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L’UE finira-t-elle au tapis à cause d’une dispute germano-allemande ?
©JOHN THYS / POOL / AFP

Ordoliberalisme

Dimanche dernier, la Commission européenne a menacé de poursuivre juridiquement l’Allemagne après que la Cour constitutionnelle allemande ait exigé de la BCE qu’elle justifie son programme d’achat d’obligations dans le cadre du Quantitative Easing.

Yves Bertoncini

Yves Bertoncini

Yves Bertoncini est consultant en Affaires européennes, enseignant à l’ESCP Business School et au Corps des Mines.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico.fr : Pour la première fois de l’histoire de l’UE, un tribunal national a contesté les ordres d’une instance supérieure, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE). Cet événement ranime le dilemme fondamental de l'UE : où réside, en fin de compte, la souveraineté ? L’UE serait-il en train de subir sa première véritable crise constitutionnelle ?

Edouard Husson : Je ne pense pas que la rupture soit telle qu’on le dit. En septembre 2012 puis en mars 2014, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avait déjà validé sous conditions le mécanisme du MES, ouvrant la voie à la destruction financière de la Grèce par l’eurogroupe en 2015. Régulièrement les juges de Karlsruhe reçoivent des recours de citoyens allemands mécontents du fédéralisme européen. C’est l’une des origines de l’AfD en 2013: des professeurs d’économie et des juristes convaincus que même à Karlsruhe on n’était pas assez ferme sur le respect des traités européens. Les scores de l’AfD avant le coup de folie immigrationniste de Merkel sont intéressants parce que ces 4 à 5% nous disent le poids réel des souverainistes dans la société allemande. Ils sont surreprésentés dans les classes moyennes supérieures, ce qui rend leur audience plus forte que leur poids électoral. Ce sont des individus capables de dépenser de l’argent et investir du temps dans la construction d’un recours auprès des juges de Karlsruhe. Depuis une dizaine d’années ils déposent toujours le même type de plaintes: le fait que le Cour constitutionnelle de Karlsruhe leur ait donné en partie raison cette fois obtient énormément d’écho parce que nous ne sommes pas dans une crise budgétaire et financière générée par le laxisme éventuel de certains pays mais dans une pandémie. La région la plus touchée d’Italie, ce n’est pas le Mezzogiorno, c’est l’un des coeurs économiques de l’UE, l’Italie du Nord. En ce qui concerne la souveraineté, là encore, pourquoi les gens tombent-ils de leur chaise? Lorsque l’Allemagne a adopté l’euro, elle a réservé au Bundestag le pouvoir d’en sortir. L’euro n’est pas une monnaie européenne ! C’est un système de monnaies nationales accrochées les unes aux autres avec un taux de change déclaré irréversible. Les juges de Karlsruhe sont venus rappeler que l’Allemagne, en 1991, n’avait pas voulu aller plus loin. On touche du doigt l’illusion des dirigeants français qui ont cru il y a trente ans qu’ils pourraient entraîner l’Allemagne plus loin qu’elle ne voulait aller. Le problème, bien entendu, avec ce système monétaire, c’est qu’il risque d’éclater parce qu’il n’est pas viable. 

Yves Bertoncini : Ce n’est pas la 1ère crise politique ou constitutionnelle qu’affronte l’UE, même s’il est inédit qu’un Tribunal constitutionnel national (en l’espèce Allemand) demande des comptes à une institution européenne – à savoir la Banque Centrale Européenne, voir la Cour de Justice. Cet événement rappelle la nature fondamentalement hybride de l’UE, mi-fédérale, mi confédérale, et que son bon fonctionnement repose par nature sur la « coopération loyale » des institutions nationales. 

L’UE rassemble en effet des Etats-membres qui ont librement décidé de partager leur souveraineté, tout en confiant le contrôle du respect de leurs engagements à des institutions indépendantes comme la Cour de Justice de l’UE. Rien d’efficace ne peut se faire sans les Etats-membres et les institutions nationales, voire régionales, qui sont garantes de la bonne exécution des décisions adoptées au niveau communautaire. 

Dans ce contexte, il est fâcheux que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe prétende s’arroger la capacité d’évaluer la légitimité ou la proportionnalité des interventions de la BCE au regard des traités communautaires : c’est en effet à la Cour de Justice de l’UE de remplir cette mission. Alors que la BCE de Mario Draghi se montrait hyperactive et « créative » pour endiguer la crise de la zone euro, le Tribunal de Karlsruhe avait d’ailleurs saisi la Cour de Justice afin de lui demander si le droit de l’UE était bien respecté, ce que cette dernière lui avait confirmé. Le récent arrêt du Tribunal constitutionnel allemand donne donc un peu l’impression qu’il veut « rejouer le match » alors qu’une nouvelle crise potentielle de la zone euro survient – même si c’est un match qu’il va perdre…

Le "souverainisme" du juge constitutionnel allemand n'est pas nouveau : il a par exemple émis des doutes avant de reconnaître que le droit de l’UE protégeait bien les libertés fondamentales, et qu’il pouvait donc admettre sa primauté. Mais ce « souverainisme constitutionnel » vient de sortir des limites admises, ce que les institutions européennes lui ont rapidement rappelé, de même que Wolfgang Schauble, désormais Président du Bundestag, et d’autres acteurs politiques allemands. 

Même s’il a des répercussions négatives au niveau européen, l’arrêt récent du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe ouvre surtout une crise constitutionnelle germano-allemande. Avant de mettre en cause « l’Allemagne », on devrait s’aviser qu’il s’agit d’un pays où le pouvoir est largement dispersé entre des acteurs qui n’ont pas tous les mêmes positions.

Si le Tribunal indiquait dans 3 mois que les interventions de la BCE ne lui paraissent pas conformes aux traités communautaires et aux engagements allemands, il placerait la Bundesbank devant un vrai conflit de loyauté vis-à-vis de ses homologues de la zone euro... C’est donc d’abord aux autorités politiques et constitutionnelles allemandes de mettre de l’ordre dans leurs idées au cours des prochaines semaines, sous le regard de l’UE…

«Le dernier mot sur les lois de l'UE est toujours prononcé au Luxembourg. Nulle part ailleurs », a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ce week-end. Que peut véritablement faire la Commission européenne contre l’Allemagne ? Engager une « procédure d'infraction » contre son Etat membre le plus puissant économiquement a-t-il un sens et une chance de succès ?

Edouard Husson : Ce qui est assez cocasse, c’est que c’est « Allemagne contre Allemagne ». Les Allemands ont contribué à la mise en place d’un gouvernement par la norme. Après 1945, ils se méfiaient de la politique de puissance; et en 1990, ils n’ont pas voulu y retourner. Les dirigeants français, dans leur arrogante naïveté, croyaient créer une puissance européenne allemande à participation française. Mais les Allemands n’en ont jamais voulu. Ils avaient depuis longtemps abandonné Hegel pour revenir à Kant. Le gouvernement par la norme. On a donc mis en place une Union Européenne ressemblant largement à la République Fédérale d’Allemagne. Dans la conception allemande des choses, c’était possible facilement: grâce à une subsidiarité bien comprise, on peut ajouter un niveau européen, tout aussi normé que le niveau national et régional. Dans la conception allemande, les intérêts nationaux l’emporteront toujours sur les intérêts européens et les intérêts régionaux sur les intérêts nationaux. Mais le Bund, la fédération, s’est imposé régulièrement par des coups de force, par exemple au moment de la réunification, lorsqu’Helmut Kohl a violé la Bundesbank, qui est en fait une banque de réserves fédérant des banques régionales de réserves et en décidant arbitrairement du taux de change entre le mark est et le mark occidental. De même, les Allemands de Bruxelles sont devenus suffisamment puissants pour se comporter comme un dix-septième Land qui, plus ouvertement que les autres, refuse l’autorité de Berlin. Nous allons assister à une bataille des juristes, à un véritable conflit du droit. Le résultat n’est pas écrit d’avance, cela dépendra de l’habileté manoeuvrière de Madame von der Leyen. Il est possible que l’on arrive à un compromis juridique fondé sur un rapport de forces. l’industrie allemande ne voudra pas que l’on laisse éclater ou que l’on paralyse l’Union Européenne, où se trouvent tant de clients et de sous-traitants. 

Yves Bertoncini : Comme les institutions européennes l'ont utilement rappelé, l'Allemagne doit appliquer le droit communautaire et reconnaître sa primauté, que cela plaise ou non à ses juges constitutionnels : « l’ordo-libéralisme » européen s’applique à tous les Etats-membres, y compris outre Rhin – dans les domaines pour lesquels ces Etats-membres ont mis en commun leur souveraineté.

Si un Etat-membre décide de ne pas respecter une norme ou une décision de l’UE, il fait l’objet d’une procédure d’infraction devant la Cour de Justice, initiée par la Commission : des dizaines de « recours en manquement » sont de fait introduits chaque année, dont la fréquence n'a pas grand chose à voir avec le statut économique et politique d'un pays.

Ces recours en manquement vont parfois à leur terme et débouchent sur des condamnations et des amendes. Leur but est cependant d’être dissuasif : cela fonctionne assez bien dès lors que les Etats-membres se mettent le plus souvent en conformité avec le droit communautaire avant même que la Cour de Justice ne se prononce… C’est certainement dans cet esprit qu’Ursula Von Der Leyen a rapidement annoncé que la Commission était prête à saisir la Cour de Justice, ce qui devrait avoir pour effet de rétablir l’ordre.

Il faut néanmoins souligner que le problème soulevé par le Tribunal constitutionnel allemand n’est pas tant juridique que politique, et que c’est donc aussi sur le second registre qu’il faut se situer et apporter les clarifications nécessaires. Le récent arrêt de Karlsruhe traduit en effet un malaise qu'exprime aussi l'AFD sur le plan partisan, et qui est lié aux énormes ajustements des règles de fonctionnement de la zone euro au regard du contrat de mariage initial signé à Maastricht. 

N’oublions pas en effet que le Traité de Maastricht ne prévoyait pas du tout qu’il faudrait venir en aide à des pays en difficulté, comme les Européens l’ont fait pour l’Irlande, la Grèce, le Portugal et Chypre – ce Traité excluait même une telle aide! La solidarité déployée par les Européens a donc suscité un trouble réel et de profondes oppositions en Allemagne, qui ont conduit à la saisine du Tribunal de Karlsruhe par plus de 35 000 épargnants – saisine à l’origine du conflit actuel. C'est cet euroscepticisme rétif à la solidarité exercée par la BCE qui fait obstacle à la mutualisation européenne des dettes nationales, alors qu'elle serait utile. C’est donc cet euroscepticisme qu’il s’agit de réduire, en apportant aux Allemands des garanties en matière de responsabilité et de réformes dans les pays en difficulté.

Il est compréhensible que la solidarité et la flexibilité dont l’Allemagne a fait preuve ces dernières années aient été sous-estimées compte tenu des contreparties qu’elle a exigé dans les pays sous assistance financière, que la trop fameuse « Troïka » a incarnée. Mais il est assez fascinant que les énormes concessions politiques acceptées par l’Allemagne au fil des récentes réformes de la zone euro ne soient pas davantage perçues dans des pays comme la France ou l’Italie, où l’on feint de considérer que la zone euro est toujours gérée « à l’Allemande », alors que rien n’est plus faux ! Notre complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne en matière économique et budgétaire ne devrait pas nous priver de notre lucidité quant à sa malléabilité en matière politique et juridique : peut-être le sort réservé au récent arrêt du Tribunal de Karlsruhe contribuera-t-il à nous déciller un peu sur ce point?

Au cours des deux derniers mois, Ursula von der Leyen a été corrigée par Angela Merkel, a provoqué l'indignation diplomatique en se moquant des appels à l'émission conjointe de dettes et s'est excusée auprès de l'Italie après que le mécanisme d'urgence de l'exécutif n'a pas réussi à rallier l'aide des autres États membres comme il était censé le faire. La crise de la légitimité qui affecte la présidente de la Commission européenne est-elle justifiée ? Quelles conséquences pourrait avoir cette crise sur le fonctionnement de la Commission et, plus généralement, sur l’UE ?

Edouard Husson : C’est un peu facile de chercher un bouc émissaire. Ursula von der Leyen n’est pas plus responsable de ce qui se passe que la Chancelière ou le Président de la République. Vous m’objecterez que je ne lui fais pas un compliment puisque nous avons affaire au plus désastreux chancelier de l’histoire de la République Fédérale et au plus mauvais président français de l’histoire de la Vè République. Mais Madame von der Leyen fait ce pour quoi elle a été nommée. Sa légitimité de départ est faible, moins du fait de ses capacités que du fait du chaos créé par Emmanuel Macron. L’Allemagne avait fait accepter par ses partenaires le principe du « Spitzenkandidat »; c’est normalement un membre du PPE qui aurait dû devenir président de la Commission. Emmanuel Macron, emblématique en l’occurrence de l’incapacité française à négocier avec les Allemands, n’a pas dit clairement dès son élection qu’il remettait en cause le système. Il est sorti du bois à quelques semaines des élections européennes. Ce faisant il a délégitimé la personne qui serait nommé. Si Manfred Weber avait été nommé, il aurait vraisemblablement, tout Bavarois qu’il fût, eu beaucoup plus de succès pour appuyer une action de solidarité au sein de l’UE en pleine pandémie. Ce n’est pas une question de personne, c’est une question de légitimité. Les pays membres de l’Union, incapable de respecter les règles qu’ils ont fixées, sont en train dé détruire eux-mêmes l’UE. En 2015, ce fut Angela Merkel, incapable de respecter les procédures européennes en matière d’immigration. Plus récemment, c’est Emmanuel Macron, qui avait la prétention de relancer la dynamique d’européanisation de l’euro sans remettre en ordre le budget français. L’UE est en train de devenir une véritable Tour de Babel. Et Ursula von der Leyen n’est pas responsable de cette situation; mais elle pourrait l’aggraver si elle se lance dans une guerre sur la suprématie de la norme européenne sur le droit allemand. 

Yves Bertoncini : Les conditions d’élection d’Ursula Von Der Leyen à la Présidence de la Commission donnent elles l’occasion de rendre hommage aux usages politiques allemands. C’est en effet parce que nombre de pays – dont la France – n’ont pas souhaité appliquer le système des « Spizenkandidaten » qu’a été désignée une Présidente sortie comme un lapin du chapeau des chefs d'Etat (et de la cuisse de Jupiter) – et qui était d’ailleurs plutôt impopulaire dans son pays…

Si l’on souhaitait mettre en place une Commission forte, il aurait fallu choisir parmi les candidats expérimentés qui avaient fait campagne sur un programme pendant les élections européennes. La récusation de Manfred Weber comme chef de file du PPE aurait donc dû conduire à s’en remettre aux candidats arrivés en second dans les urnes (le social-démocrate Franz Timmermans), voire en 3ème (la libérale Margrethe Vestager) – candidats que le Conseil européen a d’ailleurs décidé d’imposer comme Vice-Présidents exécutifs à Ursula Von Der Leyen, en l’affaiblissant plus encore, allez comprendre…

La légitimité, l’expérience et les marges de manœuvre d’Ursula Von Der Leyen sont donc plus faibles que celles de Jean-Claude Juncker, mais aussi et surtout de ce qui serait nécessaire pour faire face aux défis actuels - même si elle a fait de son mieux pour ce baptême du feu particulièrement précoce et rude, fut-ce en confessant des erreurs dans la gestion de la crise du COVID-19.

Il est plutôt positif aujourd’hui qu’Ursula Von Der Leyen soit parfois critiquée par Angela Merkel et qu’elle indique être prête à ouvrir une procédure d’infraction contre l’Allemagne : celui lui permet sans nul doute de conforter sa légitimité, y compris vis-à-vis du Parlement européen, où elle n’a été investie qu’à 9 voix de majorité et où les majorités d’idées à construire sont particulièrement volatiles… Pour le reste, sa légitimité politique évoluera au gré de sa capacité à s’affirmer comme une force de proposition capable de convaincre les Etats-membres et le Parlement européen de faire preuve d’audace et d’innovation – le nouveau projet de budget européen qu’elle va présenter fera figure de test symbolique à cet égard.

A moyen terme, il reste à souhaiter que cette situation désolante permettra de convaincre que mieux vaudrait à l'avenir élire un(e) Président(e) de la Commission bénéficiant à la fois d'une légitimité parlementaire européenne et de l'onction des chefs d'Etat et de gouvernement, afin qu'il/elle puisse pleinement jouer son rôle en termes d’initiatives et d'ambitions et essayer d'incarner au mieux l'intérêt général européen.

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