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Charles Zorgbibe publie « Entre despotisme et démocratie Histoire constitutionnelle de la France » aux éditions du Cerf.
Charles Zorgbibe publie « Entre despotisme et démocratie Histoire constitutionnelle de la France » aux éditions du Cerf.
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Bonnes feuilles

Charles Zorgbibe publie « Entre despotisme et démocratie Histoire constitutionnelle de la France » aux éditions du Cerf. De charte en loi fondamentale et en constitution, des États généraux de 1789 aux Cahiers de doléances de 2019, la France n'en finit pas de définir et redéfinir la règle commune. Peuple politique par excellence, les Français ne cessent d'inventer leur être pour continuer de réinventer leur devenir. Extrait 2/2.

Charles Zorgbibe

Charles Zorgbibe

Ancien professeur à la Sorbonne, recteur d'Aix-Marseille, doyen de la faculté de droit de Paris-Sud, Charles Zorgbibe a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Kissinger et Les Éminences grises , aux Éditions du Cerf.

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Bernard Chantebout décrit la Constitution de la Cinquième République « née de la rencontre de Guizot et de Jean-Jacques Rousseau chez Bonaparte ». À l’ombre de De Gaulle-Bonaparte, que de différences entre les deux théoriciens du droit public les plus proches du général, les plus acharnés à la dénonciation de la Quatrième république et à la construction d’un nouveau modèle de gouvernement pendant les années de traversée du désert ! Michel Debré, légiste néo-libéral à la manière de Guizot, le ministre de Louis-Philippe et doctrinaire de l’orléanisme, recherche, en utilitariste, les institutions à même d’assurer la force de l’État. René Capitant pose en moraliste, avec le souffle de Jean-Jacques Rousseau, la question de la souveraineté. Le premier, centralisateur, identifie l’intérêt général et la raison d’État ; le second, fédéraliste, démocrate-chrétien, est plus sensible à une interprétation maximaliste de l’intérêt général des citoyens. L’un sera l’architecte de la constitution, l’autre l’idéologue des nouvelles institutions.

Un ancêtre commun, cependant  : Carré de Malberg. Dans les années 1930, le maître de l’université de Strasbourg, analyste inlassable du régime politique né des lois constitutionnelles de 1875, ne se contente plus de démonter et remonter les rouages de la Troisième République ; il s’insurge contre la « mystification » contenue dans la « mystique » de la souveraineté parlementaire, l’usurpation de la souveraineté par les élus grâce au mythe de la « représentation nationale » ; et il va jusqu’à concevoir et publier un plan de réforme – afin d’asseoir une réelle souveraineté du peuple.

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Diagnostic  : le régime français n’est pas véritablement parlementaire, mais « représentatif » ; il n’est pas démocratique mais oligarchique. Le modèle britannique, celui du parlementarisme classique, exclut la souveraineté des élus. Si le parlement l’a complètement emporté sur le roi, il reste subordonné à la volonté du vrai souverain, le corps électoral. Les élections, en GrandeBretagne, permettent aux électeurs de contrôler effectivement l’activité des élus. Il ne s’agit, certes, pas d’un gouvernement direct, le peuple n’exerçant pas directement la souveraineté, mais d’un « gouvernement d’opinion », car « par l’orientation des élections, le pays est appelé à déterminer lui-même les grandes directions de la politique nationale ». Procédure essentielle  : la possibilité de dissoudre la Chambre des communes « en vue de vérifier si la politique de la Chambre dissoute est conforme aux vœux du corps électoral ». Ainsi « le corps des citoyens… retient sur ses élus quelques moyens de contrôle et d’action, qui lui permettront de retenir aussi, dans une certaine mesure, ses élus dans l’observation de ses volontés ».

Du modèle britannique, le régime français est, dès 1791, profondément différent. Certes, en France comme en GrandeBretagne, on constate la victoire du parlement et la dépossession du monarque-chef de l’État. Mais l’Assemblée nationale française prétend à la souveraineté, non seulement aux dépens du roi, mais aussi du peuple. Loin de reconnaître la supériorité du corps électoral sur les élus, elle organise l’indépendance des élus face aux citoyens qui les ont désignés. Les « représentants de la nation » – l’Assemblée nationale – constituent l’organe unique de la volonté nationale souveraine. La nation souveraine, héritière de la souveraineté du monarque, ne peut parler et agir que par l’intermédiaire de l’assemblée – laquelle est ainsi identifiée à la nation et exerce, en fait, la souveraineté.

Cette « fiction représentative », cette assimilation de la volonté du parlement à la volonté générale, est née d’une différence de comportement des élus français et britanniques –  que Carré de Malberg explique par la différence des circonstances historiques :

Le parlementarisme s’est formé originairement dans des monarchies… Il y est intervenu comme un moyen de limiter la suprématie du monarque. Dans le but d’établir cette limitation, la chambre élue s’est appuyée sur la volonté du corps électoral, volonté dont elle s’est appliquée à développer l’importance. Il n’y avait pas à craindre, d’ailleurs, que l’influence populaire devint trop considérable puisque, par l’effet-même des institutions monarchiques, la puissance du gouvernement demeurait toujours prépondérante.

Mais la situation politique de la France de 1791 était toute autre :

Ici, la monarchie était terrassée, et la prépondérance se trouvait constitutionnellement assurée à l’assemblée des députés. Celle-ci n’avait nullement besoin d’invoquer les droits de la volonté populaire pour se fortifier elle-même. Bien au contraire, elle aurait compromis sa propre puissance et sa liberté d’action, si elle avait admis, comme principe du nouveau droit public français, l’idée d’une conformité plus ou moins nécessaire entre ses décisions et les volontés du corps électoral.

Le régime représentatif n’est donc pas le régime parlementaire ; et si le second apparaît comme une forme de démocratie, le premier est fondamentalement antidémocratique. Le peuple n’a aucune possibilité d’exprimer une volonté distincte de celle qui émane de l’assemblée. Cette dernière, souveraine, n’a pas à se conformer à une volonté populaire « dont la légitimité et l’existence même sont incompatibles avec le principe représentatif ». Un caractère antidémocratique qu’affirmait hautement Sieyès, dans son discours du 7  septembre 1789 devant la Constituante, à propos de la « sanction royale ». Plusieurs orateurs –  Dupont de Nemours, Roederer  – avaient proposé d’admettre le droit de sanction ou veto suspensif du roi comme « une sorte d’appel à la nation, qui la fait intervenir comme juge entre le roi et ses représentants ». Sieyès s’y oppose  : « L’expression d’appel au peuple est mauvaise, autant qu’elle est impolitiquement prononcée… Le peuple ou la nation ne peut avoir qu’une voix, celle de la législature nationale… Le pouvoir exécutif ne pourra pas appeler des représentants à leurs commettants, puisque ceux-ci ne peuvent se faire entendre que par les députés nationaux. » Et l’ancien cham‑ pion du Tiers état de marteler son argumentation : « Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

Les institutions de la Troisième République doivent-elles être envisagées dans la même perspective de capture, de détourne‑ ment de la souveraineté ? Pour notre auteur, le régime de 1875 est « bâtard », parlementaire dans son aspect extérieur, mais largement dominé par le principe représentatif. La France ne pratique plus le principe représentatif pur de l’époque révolutionnaire, cette oligarchie des élus, mais le parlement reste seul souverain, vis-à-vis du chef de l’État comme du corps électoral.

Le chef de l’État ? Il ne participe en aucune mesure à la souveraineté ; il n’a pas plus de pouvoirs réels que le monarque britannique. Sans doute en allait-il autrement dans la pensée des constituants de 1875 : leur dessein était d’instituer un régime dualiste, un partage de la souveraineté entre le chef de l’État et l’assemblée. Le dualisme originaire a échoué, non sous l’effet de nouveaux rapports de force politiques, voire des événements imprévisibles qui tissent une histoire politique française tourmentée, mais du fait de la nature-même de la constitution. En conférant au seul parle‑ ment le pouvoir législatif c’est-à-dire, dans la conception traditionnelle du droit public français, l’expression de la volonté nationale, les constituants de 1875 privaient le président de la République de toute volonté propre, de toute légitimité dans une éventuelle confrontation avec le parlement.

Le corps électoral ? Il est, certes, désormais admis à exprimer une volonté politique distincte de celle du parlement. Les élections ne sont plus une simple procédure de nomination des gouvernants, mais aussi un moyen de contrôler l’activité des élus, voire de lui imprimer une orientation  : devenu rééligible, le député est placé naturellement sous le contrôle des électeurs, alors que les hommes de 1791, craignant pour son indépendance, avaient posé en principe sa non-rééligibilité. Reste que la loi est toujours considérée comme la règle suprême, l’expression d’une volonté générale qui ne peut être tenue en échec même par la constitution. Seul détenteur du pouvoir législatif, le parlement est, en fait, le seul souverain. L’hostilité de la Troisième République à la dissolution de la Chambre procède d’une méfiance enracinée à l’égard du corps électoral : la majorité parlementaire gouverne comme elle l’entend – tant que la législature n’est pas achevée.

Après le diagnostic, la thérapeutique. La prescription de Carré de Malberg est simple : il importe d’aménager les moyens d’exercice d’une réelle souveraineté du peuple, d’en finir avec la fiction du régime représentatif.

Au parlement de continuer à assumer le pouvoir législatif – mais le dernier mot reviendrait au peuple, statuant par référendum. Le premier effet du référendum serait de démocratiser le parlementarisme français :

Le parlement ne serait plus souverain ; il ne monopoliserait plus le pouvoir de formuler la volonté générale. Les décisions des chambres n’acquerraient leur vertu définitive qu’à la condition d’avoir été ratifiées, expressément ou tacitement, par une votation populaire ou par l’absence de demande de référendum. Le véritable souverain, c’est alors le peuple, armé du moyen juridique de statuer en dernier ressort, c’est-à-dire de déclarer si la décision admise par les chambres est conforme ou non à la volonté de la communauté populaire elle-même.

Une autre conséquence de l’institution du référendum serait de rétablir la hiérarchie des normes, de subordonner le parlement à la constitution :

Le système du référendum législatif implique, a fortiori, celui du référendum constituant. On assisterait ainsi à la résurrection, dans notre droit public, de la distinction, qu’on peut bien dire abolie depuis 1875, entre puissance parlementaire et puissance constituante.

Ultime avantage : le référendum permettrait aux citoyens de se dégager de l’emprise des partis, de retrouver leur identité.

Le citoyen qui, dans l’élection des membres du parlement, a déjà voté en affilié d’un parti et pour un programme de parti, se trouve mis à même d’émettre, au cours de la législature, des suffrages qui, parce qu’ils portent sur une question déterminée, s’inspireront, cette fois, du sentiment personnel dont est animé chaque votant.

À l’exécutif d’assumer le pouvoir gouvernemental –  sous le contrôle et l’orientation du peuple. À cette fin, le chef de l’exécutif devrait être élu au suffrage universel, comme le parlement, le peuple devenant l’arbitre suprême de tout conflit surgissant entre le président et le parlement.

Parlement et exécutif pourraient, chacun de son côté, en appeler au peuple en lui déférant des questions sur lesquelles ils se trouvent en conflit… Sans d’ailleurs que l’exécutif puisse plus que le parlement imposer sa volonté d’une manière absolue : il n’y aurait d’absolument prépondérante et décisive que la volonté populaire.

Les constituants de la Cinquième République ont bien reçu le message de Carré de Malberg : le régime qu’ils établissent apparaît comme une combinaison de démocratie directe et de parlementarisme. La Constitution du 4 octobre 1958 a amputé le parlement de son pouvoir souverain pour en faire un simple organe de l’État, doté d’une compétence législative limitée et soumis à un contrôle de constitutionnalité ; le pouvoir exécutif a été confié à un président élu au suffrage universel (indirect en 1958, direct en 1962), dont les prérogatives sont également limitées par la constitution ; l’arbitrage suprême est réservé au peuple  : il s’exerce par la voie du référendum ou de la dissolution après motion de censure.

Dans Refaire la France, un essai qu’il rédige en 1943 avec Emmanuel Monick, Michel Debré pose la question du chef de l’État. Le futur président de la République doit être l’institution centrale de l’appareil d’État français, sa « clef de voûte ». Seule des grandes démocraties occidentales, la Troisième République n’avait pas de chef d’État digne de ce nom ; c’est pourquoi, elle seule n’avait pu éviter les excès parlementaires, la transformation du parlement en « régime conventionnel » ; et un président aussi insignifiant ne pouvait appeler les citoyens à la défense de la patrie – on l’avait encore constaté en 1940. La seule chance de survie pour la démocratie française est d’être animée et symbolisée par un « monarque républicain » élu par un collège spécial, composé des parlementaires, des représentants des grandes municipalités et des conseils généraux, voire des centrales syndicales, des universités, de la magistrature. (Debré craint encore, à l’époque, l’élection au suffrage universel direct qui signifierait « le gouvernement par un général à la manière des pronunciamientos ».)

Ce « premier sage de la République » assumerait ses fonctions pendant une douzaine d’années (durée approchant la « vie moyenne des monarques héréditaires ») et ne pourrait être réélu. Il pourrait dissoudre discrétionnairement la chambre basse et nommerait seul le premier ministre, chef d’un gouvernement rendu plus efficace par le regroupement des ministères, leur réduction en nombre, et plus stable, non seulement grâce à la menace de dissolution, mais aussi de par les restrictions imposées à la procédure de la question de confiance – les interpellations étant remplacées par un débat annuel au parlement sur le programme du gouvernement. Car le parlement, qui est nécessaire à la légitimation du pouvoir d’État, à la défense des libertés individuelles, à la sélection d’une élite politique, devrait être limité à sa fonction de contrôle de l’action gouvernementale ; une définition constitutionnelle du « domaine de la loi » devrait inclure les libertés publiques, les matières constitutionnelles, les traités, les grandes questions économiques et sociales – les autres créations de normes étant laissées au pouvoir réglementaire de l’exécutif.

Pour éviter tout retour à la « République des députés », l’auteur entend constitutionnaliser les règles de procédure parlementaire et législative  : il prévoit deux sessions du parlement par an, n’excédant pas trois mois ; les commissions parlementaires, coupables d’« annihiler le pouvoir », seraient très peu nombreuses, l’essentiel des études revenant à des commissions spécialisées et temporaires ; en matière budgétaire, l’adoption automatique du projet de loi gouvernemental après un certain délai devrait être instituée. Le parlement serait bicaméral, avec une chambre basse élue au scrutin de liste à un tour, le second tour étant « un mécanisme inventé par Louis-Napoléon contre la République et qui est à l’origine de bas calculs et de honteux marchandages ». La chambre haute, le Sénat, resterait un corps politique : le transformer en chambre de représentation économique et sociale serait une erreur.

Deux autres institutions sont, enfin, érigées en « pouvoirs » dans Refaire la France : la justice, qu’il importe de rendre plus indépendante des pressions politiques et d’ériger en un véritable « pou‑ voir judiciaire », dans la tradition du droit anglo-saxon ; la presse, promue au rang de « quatrième pouvoir », le problème de la déontologie de l’information se posant déjà.

Ses thèses constitutionnelles, Michel Debré les reprend en 1944, au sein du Comité général d’études, une instance du Conseil national de la Résistance, dont il devient le rapporteur. L’architecture générale des lois de 1875 est conservée mais, en son centre, émerge un président élu pour sept ans (la suggestion d’un mandat de douze ans a été repoussée par le Comité) – par un collège plus large que le parlement, mais qui ne dépasse pas 1 300 membres… Le président a le droit de dissolution, mais le Comité, fidèle aux suspicions de la Troisième République, exige un contreseing ministériel ; il est seul responsable de la nomination du président du conseil des ministres. Le domaine de la loi est défini (avec moins de précisions qu’à l’article  34 de la Constitution de 1958). Le parlement est, cependant, autorisé à légiférer temporairement en dehors de ce domaine, alors qu’en 1958 c’est l’exécutif qui recevra le droit d’empiéter temporairement sur le domaine du parlement. L’incompatibilité entre le mandat de député et la fonction de ministre n’est pas formellement décidée : elle pourra être édictée par une simple loi.

Désormais, le modèle constitutionnel de Michel Debré est fixé pour l’essentiel. L’analyse des maladies constitutionnelles de la France, la description du remède seront, sans cesse, reprises : des chroniques de Fontevrault, le pseudonyme des années 1945‑1946, contre la Quatrième République naissante aux rapports devant les assises du Rassemblement du peuple français, en passant par les  articles d’humeur contre « le système » qui annoncent « ces princes qui nous gouvernent ». « Comme les tenants du pou‑ voir de l’Ancien Régime, parlementaires, partis, syndicats, tantôt d’accord, tantôt en querelle, défendent le système… Ils sont la nouvelle noblesse de Versailles. »

Surnage une paradoxale et tenace nostalgie du parlementarisme classique. Lorsque Fontrevault donne dans l’allégorie, il décrit, pour reprendre l’expression de Nicholas Wahl, le « rêve fortement britannique d’un constitutionnaliste français » :

La France vit. Peut-être fait-elle un rêve ? Des institutions valables rappelant celles de 1875, mais avec quelques qualités en plus. Un président de la République respecté par la nation et arbitre des partis, une majorité cohérente faisant une bonne politique au gouvernement et de bonnes lois au parlement, une opposition respectée, maintenant le pouvoir en éveil.

Le projet de Michel Debré reste à dominante parlementaire  : l’essentiel du dialogue politique se développe entre le gouvernement et le parlement ; il convient d’armer le cabinet pour affronter les assemblées, de « rationaliser » le parlementarisme. Le « monarque républicain » ne gouverne pas lui-même  : il se situe au-dessus des péripéties politiques quotidiennes ; il oriente, dans ses grandes lignes, l’action du gouvernement, qu’il peut soutenir par la dissolution de l’assemblée ; il n’intervient directement qu’en cas de crise.

L’engagement de René Capitant est aussi passionné, depuis cet hiver 1939‑1940 où, affecté au quartier général de de Lattre à Wangenbourg, il noue d’intenses liens intellectuels avec le colonel De Gaulle qui commande le détachement de chars de la 5e  armée. Professeur à Strasbourg, où il a succédé à Carré de Malberg dans la chaire de droit constitutionnel, il est muté à l’université d’Alger sur sa demande car, déjà, pour lui, « le chemin de Strasbourg passe par Alger ». Il a répondu parmi les premiers à l’appel du 18 juin 1940 et fondé le mouvement Combat. En Afrique du Nord, il organise des réseaux de résistance gaullistes, échappe de justesse aux prisons de Vichy et du général Giraud, puis devient commissaire à l’éducation nationale du Comité français de libération nationale en 1943 et ministre de l’Éducation du gouvernement provisoire en 1944.

Le levier de l’action de René Capitant n’est pas une nostalgie du parlementarisme classique à la Michel Debré mais, au contraire, un « antiparlementarisme démocratique », né de Rousseau. Pour le disciple de Carré de Malberg, la pensée de Rousseau est toujours vivante : elle « n’a jamais cessé de provoquer, dans notre pays, de façon plus ou moins consciente, une protestation démocratique contre ce transfert abusif de la souveraineté du peuple au parle‑ ment –  et plus largement à toute sorte de Représentant ». C’est la référence à cette pensée qu’éclairent l’esprit de la Résistance, le déclin rapide de la Quatrième République, le combat des gaullistes pour un changement de régime.

L’affrontement de Vichy et de la Résistance illustre, dans les circonstances les plus extrêmes, l’opposition de la fiction représentative et du principe démocratique, de la souveraineté populaire. Le régime de Vichy fonde sa légitimité sur un vote parlementaire  : la loi constitutionnelle du 10  juillet 1940. La Résistance et la France libre sont l’expression d’une révolte spontanée contre ce régime. D’un côté  : l’aboutissement ultime, caricatural, de la souveraineté parlementaire ; par son vote du 10  juillet 1940, le parlement affirme qu’il possède souverainement tous les pouvoirs, y compris celui de les déléguer. De l’autre : la négation de la souveraineté parlementaire, l’incarnation de l’irréductible « résistance à l’oppression » prévue par la déclaration de 1789, la volonté de la France libre de rassembler la résistance à l’occupation ennemie puis de rendre la parole au peuple français – ce qu’il fait, par l’ordonnance du 17 août 1945, « instituant une consultation du peuple français par voie de référendum ». Une révolution en soi : le corps électoral reprit, pour lui-même, le pouvoir constituant, en l’enlevant à l’Assemblée nationale du régime de 1875, et en le refusant à la nouvelle assemblée constituante. Une rupture profonde était ainsi consommée avec le principe représentatif, pour la deuxième fois dans l’histoire constitutionnelle française – voire pour la première fois, puisque la Constitution de 1793 n’était jamais entrée en vigueur.

Les promesses de 1945 n’ont pas été tenues : moins d’un an plus tard, la Constitution du 27 octobre 1946 enregistre la revanche du principe représentatif, la renonciation du peuple français à sa souveraineté. Comment et pourquoi ce retournement, cet échec de la souveraineté du peuple, l’avènement de cette République sans participation que fut la Quatrième République ?

De la souveraineté populaire, proclamée par le premier référendum, ne subsistent plus, dans le texte constitutionnel du 27 octobre 1946, que quelques très faibles vestiges. La participation populaire au pouvoir constituant ? Les citoyens ne peuvent être consultés que si le projet est voté par l’assemblée, ou par les deux chambres, à une majorité non qualifiée. Le pouvoir constituant du peuple est réduit à une sorte de droit de veto subsidiaire ; le pou‑ voir législatif est souverain. La dissolution ? Il suffit à l’assemblée de renverser le ministère dans des formes autres que celles prévues par la constitution, ce qui est toujours possible en droit et en fait, pour enlever au gouvernement le droit de dissoudre. La dissolution, loin de remplir une fonction d’arbitrage populaire, n’est plus qu’un procédé de renouvellement anticipé de l’assemblée.

En marge du texte constitutionnel, René Capitant pourfend aussi le mode de scrutin –  cette représentation proportionnelle adoptée, certes, par le gouvernement du général de Gaulle, mais pour la seule élection de l’assemblée constituante, en fonction de la tâche particulière qui lui était dévolue. Le scrutin proportionnel médiatise la volonté nationale –  laquelle ne s’exprime plus dans l’élection elle-même, n’est plus exprimée par la nation ; elle ne s’exprime que par la médiation des partis, au lendemain des élections, indépendamment de leur résultat. Les partis confortent leur souveraineté, s’affranchissent du suffrage universel. L’élection est presque sans influence : le scrutin proportionnel installe l’irresponsabilité des partis.

Des partis presque tous coalisés en faveur du régime représentatif  : seule leur coalition explique le retournement qui a rapidement mis un terme à la tentative de démocratie semi-directe de  1945. Et Capitant d’accuser les partis de la Quatrième République. Le parti radical a toujours été opposé au principe d’une consultation populaire ; lors du référendum de 1945, il a proposé de maintenir en vigueur les lois de 1875 et, à défaut, il s’est prononcé pour une assemblée constituante souveraine plutôt que d’admettre une participation populaire au pouvoir constituant. À quelques exceptions près, les modérés, balayés par la Libération, ont réagi comme les radicaux et tenté de rapprocher la nouvelle constitution de celle de 1875. Le parti communiste a été l’un des défenseurs les plus énergiques de la souveraineté de l’assemblée ; pour son rapporteur devant l’assemblée constituante, « l’Assemblée nationale souveraine, élue au suffrage universel, est dépositaire de la souveraineté du peuple ». Le parti socialiste semble avoir voulu rester fidèle, dans un premier temps, à la grande poussée démocratique de la résistance et de la Libération : André Philip a reconnu la nécessité du référendum constituant ; mais la vieille garde parlementaire – regroupée autour de Paul Ramadier et de Vincent Auriol – a finalement obtenu le ralliement du parti au régime représentatif.

Extrait du livre de Charles Zorgbibe, «  Entre despotisme et démocratie Histoire constitutionnelle de la France », publié aux éditions du Cerf

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