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La famine : le fléau caché de la guerre entre les nazis et les soviétiques
©ARCHIVE / AFP

Bonnes feuilles

Le livre d’Anne Applebaum, "Famine rouge : la guerre de Staline en Ukraine", est publié en France aux éditions Grasset. La famine meurtrière qui frappa l’Ukraine au début des années 30 reste un des chapitres les moins explorés de l’histoire soviétique. Anne Applebaum répare enfin cette injustice par un livre qui fera date. Extrait 2/2.

Anne Applebaum

Anne Applebaum

Anne Applebaum a longtemps été correspondante de The Economist à Varsovie, où elle s’installe en 1988. Ses travaux lui ont valu de nombreux prix, dont le prix Pulitzer de l’essai en 2004 pour Goulag : une histoire (Grasset, 2005). Editorialiste au Washington Post et à Slate, cette historienne confirmée s’est imposée comme une spécialiste incontournable de l’ex-URSS avec la publication de Rideau de fer : L'Europe de l'Est écrasée 1944-1956 (Grasset, 2014).

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Dans les années qui suivirent la famine, interdiction fut faite aux Ukrainiens de parler de ce qui s’était produit. Ils avaient peur de porter le deuil en public. Eussent-ils eu l’audace de le faire qu’il n’y avait point d’église pour prier, ni de pierres tombales à décorer de fleurs. Quand l’État détruisit les institutions des campagnes ukrainiennes, il porta aussi un coup à la mémoire publique. En privé, cependant, les survivants se souvenaient. Ils prirent des notes, réelles ou mentalement, sur ce qui était arrivé. Certains tinrent leur journal, « enfermé dans des coffrets de bois », raconte l’un d’eux, pour le cacher ensuite sous le parquet ou l’enfouir dans la terre. Au village, en famille, les aînés racontaient aux enfants. Volodymyr Tchepour avait cinq ans quand sa mère lui expliqua que son père et elle lui donneraient tout ce qu’ils avaient à manger. Même s’ils ne survivaient pas, ils voulaient qu’il vive pour porter témoignage : « Je ne dois pas mourir, et quand je serai grand il faudra que je raconte aux gens comment l’Ukraine et nous sommes morts dans les tourments. » Elida Zolotoverkha, fille de la diariste Oleksandra Radtchenko, dit aussi à ses enfants, à ses petits-enfants puis à ses arrière-petits-enfants de lire le journal de sa mère et de se rappeler « l’horreur par laquelle l’Ukraine était passée ». 

Ces paroles, répétées par tant de personnes en privé, laissèrent leur marque. Le silence officiel leur conféra presque un pouvoir secret. À compter de 1933, ces histoires devinrent un récit alternatif, une « histoire vraie » de la famine d’une grande force émotionnelle, une tradition orale qui s’amplifia et se développa parallèlement aux dénis officiels. 

Même s’ils vivaient dans un État de propagande où le parti contrôlait la discussion publique, des millions d’Ukrainiens connaissaient cet autre récit. Le sentiment de disjonction, le décalage entre mémoire privée et mémoire publique, le vide béant où aurait dû trouver place le deuil national sont autant d’éléments qui affligèrent les Ukrainiens des décennies durant. Ses parents étant morts de faim dans la province de Dnipropetrovsk, Havrylo Prokopenko ne put s’empêcher de penser à la famine. Il écrivit une histoire à ce sujet pour l’école, avec une illustration assortie. Son institutrice loua son travail tout en lui demandant de le détruire, de crainte que cela ne leur attire des ennuis, à lui comme à elle. Il en retira le sentiment que quelque chose n’allait pas. Pourquoi ne pouvait-on faire état de la famine ? L’État soviétique essayait-il de cacher quelque chose ? Trois décennies après, Prokopenko réussit à lire un poème sur une chaîne de télévision locale, avec un vers sur les « gens noirs de faim ». S’ensuivit une visite menaçante des autorités locales, qui le laissa plus convaincu encore que l’URSS était responsable de la tragédie. 

L’absence de commémoration tracassa aussi Volodymyr Samoiliouk. S’il survécut plus tard à l’occupation nazie et combattit dans la Seconde Guerre mondiale, rien ne lui parut jamais plus tragique que l’expérience de la famine. Il en garda le souvenir des décennies durant et continua d’attendre que la famine fît son apparition dans l’histoire officielle. En 1967, il regarda une émission de la télévision soviétique sur 1933. Devant son petit écran, il s’attendait à une réflexion sur l’horreur dont il se souvenait. Or, s’il vit des images des héros enthousiastes du premier plan quinquennal, du défilé du 1er Mai et même des matchs de football de cette année-là, « pas un mot sur la famine horrifique ». 

De 1933 jusqu’à la fin des années 1980, le silence en Ukraine fut total – à une seule exception près, flagrante, douloureuse et compliquée.

Hitler envahit l’Union soviétique le 22 juin 1941. En novembre, la Wehrmacht occupait la majeure partie de l’Ukraine soviétique. Ne sachant pas ce qui allait suivre, les Ukrainiens, même les Juifs, commencèrent par se réjouir de l’arrivée des troupes allemandes. « Les filles offraient des fleurs aux soldats, les gens donnaient du pain, raconte une femme. Nous étions tous si heureux de les voir. Ils allaient nous sauver des communistes qui avaient tout pris et nous avaient affamés. » 

Un semblable accueil attendait initialement l’armée allemande dans les États baltes, occupés par l’URSS de 1939 à 1941. Le Caucase et la Crimée accueillirent les troupes allemandes avec le même enthousiasme. Non que les habitants fussent nazis  : la dékoulakisation, la collectivisation, la terreur de masse et les offensives bolcheviques contre l’Église encourageaient une vision naïvement optimiste de ce que la Wehrmacht pourrait apporter. Dans maintes régions de l’Ukraine, l’arrivée des Allemands inspira une décollectivisation spontanée. Non contents de reprendre leur terre, les paysans, pris d’une rage luddite, détruisirent tracteurs et moissonneuses-batteuses. 

Le tumulte cessa rapidement. Quiconque espérait une vie meilleure sous occupation allemande ne tarda pas à déchanter. Le récit complet de la suite des événements sortirait du champ de ce livre, car la catastrophe infligée par les nazis à l’Ukraine fut d’une ampleur, d’une violence et d’une brutalité presque incompréhensibles. Quand ils arrivèrent en URSS, les Allemands avaient une grande expérience de la destruction d’autres États. En Ukraine, ils savaient ce qu’ils voulaient faire. L’Holocauste commença aussitôt, non pas dans des camps lointains, mais en public. Au lieu de les déporter, la Wehrmacht organisa des exécutions massives de Juifs et de Roms devant leurs voisins, à la lisière des villages et dans les forêts. Deux Juifs ukrainiens sur trois moururent au cours de la guerre – entre 800 000 et 1 million –, soit un pourcentage important de tous ceux qui trouvèrent la mort sur le continent. 

Au nombre des victimes soviétiques de Hitler figurent plus de 2 millions de prisonniers de guerre, pour la plupart morts de faim, pour beaucoup sur le territoire ukrainien. Le spectre du cannibalisme hanta de nouveau l’Ukraine : au Stalag 306 de Kirovohrad, des gardiens rapportèrent que des prisonniers mangeaient le cadavre de leurs camarades. Une survivante du camp pour femmes de Vladimir-Volynskyi témoigna avoir vu la même chose au Stalag 365. Les soldats et policiers allemands volèrent, frappèrent et tuèrent arbitrairement d’autres Ukrainiens, en particulier des fonctionnaires. Dans la hiérarchie nazie, les Slaves étaient des sous-hommes, des Untermenschen, à peine un cran au-dessus des Juifs, peut-être, mais finalement voués à l’élimination. Après avoir accueilli la Wehrmacht à bras ouverts, beaucoup se rendirent compte qu’ils avaient troqué une dictature contre une autre, surtout quand les Allemands lancèrent une nouvelle vague de déportations. Au cours de la guerre, les troupes nazies envoyèrent plus de 2 millions d’Ukrainiens au travail forcé en Allemagne. 

Comme toutes les forces d’occupation en Ukraine, les nazis n’avaient en fin de compte qu’un seul véritable intérêt : le grain. Hitler affirmait depuis longtemps que « l’occupation de l’Ukraine nous libérerait de tout souci économique » et que, grâce au territoire ukrainien, « personne ne pourrait plus nous affamer comme pendant la dernière guerre ». Depuis la fin des années 1930, son gouvernement se préparait à transformer cette aspiration en réalité. Herbert Backe, le sinistre responsable nazi de l’alimentation et de l’agriculture, conçut un « Plan de la faim » dont les objectifs étaient sans détour : « La guerre ne saurait être gagnée que si toute la Wehrmacht est nourrie par la Russie dans la troisième année de la guerre. » Mais il conclut également que la Wehrmacht et l’Allemagne elle-même ne pourraient être nourries qu’en privant totalement de nourriture la population soviétique. Ainsi qu’il l’expliqua dans ses « Directives de politique économique » publiées en mai de même que dans un mémoire distribué à un millier d’officiels allemands en juin 1941, une « faim incroyable » ne tarderait pas à étrangler la Russie, la Biélorussie et les villes industrielles de l’URSS : Moscou et Leningrad aussi bien que Kyiv et Kharkiv. Cette famine ne devrait rien au hasard : le but était de « faire mourir » quelque 30 millions d’habitants. Les directives données à l’État-major économique Est, chargé d’exploiter le territoire conquis, énonça l’objectif crûment :

Plusieurs dizaines de millions d’habitants de ce territoire deviendront superflus et devront mourir ou émigrer en Sibérie. Les efforts pour empêcher cette population de mourir de faim en obtenant des sur‑ plus de la zone de la terre noire ne peuvent se faire qu’aux dépens du ravitaillement de l’Europe. Ils empêchent l’Allemagne de tenir bon dans la guerre ; ils empêchent l’Allemagne et l’Europe de résister au blocus. À cet égard, il faut être de la plus grande clarté.

Telle était la politique de Staline, démultipliée : l’élimination de nations entières par l’affamement. 

Si les nazis n’eurent jamais le temps d’appliquer pleinement leur « Plan de la faim » en Ukraine, son influence ne s’en fit pas moins sentir dans leur politique d’occupation. La décollectivisation spontanée fut rapidement interrompue sous prétexte qu’il serait plus facile de réquisitionner les céréales auprès des fermes collectives. « Si les Soviétiques ne l’avaient déjà fait, aurait observé Backe, les Allemands auraient dû introduire la ferme collective. » Il était prévu que les fermes fussent transformées en « coopératives » en 1941 : cela n’arriva jamais. 

Ce fut aussi le retour de la faim. Du fait de la politique stalinienne de la « terre brûlée », l’Armée rouge avait déjà détruit maints actifs économiques de l’Ukraine en battant en retraite. L’occupation aggrava la situation pour ceux qui restaient. Juste avant la prise de Kyiv, en septembre, Hermann Göring, ministre de l’Économie du Reich, eut une réunion avec Backe. Les deux hommes convinrent qu’il ne fallait pas laisser la population « dévorer » les vivres : « Même si l’on voulait nourrir tous les habitants du nouveau territoire conquis, on serait incapable de le faire. » Quelques jours plus tard, le chef des SS Heinrich Himmler déclara à Hitler que les habitants de Kyiv étaient racialement inférieurs et pouvaient être éliminés : « On pouvait facilement se passer de 80 à 90 % d’entre eux. » 

L’hiver 1941, les Allemands coupèrent le ravitaillement de la ville. Contrairement au stéréotype, les autorités allemandes furent moins efficaces que leurs homologues soviétiques : les marchands paysans réussirent à passer les barrages routiers – ce qu’ils avaient eu du mal à faire en 1933 – et des milliers de gens prirent la route ou les chemins de fer en quête de nourriture. Les pénuries ne s’en multiplièrent pas moins à travers la zone d’occupation. Une fois de plus, les gens se mirent à enfler, ralentis, le regard perdu dans le vide, et à mourir. Cet hiver-là, à Kyiv, plusieurs milliers moururent de faim. À Kharkiv, isolée par un commandant nazi, 1 202 citadins moururent de faim dans les deux premières semaines de mai 1942 ; au total, autour de 20 000 connurent le même sort durant l’occupation.

C’est dans ce contexte – de privation et de chaos, sous une occupation brutale et une nouvelle famine qui se profilait – qu’il devint possible, pour la première fois, de parler de la famine de 1933 en Ukraine. La manière d’en parler portait la marque des circonstances. Sous l’occupation, le but de la discussion n’était pas d’aider les survivants à faire leur deuil, à se rétablir, à dresser un bilan honnête ou à en tirer des leçons pour la suite. Ceux qui espéraient une sorte d’inventaire furent déçus : beaucoup de paysans qui avaient tenu secrètement un journal de la famine l’exhumèrent et le portèrent au siège des journaux de province : « Malheureusement, la plupart des rédactions se désintéressaient maintenant de ces années passées et ne donnèrent aucune publicité à ces précieuses chroniques. » En fait, ces journalistes, qui devaient leur emploi et leur vie à la nouvelle dictature, publièrent essentiellement des articles au service de la propagande nazie. Leur dessein était de justifier le nouveau régime. 

En vérité, les nazis étaient bien renseignés sur la famine soviétique. À l’époque, les diplomates allemands l’avaient minutieusement décrite dans leurs rapports à Berlin ; en 1935, Joseph Goebbels y avait fait allusion dans un discours au congrès du parti nazi en avançant le chiffre de 5 millions de morts. Sitôt arrivés, les occupants allemands de l’Ukraine se servirent de la famine dans leur « travail idéologique ». Ils espéraient ainsi attiser la haine de Moscou et rappeler à la population les conséquences du régime bolchevique. Ils étaient particulièrement avides de toucher les Ukrainiens ruraux, dont les efforts leur étaient nécessaires pour produire de quoi nourrir la Wehrmacht. Les affiches de propagande, les journaux muraux et les caricatures montraient des paysans abattus et à moitié morts de faim. Un dessin montrait une mère et un enfant émaciés sur fond de ville en ruine au-dessus du slogan « Ce que Staline a donné à l’Ukraine ». Sur un autre, une famille appauvrie était attablée sans rien à manger. Le slogan était ici une citation célèbre de Staline : « La vie est devenue meilleure, camarade, la vie est devenue plus joyeuse. »

Extrait du livre d’Anne Applebaum, "Famine rouge : la guerre de Staline en Ukraine", publié aux éditions Grasset.

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