La France, ce pays où les Français acceptent les petits arrangements avec la vérité comme l’irresponsabilité de leurs élites<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron lors d'une rencontre avec des citoyens au Palais Beaumont à Pau, le 18 mars 2022
Emmanuel Macron lors d'une rencontre avec des citoyens au Palais Beaumont à Pau, le 18 mars 2022
©Ludovic MARIN / AFP

Servitude volontaire

De l’affaire Benalla à l’agression d’Yvan Colonna en passant par la gestion du Covid, le recours massif aux cabinets de conseil ou l’insincérité budgétaire de l’Etat, nombre de responsabilités comme de mensonges publics ont été établis, notamment devant des commissions d’enquête parlementaires. En général sans conséquence, ni juridiques, ni politiques

Jean-François Kerléo

Jean-François Kerléo

Jean-François Kerléo est professeur de droit public et membre de l’Institut Universitaire de France.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Quels sont les exemples montrant des politiques qui s'arrangent avec la vérité ? Avons-nous également observé des cas similaires dans d’autres quinquennats ? 

Jean-François Kerléo : Ce que vous évoquez sous l’étiquette de mensonge public relève de réalités très diverses. Il n’y a à mon sens aucun rapport entre l’affaire Benalla, le cas Yvan Colonna et le recours à des cabinets de conseils. Cela revient à mettre sur le même plan mensonge, corruption, inefficacité, électoralisme, etc. Les « vrais » mensonges sont rares, car ils sont susceptibles d’avoir un coût politique.

Le mensonge consiste à détourner ou travestir sciemment la vérité. Pour mentir, il faut donc connaître la vérité. Or, on s’aperçoit que, dans beaucoup situations, l’Etat n’est pas capable de s’évaluer ou de connaître les données le concernant. En réalité, ce que l’on pourrait croire être un mensonge, s’avère être une méconnaissance  par des élites elles-mêmes de « l’état » de l’Etat.

Exemple : la France a pu avoir recours aux cabinets de conseil car les gouvernants et les hauts fonctionnaires ne sont pas en mesure d’apprécier concrètement le nombre de masques disponibles, de doses de vaccin, d’organiser la vaccination… Le recours aux cabinets de conseil trahit les lacunes au sein même de l’Etat quant à sa capacité à connaître les compétences disponibles en son sein, la diversité des profils des agents, etc. Plutôt que de faire une vraie gestion des ressources humaines et de rationaliser son organisation, l’Etat se tourne vers des consultants extérieurs qui en connaissent plus sur l’Etat que ses propres services. De même, la fausseté des chiffres annoncés par certains ministres sur le coût du recours à ces cabinets de conseils constitue moins un mensonge qu’une méconnaissance de leur part, fort inquiétante par ailleurs, du fonctionnement réel de leur service.

Il faut donc faire la part des choses entre ce qui relève du mensonge, la volonté consciente de masquer la vérité, et ce qui relève d’une méconnaissance ou d’une incapacité à connaître la vérité elle-même. Le mensonge est très souvent le symptôme d’une mauvaise organisation de l’Etat.

Le mensonge est aussi parfois le paravent de la corruption. Dans le quinquennat précédent, on peut citer l’exemple de l’affaire Cahuzac (« droit dans les yeux »), où le mensonge masque un phénomène bien plus grave. Mais les exemples antérieurs sont légion, de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy en passant par Claude Guéant, les époux Balkany, combien de déclarations mensongères pour masquer des faits de corruption désormais condamnés par la justice ? Toutes ces pratiques sont loin d’être une caractéristique du quinquennat Macron.  

Derrière ce que vous appelez le mensonge se cache la problématique de la dialectique entre transparence et secret. La culture du secret, encore prégnante en France, conduit à laisser dans l’ombre des informations qui donnent à penser que l’on ment à l’opinion publique. Or, ces zones d’opacité constituent davantage des omissions et des non-dits que des mensonges effectifs. Ce réflexe du secret ne permet pas à l’Etat de prendre conscience de la nécessité dans laquelle ses gouvernants et agents se trouvent désormais de motiver leurs choix, de les expliquer en toute transparence, ce qui ne permet pas de nouer un lien de confiance avec les citoyens. Il y a moins mensonge qu’omission, moins volonté de tromper que culte du secret et de l’entre-soi.

Christophe Boutin : Il serait trop long, et bien inutile après ce que l'on a pu lire ou entendre lors de la crise des Gilets jaunes, décrits sans rire par des politiques comme des fascistes en puissance, puis lors de la crise sanitaire, avec l’épisode des masques qui ne servent à rien avant de devenir obligatoires, ou celui des passes sanitaires « qui n'existeront jamais », et maintenant avec les développements de la crise internationale en cours et l’annonce de la crise économique, de lister les mensonges qui ont pu être faits sciemment par les politiques au cours du quinquennat.

Mais rappelons qu’il y a deux manières de mentir, par action et par omission, et que c'est généralement la seconde, la plus discrète, que préfèrent les politiques. Il s'agit alors non pas d’énoncer une quelconque énormité, ce qui, de nos jours, lorsque tout est enregistré, filmé, stocké et peut toujours être ressorti des années après fait courir finalement un bien grand risque, mais d'éviter d'affirmer une vérité. Pour cela, on change les termes, on trafique les statistiques, on évite les images qui peuvent choquer, bref, on fait de la violence et des aberrations de notre quotidien ce long fleuve tranquille qui doit rassurer l’électeur. 

Il y a bien sûr des postes partiellement exposées, et tout naturellement celui de porte-parole du gouvernement représente une sorte de quintessence du mensonge politique chimiquement pur, réservé pour cela à quelques êtres d'exception capables, « les yeux dans les yeux », pour utiliser la formule que François Mitterrand reprit à Jacques Chirac lors d'un célèbre débat, de mentir de la manière la plus éhontée.

Mais puisque je viens de rappeler ici l'exploit de François Mitterrand, cela m’amène naturellement à répondre « oui » à votre seconde question, celle de savoir s'il y eut des cas similaires dans les quinquennats précédents. On pourrait même remonter jusqu'à ce fondateur de la Ve République dont tout un chacun aime de nos jours à rappeler la mémoire pour mieux profiter de son ombre majestueuse et qui n'a pas été le dernier à user de ces formulations ambiguës qui laissent à ceux qui les écoutent le soin d’en déduire le sens et évitent à ceux qui les prononcent d’avouer leurs desseins. Mais Quintus Cicéron, le frère du célèbre homme politique, dans le petit manuel de campagne électorale par lequel il conseillait ce dernier, n’hésitait pas, déjà, à lui conseiller de mentir.

Atlantico : Pourquoi les mensonges en politique ne sont-ils pas plus sanctionnés alors même qu’ils sont révélés parfois en commissions d’enquêtes parlementaires ? 

Jean-François Kerléo : Il y a deux questions ici, la révélation du mensonge et sa sanction. Concernant la première, on peut considérer qu’elle est le signe d’une démocratie saine qui dispose de moyens pour ne pas laisser dans l’ombre les mensonges, les faits de corruption et autres arrangements avec la déontologie. C’est plutôt bon signe en un sens, puisque le propre des régimes autoritaires est de parvenir à étouffer les affaires, de les cacher à une opinion publique largement manipulée.

Concrètement, il y a assez peu de commissions d’enquêtes parlementaires sur ce que l’on pourrait désigner comme un mensonge. Il y a par ailleurs une distinction à faire, pour la période actuelle, entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Le Sénat a été beaucoup plus pro-actif sur le contrôle de l’exécutif : outre l’affaire Benalla, il y a eu des commissions d’enquêtes sur la gestion de la pandémie de Covid-19, ou bien encore sur les cabinets de conseil, qui ont effectivement révélé des erreurs et approximations de la part du Gouvernement. Ce contrôle constitue un rôle majeur du Parlement et l’on peut regretter la frilosité de la chambre basse.

Il faut préciser que les commissions d’enquête n’ont pas pour objectif d’engager une responsabilité juridique. Elles permettent de mener des investigations, de contrôler l’action du Gouvernement et de faire la lumière sur des dossiers importants. A l’issue de ce travail, un certain nombre de faits peuvent être révélés et éventuellement conduire à une responsabilité soit juridique, soit politique des personnes concernées. Concernant la responsabilité juridique, la Justice a par exemple fait son travail dans l’affaire Benalla. Concernant la responsabilité politique, elle est quasi inexistante en France.

D’autres autorités contribuent à révéler les mensonges publics. Le contrôle par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique des déclarations de situation patrimoniale et d’intérêts a révélé les arrangements de quelques élus et gouvernants avec l’évaluation de leurs biens et des omissions plus ou moins graves sur leur patrimoine et intérêts. Il s’agit parfois de véritables mensonges qui peuvent avoir un coût juridique, puisque l’inexactitude de ces déclarations est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. La condamnation de certains gouvernants a entraîné une responsabilité politique, puisqu’ils ont été poussés à la démission du Gouvernement.

Quant à la deuxième question, celle de la sanction, il faut opérer une distinction entre les auteurs du mensonge. On ne peut mettre sur le même plan le Président de la République, les ministres, les parlementaires et les agents publics. Le statut juridique de chacun de ces responsables publics diverge très substantiellement. Il existe par ailleurs de nombreuses formes de responsabilité : politique, pénale, civile, morale.

D’une manière générale, la responsabilité politique ne fonctionne pas en France. Le président est politiquement irresponsable, la dissolution de l’Assemblée nationale est peu probable et l’engagement de la responsabilité du Gouvernement par celle-ci inexistant. En conséquence, l’organisation constitutionnelle des pouvoirs ne favorise pas la lutte contre les mensonges et la corruption. Un temps appliquée, la jurisprudence dite « Bérégovoy-Balladur », qui exigeait que tout ministre mis en examen démissionne du Gouvernement, a fait long feu. C’est à l’heure actuelle la condamnation et non plus la mise en examen qui entraîne la démission, et donc constitue une forme de responsabilité politique des ministres. La France manque donc de lignes directrices claires en matière de responsabilité politique. Une même carence se retrouve au sein de la haute fonction publique, où la responsabilité disciplinaire ne fonctionne pas. Le comportement de certains hauts fonctionnaires, comme leur inefficacité, ne semblent pas entraîner de conséquences particulières sur leur carrière. Là encore, il conviendrait de définir des lignes directrices claires au niveau ministériel, afin d’avoir une véritable responsabilité publique de l’administration. Cette absence n’envoie pas un signal très positif, car elle ne contribue pas à encourager les comportements exemplaires et ne récompense pas les agents les plus dévoués.

L’absence de responsabilité politique a conduit à une pénalisation progressive de l’action politique qui fait l’objet de nombreuses critiques. Et il est vrai que, hormis les cas où le mensonge masque de la corruption, il apparaît peu pertinent de mobiliser le droit pénal pour sanctionner des mensonges publics. C’est pourquoi il convient de repenser la responsabilité politique. Dans cette perspective, le comportement des citoyens devrait être exemplaire en la matière. Or, la sanction électorale est très faible sur le fondement de la probité, le sujet n’intégrant pas les critères de choix des électeurs. Les réactions de l’opinion publique face aux mensonges sont par ailleurs à géométrie variable, soit les citoyens n’ont pas conscience de leur poids politique, soit ils sont désabusés face à la succession des affaires. Par ailleurs, l’opinion publique ne mesure pas les enjeux du mensonge et de la corruption sur l’efficacité politique. Alors qu’ils sont nombreux à réclamer la mise en place de certaines politiques publiques, les citoyens ne comprennent pas que les petits arrangements freinent celles-ci, voire les rendent impossibles. L’électeur doit comprendre que la lutte contre les petits arrangements et la corruption est indissociable de l’efficacité de la politique.

Christophe Boutin :Il est faux de dire que les mensonges politiques ne sont plus sanctionnés, et les politiques vivent actuellement, au niveau national comme au niveau local, dans la crainte de voir engagée leur responsabilité pénale. Vous évoquez les commissions parlementaires ? Rappelons ici - et il est fort possible qu'une audition récente entre dans ce cadre, l’avenir nous dira si certains sont ou non intouchables -, qu'un faux témoignage, c'est-à-dire autant le mensonge par action que l'omission volontaire d’un fait devant une commission d’enquête parlementaire est un témoignage mensonger fait sous serment, infraction prévue à l'article 434-13 du code pénal et passible de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende.

Mais il est d’autres sanctions du mensonge politique que la sanction pénale. La deuxième est la responsabilité politique, lorsque les électeurs se refusent à reconduire le menteur dans ses fonctions. Enfin, à la limite de la politique proprement dite et de l'administration des choses, une troisième sanction, qui concerne les fonctionnaires, est la sanction disciplinaire.

Pour autant, pour qu'un mensonge soit sanctionné, encore faut-il qu'il y ait une action engagée contre le menteur, ce qui impose que cette action soit connue, et souvent même très largement connue, pour éviter que  la fameuse loi du silence, l’omerta d’une caste qui protège les siens, ne conduise à l’oubli. C’est devenu de nos jours un système très efficace dans lequel, comme avec un rasoir à deux lames, les médias soulèvent la tête du menteur avant que le juge ne la lui coupe. Efficace, mais mis en œuvre de manière tout à fait différenciée selon les cas de figure : il est ainsi bien évident par exemple que François Fillon, quoi que l'on pense de ce qu'il a pu faire, a bénéficié en 2017 d'un traitement de faveur de la part des médias et des juges. 

N'oublions pas cependant une chose en voulant toujours tout sanctionner, c'est qu’existent des cas où la politique ne saurait s'accommoder de la transparence. Des cas où il faut cacher, dissimuler, mentir donc, pour protéger l'intérêt national par exemple, ou pour éviter une inutile panique dans la population, ou son découragement. Il arrive ainsi que le politique ne mente pas uniquement pour son intérêt propre mais aussi pour le bien commun, et des figures aussi éminentes de notre histoire que Richelieu ou De Gaulle n'ont pas hésité à user du mensonge, par action ou par omission.

Atlantico : A quel point ces phénomènes témoignent-ils d’une culture de l'irresponsabilité politique ? 

Christophe Boutin :« Responsables, mais pas coupables ». Le cri lancé il y a maintenant bien des années par une ministre des Affaires sociales reste celui auquel se rallient la majorité des politiques. Mais il n'y a pas de culture de l'irresponsabilité politique à partir du moment où celle-ci ne vous est jamais accordée de manière définitive et absolue, mais uniquement tant que vous restez dans le groupe majoritaire. Lorsque vous n'en faites pas - ou plus - partie, on vous tiendra compte de chacune de vos erreurs et, notamment, de chacun de vos mensonges, car encore une fois les instruments de mise en jeu de la responsabilité du menteur, notamment juridiques, existent bel et bien.

S’ils ne sont pas mis en œuvre, c’est parce que le groupe préfère protéger la brebis galeuse qui est en son sein. Se forme alors effectivement une caste politique qui s'estime intouchable et croit pouvoir tout se permettre. Reste qu’il peut arriver que ces mensonges passés deviennent autant de moyens de pression dirigés contre ceux qui ne tiennent aucunement à voir ressurgir le ou les cadavres de leur placard, car la Roche Tarpéienne n’est jamais loin du Capitole, et une bête histoire de homard peut vous conduire à quitter les ors d’un ministère. Intouchable vous ne l’êtes en fait que si vous disposez d’une connaissance approfondie des mensonges de ceux qui aimeraient révéler les vôtres, et si vous pouvez trouver des médias susceptibles de les relayer. 

Ainsi, comme ces augures latins qui ne pouvaient se regarder sans rire en officiant, nos politiques écoutent avec un sourire amusé les protestations de sincérité de leurs collègues, sachant que ces derniers souriront de même quand ils devront à leur tour prendre la parole. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », et le mensonge vaut bien une peste.

Atlantico : Pourquoi l’opinion française accepte-t-elle plus que celle d’autres pays cette situation ?

Jean-François Kerléo : Certains Etats sont effectivement plus intransigeants que nous avec la probité de leurs représentants. C’est le cas des pays scandinaves. Les Etats-Unis accordent également une attention particulière aux comportements, privés et publics, de leurs responsables politiques. Mais cette moralisation, parfois très puritaine, connaît des effets variables. Les outrances mensongères de Donald Trump, dont les effets ont été catastrophiques, n’ont engendré pour l’instant aucune responsabilité particulière. Il ne faut donc pas croire que la France soit une exception vis-à-vis du reste du monde.

La France a fait beaucoup d’efforts sur ces questions depuis les années 2010. Ont été créés le Parquet national financier, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, l’Agence française anticorruption. Sont imposés aux responsables publics le dépôt de déclarations de patrimoine et d’intérêts, désormais rendues publiques, des obligations de déport dans de nombreuses situations, et diverses autorités ont pour rôle de prévenir les conflits d’intérêts. Ont été introduites en droit français des règles dites de compliance qui imposent aux autorités publiques et aux grandes sociétés privées de mettre en place, en interne, des cartographies des risques, des procédures d’alerte, des formations, etc. Incontestablement, la France s’est hissée parmi les pays les plus exigeants et les mieux dotés en matière de dispositifs de prévention et de détection de la corruption.

S’il faut laisser à ces dispositifs le temps de produire leurs effets, il est vrai qu’il existe une certaine tolérance de l’opinion publique vis-à-vis des petits arrangements politiques avec la vérité. Toutefois, il faut ici opérer plusieurs distinctions . Il y a un vrai clivage au sein de l’opinion publique française entre une partie de la population qui est sincèrement préoccupée par la corruption et attachée à la probité de ses représentants et une partie pour qui cela reste secondaire. Pour autant, les électeurs en général ne semblent pas intégrer ces différentes problématiques dans leur vote, loin s’en faut. Et c’est un véritable paradoxe car, comme l’a démontré l’enquête « Ma France pour 2022 », la question de la probité publique arrive en tête parmi toutes les préoccupations,  avant même l’environnement et le pouvoir d’achat.

Par ailleurs, la tolérance varie selon la gravité du mensonge. La question de la tolérance ne se pose que pour les zones grises, c’est-à-dire les petits arrangements, et non pour une véritable corruption qui est en général moins bien acceptée par la population. Certes, on peut toujours citer la longévité surprenante de certains élus pourtant condamnés pour des faits de corruption. La proximité avec certains élus locaux ou bien encore l’efficacité de l’action politique sont alors privilégiés par rapport à la probité. Plus généralement, une partie de la population tolère le mensonge et la corruption dès lors que l’action des élus lui profite, d’où parfois une forte acceptation de politiques clientélistes, clairement illégales.

Ces différentes formes de tolérance de l’opinion publique s’expliquent en partie par l’absence de condamnation par la classe politique elle-même des mensonges et de la corruption. Cette protection des élus et gouvernants qui se défendent mutuellement, comme le discours très critique envers la justice dont on ne commente jamais les instructions en cours mais que l’on dénonce constamment comme étant excessive, ne favorisent pas la diffusion dans la société d’une culture de la probité. Bien au contraire ! La prise de conscience des citoyens sur les enjeux, notamment démocratiques, de la corruption est impossible dès lors que les responsables publics se gardent bien eux-mêmes d’en faire état et de se mobiliser sur ces sujets. Et l’absence de véritable éducation à la citoyenneté ne favorise certainement pas la prise en compte par la population de ces enjeux dans leur propre comportement.

Enfin, cette tolérance s’explique par le partisanisme de certains électeurs qui les conduit à tout accepter, de manière parfois irrationnelle, de la part de certains responsables politiques. Les mécanismes et dispositifs juridiques sont alors de faible portée sur cette fascination qui fait toujours un tant soit peu partie du jeu politique.

Christophe Boutin :Effectivement, l'opinion française n'est pas celle de ces pays nordiques dans lesquels la moindre faute, même extrêmement bénigne, fait chuter un politique. En 1995 ainsi, la numéro 2 du gouvernement social-démocrate suédois achète deux ou trois choses - dont une barre chocolatée de la marque Toblerone, qui se serait sans doute passée de cette publicité - avec sa carte de crédit de fonction, rembourse aussitôt, mais est pourtant forcée de démissionner. François Fillon n’aurait pas tenu trois jours s'il avait été un politique nordique. D’autres, qui coulent pourtant toujours des jours heureux dans le monde politique, ne tiendraient pas trois heures.

Certes, les Français, plus latins, sont moins sévères. Ils vont même parfois pardonner au menteur : malgré sa condamnation pour faux témoignage dans l'affaire du match truqué entre Valenciennes  et l’Olympique de Marseille, Jacques Mellick a ainsi été réélu maire par la population de Béthune. Et Alain Juppé, auditionné lors de sa nomination comme membre du Conseil constitutionnel, n’a pas hésité à déclarer devant les parlementaires qu’en le choisissant comme maire de Bordeaux les Français l’avaient lavé de ses précédentes condamnations, ce qui l’autorisait dès lors à siéger comme gardien des droits et libertés.

Il est cependant permis de penser que si l’opinion accepte aussi facilement certaines erreurs, l’assourdissant silence médiatique fait autour de certaines affaires en est la cause principale. Car quand bien même les Français seraient-ils plus placides, ou plus cyniques que d’autres, quand bien même apprécieraient-ils le tour de force du menteur professionnel, que certains excès devraient quand même les émouvoir. 

Atlantico : Que faudrait-il faire pour imposer plus de responsabilité sans pour autant tuer toute forme d’audace en politique (avec du personnel politique qui ne cherche qu’à couvrir ses arrières) ?

Jean-François Kerléo : Il existe de nombreuses pistes. Encore faut-il se mettre d’accord sur la forme de responsabilité que vous évoquez: politique, juridique, morale ? On ne peut pas mélanger tous ces plans.

Un portage politique de la lutte anti-corruption est aujourd’hui indispensable. Il n’existe pas en France de politique publique de lutte contre la corruption. Tant que nous n’aurons pas ce portage politique, nous n’aurons pas une vraie visibilité de ce sujet vis-à-vis de l’opinion publique, et l’efficacité des dispositifs existants sera toujours insuffisante. Cette politique doit être clairement identifiée et portée au plus haut niveau de l’Etat.

D’un point de vue juridique, il faudrait rendre efficace le contrôle des dispositifs existants. Depuis la loi de 2013, suite à l’affaire Cahuzac, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique prévient les conflits d’intérêts, contrôle l’obligation de faire des déclarations d’intérêts, des déclarations de patrimoine, donne un avis sur le pantouflage des hauts fonctionnaires, etc. Dans la sphère privée, la loi Sapin 2 a créé l’agence française anti-corruption, qui contrôle le respect des obligations de compliance (cartographie des risques, procédure d’alerte…). Un répertoire des représentants d’intérêts a également été créé en 2016, qui recense les actions de lobbying exercées par ces acteurs auprès des pouvoirs publics.

Il faut aujourd’hui assurer beaucoup plus efficacement le respect de ces obligations. Il est nécessaire d’accorder plus de moyens à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Ses moyens sont limités dans le contrôle des déclarations d’intérêts, qui pourtant  permettent de se prémunir contre les risques de conflits d’intérêts. Or, aujourd’hui, 17 000 personnes déposent une déclaration ou plusieurs , ce qui rend quasiment impossible la tâche de la Haute autorité consistant à prévenir, notamment concernant les élus locaux, toutes les situations de conflit d’intérêts. Il faudrait donc accorder davantage de moyens aux autorités de contrôle.

Une responsabilité individuelle des ministres pourrait ensuite être instaurée vis-à-vis de l’Assemblée nationale, ce qui nécessite une révision de la Constitution. Un ministre mis en examen ne démissionne pas systématiquement, loin s’en faut. Avec une responsabilité individuelle, les députés seraient incités à réagir dès une mise en examen, le prononcé de propos mensongers ou l’inefficacité d’un ministre en exigeant son remplacement. Une telle évolution servirait par ailleurs de moyen de pression sur un gouvernement aujourd’hui peu enclin à rendre des comptes à la chambre basse sur ses activités.

Un temps évoquée puis abandonnée, l’exigence d’un casier judiciaire vierge pour se présenter à une élection constitue une piste à creuser.

Enfin, l’exemplarité de l’Etat doit être repensée du point de vue des relations internationales et économiques. On ne peut s’offusquer de la tolérance des pouvoirs publics vis-à-vis de la corruption dans les seules situations extrêmes comme la guerre, mais il convient de définir des lignes directrices très claires et permanentes dans les rapports de l’Etat français avec des pays corrompus ou avec des sociétés étrangères ne respectant pas les droits de l’homme et les règles du droit international. La probité doit intégrer les critères retenus pour engager des relations diplomatiques avec un Etat ou des relations commerciales avec certains sociétés, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Atlantico : Quelles sont les conséquences pour la France et pour la démocratie de tous ces arrangements des politiques avec la vérité ?

Jean-François Kerléo : Le mensonge sous toutes ces formes a un coût démocratique élevé. Il conduit à produire des attentes de la part des citoyens qui n’aboutiront à aucune réalisation. Il en va ainsi des promesses électorales qui sont justifiées par des mensonges, c’est-à-dire des faits erronés ou une lecture abusive de la réalité. De ce point de vue, les arrangements avec la vérité sont un facteur de déception démocratique. Plus encore, ils produisent de la défiance de la part des citoyens, pour qui la parole politique se trouve décrédibilisée, voire délégitimée.

Il existe bien d’autres effets négatifs. La corruption suppose une rupture d’égalité entre les citoyens, puisqu’elle permet à certains d’entre eux de bénéficier d’avantages considérables pour faire valoir leurs propres intérêts. Elle rend également illusoire le suffrage universel puisque, en dépit du vote des électeurs en faveur de telle ou telle politique, les responsables publics se détourneront de leurs engagements pour favoriser certains intérêts, et cela en toute opacité. Il est impossible de réaliser efficacement une politique sans lutter en même temps contre les arrangements en tous genres des gouvernants. Renforcer la transparence de et sur l’action publique permet de révéler plus facilement ces arrangements, et donc de limiter leur impact sur l’action politique.

La corruption a un impact considérable sur les politiques publiques qui sont menées. Dans un pays corrompu, la politique est menée en fonction des relations, des réseaux et des rapports de force qui se nouent à l’intérieur de ces petits arrangements, et non selon les attentes et les besoins de la population. De nombreuses politiques ne parviennent pas aujourd’hui à s’imposer autant qu’elles le devraient, à l’instar de la lutte contre le réchauffement climatique et l’écologie en général, en partie à cause de nombreuses oppositions et pressions souterraines qui en limitent la portée et influencent les acteurs politiques, en toute opacité. Le recours à des formes de démocratie participative pourrait être une piste intéressante pour contourner ces difficultés. Elles pourraient servir de leviers citoyens sur les politiques face aux corrupteurs et aux lobbyistes.

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