexion ?

Vincent Tiberj : La réponse réside dans plus de démocratie, de participation, de démocratie participative… Si les citoyens sont appelés à se mobiliser sur de vrais enjeux, sur des référendums, des choix clairs, il ne fait nul doute qu’ils réagiront. On pointe souvent du doigt les citoyens qui n’ont plus confiance dans le politique, mais c’est plutôt l’inverse qui est marquant : ce sont les représentants politiques qui n’ont plus confiance dans les citoyens, ils font tout pour les laisser de côté. Regardez la démocratie participative : elle ne l’est que dans le cadre que les élus veulent bien lui donner. On ne peut pas demander à des gens qui sont de plus informés de se comporter en de bons petits soldats.

Jean Garrigues : Je pense que les institutions ne sont pas profondément en question. C'est la question de la rénovation des acteurs du politique qui est posée. Cette rénovation est indispensable, urgente, et passe par de multiples signes et décisions : le retour au septennat, qui serait non renouvelable, une diminution du nombre de parlementaires, une refondation du Sénat, la fin du cumul des mandats… Cela passe aussi par un renouvellement du personnel politique. Beaucoup de choses sont à faire pour redonner confiance aux citoyens. La représidentialisation de Hollande montre bien que la crise n'est pas inéluctable, tout n'est pas fichu. Bien sût, il reste le point incontournable de la crise économique et sociale, qui est le marqueur de l'échec politique. S'il ce marqueur là n'était pas aussi prégnant, le diagnostic de l'échec serait moins sévère à l'encontre de Hollande et du gouvernement, et la tentation du bouc émissaire immigré ou européen ne serait pas aussi forte…

Olivier Rouquan : Ils devraient sans doute "ouvrir leurs portes" au simple sens de rendre plus compréhensibles aux citoyens leurs fonctions. Un grand travail de pédagogie est à refaire: que font les partis dans une démocratie ? Construisent-ils une vision souhaitable du monde ? Sélectionnent-ils des élites ? Font-ils les deux ? Que signifie leur attribution constitutionnelle : "ils contribuent à l’expression des suffrages" ? Nous sommes à un moment où de telles interrogations et d'autres portant sur leur utilité doivent être posées publiquement, car ces organisations médiatrices entre société civile et État font moins sens. 1. Expliquer 2. Aller chercher : il faut aller chercher les publics plus jeunes, moins éduqués, lassés aussi, en innovant et en remettant en cause les hiérarchies. Sans quoi, le discours sur le "tous pourris" peut l'emporter.

Les institutions au sens constitué du terme ne sont pas le problème urgent. Les pratiques et les conceptions de l'accès aux, et du renouvellement des élites politiques, donc la fonction de médiation, sont  plus le cœur du problème. Bien sûr, la procédure législative peut être améliorée, la démocratie concertée aussi. Mais les outils juridiques existant par exemple en cette dernière matière sont peu ou pas utilisés. L'enjeu est celui des mentalités et des pratiques. La société est trop enchâssée dans un jeu de reproduction joue d’avance.

Si une rénovation du fonctionnement managérial des partis semble nécessaire à court-terme, la réponse à cette défiance pourra-t-elle se passer d'une réforme du statut, des fonctions du politique ?

Olivier Rouquan : La question n'est pas celle du statut au sens juridique, mais celle de la légitimité et celle des processus internes de décision, de promotion. A part les cadres  initiés, les sympathisants et militants ne comprennent plus et se détournent (éloignement du PS, usure du leadership à l'UMP) ou contestent, les routines - création de Nouvelle gauche, etc. Les partis doivent innover et aider à l’émergence de nouvelles élites en prise avec les évolutions sociales. Ils doivent ce faisant, diffuser une conception et une culture du pouvoir en clarifiant les règles du jeu d'obtention et de dévolution des places. Ce n'est en rien une question de gadgets numériques...

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