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Terrorisme
L’outil méconnu de recrutement de l’Etat islamique : les langues régionales
©Jewel SAMAD / AFP

Communication

Lorsque l'EI a revendiqué la responsabilité des attentats coordonnés au Sri Lanka qui ont tué 253 personnes le 21 avril, il l'a fait, comme on pouvait s'y attendre, en arabe et en anglais. Mais il a également publié des déclarations dans d'autres langues, parlées dans quelques régions d'Asie du Sud seulement, dont le tamoul.

Myriam Benraad

Myriam Benraad

Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l'Université internationale Schiller à Paris. 

Autrice de :

- L'État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017)

- Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

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Atlantico.fr : Qu'est-ce que cela indique quant à la stratégie de communication du groupe ? Pourrait-on parler d'un marketing du terrorisme ?

Myriam Benraad : Cette stratégie de communication multilingue n’est pas neuve et se doit d’être entendue et analysée au prisme de la projection globale de ce groupe, lequel au-delà de ses lourds revers militaires dans son foyer d’origine – l’Irak et le Levant – continue de cibler, pour la mobiliser au nom du jihad armé, une large audience de sympathisants et de recrues potentielles à travers le monde. Il n’y a là aucune évolution notable, mais un continuum militant observé d’une séquence du conflit à l’autre.

Certes, depuis ses succès spectaculaires de 2014, le terrain a notablement évolué : l’Etat islamique a perdu le « proto-Etat » qu’il était parvenu à établir par la force dans un certain nombre de zones au Moyen-Orient. Dans la foulée, la production médiatique s’est nettement tarie, autour de productions toujours plus inconstantes, parfois peu crédibles, et plus amplement par une déprofessionnalisation patente de ceux qui en assument aujourd’hui la charge. Dans l’ensemble, les produits médiatiques de l’Etat islamique sont en 2019 bien moins sophistiqués et esthétisés, plus sommaires, axés autour des thèmes plus classiques de l’insurrection jihadiste contre les ennemis déclarés du « califat ». 

Ajoutons que les principaux chefs, opérateurs et autres agents du « jihad médiatique » ont été tués dans les bombardements massifs de la coalition qui les visaient ou durant les combats au sol. Cela ne signifie pas pour autant que l’Etat islamique a renoncé à sa cause, à sa propagande de guerre et qu’il ne tente pas d’ores et déjà de reconstituer une infrastructure informationnelle. Comme le démontre l’extension linguistique de ses supports idéologiques à destination d’autres régions – en particulier l’Asie du Sud, mais pas exclusivement –, le groupe terroriste joue désormais la carte de la flexibilité et d’une centralisation sans doute moins forte, quoiqu’aucun des contenus réalisés n’est spontané, mais au contraire toujours longuement prémédité et préparé avec le plus grand soin. 

Les jihadistes peuvent ainsi compter sur la production des « provinces » du califat autoproclamé – dont le projet n’a pas disparu avec la perte de ses derniers bastions en Syrie – et usent d’une kyrielle d’instruments autonomes de diffusion (chaînes, fondations etc.), plus particulièrement sur Internet où la lutte contre la propagande extrémiste s’est certes améliorée et se poursuit pour l’heure, mais dans des conditions très floues, très précaires, notamment sur les réseaux sociaux qui ne coopèrent que superficiellement avec les Etats.

Le véritable succès de l'EI en matière de recrutement s'est produit là où on pouvait s'y attendre : dans le monde arabe, en Asie centrale et en Europe occidentale. Mais tout en luttant pour attirer des recrues dans des pays comme l'Inde, il a attiré des combattants d'aussi loin que Trinité-et-Tobago, le Cambodge, l'Australie, certaines parties de l'Asie du Sud-Est et même le Chili. Comment le groupe parvient-il à la fois à mener une action à l'échelle mondiale et organiser un recrutement interne régional ?

La première audience des mouvements jihadistes se trouve historiquement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. La langue du Coran est l’arabe et c’est ce texte sacré, par subversion du message des origines, qui leur fournit leurs principaux arguments politiques aux dirigeants et militants. Ce qui valait déjà pour les premières militances jihadistes égyptiennes au cours des années 1970 vaut finalement encore pour un mouvement comme l’Etat islamique, certes ultramodernisée. Il n’y a par conséquent aucune surprise à ce que la propagande soit encore essentiellement produite et propagée en arabe, à destination des audiences-clés et des esprits les plus exposés et vulnérables, ou tout simplement à destination de ceux déjà acquis à la cause.

Cette primauté quasi ontologique de l’arabe comme langue vernaculaire de la communauté jihadiste prend également sens au regard des objectifs premiers de groupes concernés, depuis leur naissance : combattre et défaire le taghout (la tyrannie, soit les régimes politiques en place) dans les pays arabo-musulmans ; chasser de ces mêmes régions les influences étrangères, occidentales notamment, en vue de faire triompher l’entreprise califale. Langue de la révélation prophétique, l’arabe demeure le ciment d’une identité collective fondée sur la notion de reconstitution d’une unité perdue et sur la glorification de l’oumma (la communauté des fidèles) autour du rassemblement des musulmans du monde entier sous une même bannière, celle de l’Etat islamique en l’espèce.

Une telle stratégie totalisante et totalitaire, et la projection d’une appartenance militante mondiale ne s’opposent pas à la prise en compte, cette fois plus pragmatique, des différences culturelles qui parcourent le monde musulman et dont l’Etat islamique a parfaitement compris qu’il lui fallait les exploiter au maximum à des fins de diffusion de ses contenus de propagande, de séduction modulée en fonction des spécificités de chaque pays et de chaque configuration régionale, et pour susciter le nombre le plus significatif de vocations violentes.

Dans les esprits convaincus de la justesse de son action, la restauration du califat revendiquée depuis 2014 par l’Etat islamique surpasse de très loin ces singularités par ailleurs instrumentalisées au plan communicationnel et opérationnel. La croyance commune dans ce califat, vécu par les militants et sympathisants comme un retour à la grandeur perdue des origines, est ce qui fédère les rangs dans le temps et éclaire la résilience de l’Etat islamique par-delà certaines annonces médiatiques convenues de sa défaite. 

Tant que les fondements de ce puissant projet idéologique ne seront pas remis en cause, soit par une offre politique renouvelée et crédible dans des pays par ailleurs ravagés par les conflits, la violence et l’autoritarisme, et où les mouvances jihadistes ont trouvé et continueront de trouver un terreau très fertile, soit par une action plus efficacement ciblée au niveau des idées et coordonnée au plus haut niveau par la communauté internationale, le « califat » restera bel et bien « vivant ».

Comme d'autres groupes militants, l'EI exploite des gouvernements faibles, mais tire également parti de la privation des droits des minorités musulmanes, s'exprime sur les plaintes locales et cherche à recruter des professionnels instruits pour ses efforts de propagande. Dans le même temps, semer le chaos dans un monde musulman historiquement en crise, est-ce là une stratégie viable ? 

Il est indiscutable – et ceux ne qui ne perçoivent pas cette dimension (ou se refusent simplement à la percevoir) auraient sans doute beaucoup à apprendre en se penchant sur le cas d’autres militances radicales passées – que l’Etat islamique doit beaucoup de sa popularité à ce qu’il a présenté comme une lutte transnationale contre l’injustice endurée par les musulmans, aux quatre coins du monde : des violations des droits des minorités dans certains pays aux griefs locaux, que ces derniers soient sociaux, économiques, politiques, ou le plus souvent les trois simultanément. 

Ce fut la clé de sa campagne de persuasion et de ralliement à Mossoul, un temps sa capitale en Irak (2014-2017), ville où les jihadistes surent exploiter le désenchantement de la population sunnite face à des conditions de vie précaires, voire parfois insoutenables, et le rejet structurel de l’Etat central et de ses institutions, au premier rang desquelles l’armée qui a fini par fuir. On retrouve l’ensemble de ces ingrédients dans bien d’autres contextes locaux où les jihadistes ont également réussi à s’installer avec succès et à se légitimer dans la durée.

L’injustice restera un thème capital de cette idéologie, et plus les professionnels de la propagande la mettront en avant, en appelant notamment leurs publics à la vengeance – comme ils l’ont fait, par exemple, dans la foulée des attentats contre les mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande au mois de mars – et en enjoignant à leurs partisans de restaurer l’honneur et la dignité des fidèles, plus le cycle des représailles se poursuivra. Au même moment, cette vengeance dont se revendique l’Etat islamique, au nom supposé de l’islam, est d’autant moins une « justice » qu’elle a tué des milliers de ces mêmes musulmans dans son sillage, lors d’attaques toutes plus abjectes les unes que les autres. 

Sans compter enfin la projection apocalyptique dont se réclame l’Etat islamique, convaincu que la fin des temps se joue au présent et qui n’hésite pas ainsi à semer la mort aveuglément. Qu’on se le dise, si « stratégie » il y a dans l’accomplissement des desseins idéologiques du groupe, les conséquences pour les populations, elles, restent identiques : emprise totalitaire, désolation, mort systématique. Le jihadisme n’est au fond qu’une illusion. Mais une illusion qui, tragiquement, n’en finit pas de tuer.

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