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Depuis la guerre en Ukraine et de la guerre énergétique de la Russie à l’Europe, une question se pose : le gaz est-il fini ?
Depuis la guerre en Ukraine et de la guerre énergétique de la Russie à l’Europe, une question se pose : le gaz est-il fini ?
©John MACDOUGALL / AFP

Choix stratégiques

La guerre en Ukraine a contraint les principales puissances européennes à repenser leur politique énergétique vis-à-vis du gaz russe.

Jean-François  Raux

Jean-François Raux

Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et titulaire d’un DESS de Droit Public Européen, Jean-François Raux a effectué la majeure partie de sa carrière au sein d’Electricité de France et de Gaz de France.

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Depuis la guerre en Ukraine et de la guerre énergétique de la Russie à l’Europe, une question se pose : le gaz est-il fini ? Les gaziers doivent-ils se cacher ? À première vue, l’échec du « tout gaz russe » voulu par l’Allemagne, repris par l’Europe, condamnerait le gaz en général.

Deux réflexions me viennent néanmoins qui vont à l’encontre de cette première vue”.

La première est que lon aura besoin de centrales au gaz pour assurer la sécurité dapprovisionnement (équilibre en puissance à la pointe) pendant longtemps (tant que lon naura pas de stockage de l’électricité longue durée). On ne peut compter sur les voisins et les imports d’électricité pour ce faire, (contrairement à ce que propose RTE depuis les années 2010). Pourquoi ? Parce que la puissance importée n’est pas garantie (ie sécurisée, présente quand on en a besoin à la pointe. En effet, faute de marché de capacité[1] (de la puissance) européen qui garantit la puissance importée, donc la disponibilité des centrales et des interconnexions au moment de la pointe, cette approche relève plus de la loterie que d’une saine gestion nationale de l’équilibre du système électrique à la pointe.

C’est aussi pourquoi les ENR[2], intermittentes, non pilotables (marchent en fonction du vent ou du soleil, pas d’une décision humaine) ne peuvent assurer[3] à la sécurité dapprovisionnement : elles nont pas de puissance garantie et peuvent faire défaut au pire moment. On ne peut raisonner, pour gérer la sécurité d’approvisionnement, avec « des espoirs » que le vent soufflera au bon moment.

De la même manière, même si elle joue, la flexibilité de la puissance appelée en pointe (effacement, maîtrise de la puissance) n’est pas à l’échelle actuellement. On a estimé la perte de modulation de la puissance demandée à plus de 8GW depuis 2000, faute d’incitations tarifaires sérieuses par suite de la mise en place du marché. Il va donc falloir la reconstituer, la développer et la garantir (ne pas compter sur la seule bonne volonté des clients, donc introduire des contrats et des automates de gestion).

Ne comptons pas non plus, dans l’immédiat, sur un stockage massif et long de l’électricité: les STEPs actuelles font déjà un bon job, mais leur potentiel de développement est limité, faute de site. Les autres solutions, coûteuses, seront longues à développer.

Donc, pour assurer la sécurité d’approvisionnement nationale, on doit avoir des centrales thermiques classiques situées en France et à puissance garantie. Cela revient à reconstruire la marge de pilotable (en construisant des centrales au Gaz) que lon a fermé depuis 2010 (en gros 10 GW). Il s’agit aussi de pouvoir compenser la baisse de la production nucléaire liée aux problèmes de maintenance (décalage de planning, défaut générique…) du parc nucléaire.

Pour bien comprendre les ordres de grandeur, il faut se référer au record de pointe de 2012 et la disparition du pilotable fermé (charbon, fioul) ou en difficulté (nucléaire) : l’ordre de grandeur du manque est de l’ordre de 20GW, s’il faisait très très froid…

Ces centrales pilotables au gaz tourneraient peu, mais doivent être rentables. Les rémunérer sur la base de l’énergie produite ne suffit pas à assurer leur rentabilité[4].cela nécessite, pour les rémunérer correctement, la mise en place dun marché de capacité. Je lai dit et prouvé de nombreuses fois. Ou à défaut des CFD[5] (acronyme anglais de Contrat pour différence), beaucoup moins intelligents et performants que le marché de capacité.

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La deuxième réflexion est que la France a, avec Engie et Total, des gaziers de premier plan. Ils ont été écrasés en Europe par le tout gaz russe” au profit de Gazprom. Bien sûr, ils ont été des partenaires de ce dernier : ENGIE était dans le consortium Nord Stream ; Total avait investi en Russie dans les champs pétroliers et gaziers. La Russie, à travers Gazprom et son gaz abondant et pas cher, avait assommé la concurrence en Europe et donc la pertinence des autres sources d’approvisionnement en gaz. Pour les Russes, il s’agissait de rendre l’Europe dépendante de leur gaz, même au prix de quelques prévarications (Schröder, président de Nordstream, titulaire de quelques postes lucratifs dans des sociétés russes, est un proche de Poutine). La carte ci-dessous parle d’elle-même.

La situation sest bien sûr inversée avec la crise ukrainienne. ENGIE et TOTAL ont retrouvé de la marge de manoeuvre, car, n’oublions pas que le gaz est abondant dans le monde, le problème étant de le transporter. Les flux entre la France et l’Allemagne s’inversent et le spread France / Allemagne est monté à plus de 80: on peut vendre du gaz en Allemagne en faisant de grosses marges ! Il ne s’agit moins de « solidarité européenne » que de Business[6] !

La France a des terminaux méthaniers (pas lAllemagne) et un réseau mondial de fournisseurs, voire pour Total, de champs de production. En GNL (gaz naturel liquéfié transporté par bateau), elle donc a expérience et compétence. Les Allemands ont perdu NS1 & 2, clef de voute de leur stratégie.

Nos champions” peuvent donc satteler à négocier des contrats de Long Terme (LT) compétitifs pour le compte de lEurope. Y compris avec les USA, comme lont fait les Chinois.

Il faut comprendre l’enjeu national que portent ces entreprises. La question n’est pas de savoir si elles font des superprofits, question profondément populiste désignant un bouc émissaire de la crise à la vindicte populaire. Ces « champions » sont en fait au cœur d’un enjeu démocratique majeur : éviter des coupures d’électricité et de gaz qui plongeraient notre pays dans une révolte populiste. C’est aussi pour cela que le nucléaire d’EDF doit se remettre à niveau de toute urgence : il est un des fondements de la stabilité sociale et de la performance économique de la France. Il faut éviter l’effondrement de notre société par la crise énergétique. Le discours sur la sobriété semble souvent reporter la charge de la sortie de crise sur les citoyens pour dédouaner les «clercs» de leur lourde responsabilité dans cette crise, par défaut de vision prospective. Ni la crise énergétique ni l’urgence climatique ne doivent conduire à provoquer une crise sociale et économique majeure en France et en Europe : cel n’aurait tout simplement pas de pertinence.

Il faut, pour que ces entreprises puissent jouer leur rôle, potentiellement puissant, que l’Europe modifie ses règles: après un tropisme « tout marché » et une condamnation des contrats de LT par la commission au nom de l’éternelle concurrence, il faudra sans doute plus s’inspirer des vieilles pratiques de GDF (oui, un monopole performant) en négociant un cocktail de contrats de LT qui assurent notre sécurité dapprovisionnement gaz et contribuent de manière essentielle à la sécurité dapprovisionnement électrique[7]. GDF avait une doctrine simple : avoir au moins 4 sources d’approvisionnement en gaz et pouvoir se passer d’une d’entre elles.

On comprend aussi pourquoi, la France rechigne à accepter un gazoduc entre l’Espagne et l’Allemagne qui diminuerait la valeur commerciale de ses actifs gaziers. Néanmoins, l’Espagne est suréquipée en terminaux gaziers, sous-employés, alors que les terminaux de la façade atlantique et manche sont saturés. La voie d’une coopération intelligente risque de s’imposer rapidement.

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Alors on peut conclure sans trop de risque que, oui, le gaz est encore utile pour de nombreuses années, bien qu’il s’agisse d’une énergie fossile. En France, on va émettre un peu plus de CO2 pour sécuriser notre système électrique à la pointe ; à condition que l’usage du gaz soit limité à cela, et ne devienne pas systématique pour pallier aux manques de nucléaire. C’est mieux que de réouvrir des centrales au charbon ou au fioul. Notre sécurité dapprovisionnement ne doit plus être oubliée comme cela a été le cas depuis 10/20 ans. Elle doit être repensée de manière rationnelle ; et la rationalité passe par le gaz, encore pour quelques dizaines d’années, le temps que d’autres technologies prennent le relais.

Cest pour cela que lon doit arrêter de penser quil ne faut plus investir dans les fossiles (extraction, production…) : pour le gaz, cest suicidaire, comme le montre l’analyse « à froid » de la crise actuelle, qui est une crise du gaz russe, pas du gaz en général.À ce titre, on doit s’interroger sur l’utilisation du gaz de schiste. On importe et importera du gaz de schiste US ; alors il serait hypocrite de ne pas se poser la question de l’exploitation de ce gaz en Europe, la donne géostratégique ayant changé.

Et puis, il faut préparer l’avenir. L’avenir c’est le « gaz vert » (appelé biométhane), produit par méthanisation[8], qui intéresse aussi nos agriculteurs. Mais c’est aussi sans doute le « power to gas[9] » l’utilisation de l’électricité produite en excédent par les ENR (solaire, éolien) ou le nucléaire quand l’offre d’énergie électrique excède la demande pour produire de l’Hydrogène qui elle se stocke et peut être réutilisée ensuite.

Personnellement, je crois à la complémentarité nucléaire + gaz pour gérer la transition du système électricité et ce dautant plus que lon développera les Énergies renouvelables : cela me parait évident si lon réintroduit le paramètre sécurité dapprovisionnement dans la stratégie, sécurité d’autant plus importante que l’électricité jouera un rôle majeur dans une économie et une société numérisée : sécurité, médecine, communication, régulation (y compris de l’énergie), mobilité, transports vont de plus en plus dépendre de l’électricité ET de sa continuité de fourniture, sécurisée en ultime par le gaz. Cela va en choquer plus dun, mais cest ma conviction actuelle, compte tenu de lhistoire récente et des fondamentaux technico-économiques de la France et de la transition quelle a gérée. D’autres solutions techniques : stockage massif de l’électricité, flexibilité de la demande de puissance à grande échelle et sécurisée, méthanisation, power to gaz etc… On ne fait pas pousser les salades en tirant dessus, disent les Normands. Laissons-les se développer en toute sécurité… d’approvisionnement !



[1] La puissance est la vraie rareté en Électricité puisqu’il faut à tout instant assuré l’égalité puissance appelée = puissance produite, c’est à dire usine en ligne sur le territoire, ou via les interconnexions.

[2] en hiver, à la pointe du soir, il n’y a pas de soleil.

[3] L’éolien y contribue bien évidemment s’il ya du vent ; mais souvent par grand froid anticyclonique en hiver, le vent est faible ou absent. Or la puissance d’une éolienne dépend du cube de la vitesse du ventvoir https://energieplus-lesite.be/theories/eolien8/rendement-des-eoliennes/

[4] Cela a été démontré par une étude franco-allemande réalisé, sous ma direction, par l’UFE et BDEW, son homologue allemande que l’on peut télécharger ici : https://ufe-electricite.fr/etude-ufe-bdew-energy-transition-and-capacity-mechanisms/

[5] Contrats qui garantissent un prix de vente de l’énergie : si marché en dessous du prix garanti, l’état paye la différence ; si marché au dessus, le producteur paye la différence à l’état.

[7]voire point 1

[8] La méthanisation est une technique mise en œuvre dans des méthaniseurs où l'on accélère et entretient le processus pour produire un gaz combustible (biogaz, dénommé biométhane)

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