L’Egypte, ce pays qui jette secrètement de l’huile sur le feu de la guerre à Gaza depuis des mois<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président Egyptien, Abdel-Fattah al-Sisi, ne pouvait pas ignorer l'existence des tunnels menant à Gaza - Photo Christophe Ena / POOL / AFP
Le président Egyptien, Abdel-Fattah al-Sisi, ne pouvait pas ignorer l'existence des tunnels menant à Gaza - Photo Christophe Ena / POOL / AFP
©Christophe Ena / POOL / AFP

Trahison ?

L'existence de nombreux tunnels menant de l'Egypte à Gaza interroge aujourd'hui sur le rôle réel que celle-ci joue dans le cadre du conflit opposant Israël au Hamas.

François Chauvancy

François Chauvancy

Le général (2S) François Chauvancy est consultant en géopolitique. Il est aussi l'auteur de « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique ».

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : L’attitude de l’Egypte vis-à-vis d’Israël interroge. Le nombre de tunnels menant de l’Égypte à Gaza est considérable, selon les médias américains et il semble difficile de croire que les autorités égyptiennes ignoraient l’existence de ces tunnels. Selon CNN, l'Égypte a intentionnellement fait sauter le dernier accord d'otages : “Les renseignements égyptiens ont discrètement modifié les termes d'une proposition de cessez-le-feu qu'Israël avait déjà signée plus tôt ce mois-ci”, selon trois personnes proches des discussions. L'Égypte n’a-t-elle pas trahi Israël au niveau des tunnels, des négociations avec le Hamas et sur les projets de l’organisation terroriste concernant les attaques du 7 octobre ?

François Chauvancy : Rappelons qu’il y a eu un accord de paix signé le 26 mars 1979 entre les présidents Sadate et Begin. Outre une paix nécessaire pour la région, les échanges économiques ont été développés notamment par l’exportation de gaz naturel d’Israël vers l’Egypte.

Cependant, Gaza a été sous l'autorité égyptienne pendant de nombreuses années. Les services secrets égyptiens sont parfaitement au courant de tout ce qui se passe dans Gaza. Il est toujours possible de leur reprocher de n’avoir pas averti Israël de l’imminence des attaques du 7 octobre. Pourtant il semblerait bien qu’Israël ait été alerté mais que le pouvoir politique israélien n'aurait pas pris en compte les avertissements transmis. 

Concernant l’existence des tunnels vers Gaza à la frontière égyptienne, environ 50 identifiés à la date d’aujourd'hui, il paraît invraisemblable qu’ils aient pu être creusés à partir de l'Égypte sans que les Egyptiens ne soient au courant. Il y a forcément eu un soutien au niveau local sinon au niveau étatique. On pourrait aussi supposer qu’Israël connaissait l’existence d’au moins de la plupart d’entre eux mais que cette tolérance contribuait à « la paix » dans la bande de Gaza.

Paradoxalement, la mouvance islamiste, notamment celle des Frères musulmans à laquelle se rattache le Hamas, est combattue en Egypte par le maréchal Al-Sissi. Après la chute du président Morsi en 2013, les Frères musulmans ont été pourchassés et emprisonnés. Les forces armées égyptiennes traquent aussi les mouvements djihadistes dans le Sinaï.  l paraît donc difficilement compréhensible que l'Egypte favorise les islamistes alors qu'elle les combat sur son sol ou dans le Sinaï. 

En revanche, pays arabe, l'Egypte prête attention à ce que fait Israël vis-à-vis des populations en Cisjordanie. Même si l'Egypte fait preuve de modération dans ses critiques, il n’est pas certain que les autorités égyptiennes acceptent totalement la politique d'Israël. La question de l’échec d’un plan de libération des otages qu’auraient fait échouer les services de renseignement égyptiens laisse en revanche perplexe. 

Est-ce que l'Égypte aurait potentiellement menti aux services secrets américains et israéliens sur la présence des tunnels ? Ou est-ce que cela est plutôt le signe de l’importance de la corruption ? 

Il ne faut pas oublier que les Etats-Unis ont un rôle important via les financements et les donations à l’Egypte (et d’Israël), respectivement 1,5 et 3 milliards de dollars pour l’aide militaire même si nous pouvons constater que les pressions américaines ont des effets limités.

Creuser des tunnels est une vaste entreprise. Il y a eu forcément sur le territoire égyptien des personnes ou des organismes qui ont favorisé leur construction vers Gaza. La question est de savoir si cela a été réalisé avec l’aval de l’Etat égyptien, éventuellement par un laissez-faire pour éviter des actions islamistes en Egypte, par la corruption ou si cela peut être lié à des organisations ou à des mouvements radicaux locaux, notamment via les Frères musulmans.

Il n’est pas impossible en effet qu’il puisse y avoir une collusion avec des islamistes égyptiens, donc pro-Hamas au sein de l’administration, qui n’auraient pas été identifiés par le pouvoir, et qui, à partir de leurs fonctions, aient été capables d’organiser ou de permettre le creusement de ces tunnels.

Cependant, cela fait des années que ces tunnels se construisent. Ils ne sont détruits que par les Israéliens. Comment peut-on comprendre que l'Etat égyptien ne soit pas au courant ? Il est difficile de penser également que les services de renseignements égyptiens n'aient pas été informés de la construction des tunnels d’autant que les matériaux acheminés et utilisés peuvent difficilement être dissimulés.

Aujourd'hui, le contexte et la situation en mer Rouge peuvent aussi avoir une influence sur la position actuelle de l’Egypte. Les Houthis se sont impliqués dans le conflit avec l’appui de l’Iran. Leurs attaques ont entravé et menacent les voies commerciales maritimes et donc la circulation des marchandises qui transitent par le canal de Suez. 40 à 50% des recettes ont été perdues sur les 8,6 milliards de dollars de royalties versées lors de son franchissement. En outre, les recettes du tourisme, soit 13,5 milliards de dollars en 2023, subissent aussi les conséquences de la guerre à Gaza.

Enfin, la rue arabe, même si son influence reste négligeable au moins jusqu’à la date d’aujourd'hui, n‘accepte pas ce qui se passe à Gaza. S’ajoute aussi l’instabilité internationale notamment avec la guerre en Ukraine. Ces différents facteurs accroissent les difficultés intérieures de l’Egypte notamment concernant le quotidien des Egyptiens dans leur accès aux ressources de base. L’Égypte, premier importateur de blé au monde, utilise les céréales qu’elle achète pour subventionner le pain à plus des deux tiers des Egyptiens. En 2023, 69,5 % des importations de blé provenaient de Russie, 11,8% d’Ukraine. 

Les difficultés économiques contraignent donc le gouvernement Al-Sissi à s’impliquer plus ou moins dans la résolution de la crise de Gaza. Cela peut expliquer l’ambivalence de l'Egypte et une médiation discrète et ambiguë. Le double jeu de l’Egypte peut être lié à une logique de survie face à la masse de difficultés auxquelles le pays doit faire face.

Alors que de nombreux pays arabes avaient entamé des négociations ou des accords avec Israël, assiste-t-on maintenant, avec le rôle de l'Egypte assez trouble, à une forme de trahison ou de rejet de ces partenariats avec Israël ?

Il y a un problème au cœur du monde arabo-musulman. Les gouvernements (Bahreïn, Maroc, Soudan) n’ont pas la même vision que la rue. Ils ont pris fait et cause pour une realpolitik dans leurs relations avec Israël à travers les accords d’Abraham. Les Emirats arabes unis ont installé une ambassade à Jérusalem. Le Maroc a lancé une coopération militaire avec Israël pour la fabrication de drones. 

Avant l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 sur Israël, une régularisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite était envisagée montrant bien que la question palestinienne n’était plus réellement un sujet d’intérêt. Certes le roi Salman avait rappelé en décembre 2020 au prince héritier MBS que l’application du plan de paix saoudien de 2002 pour la création d’un Etat palestinien devait être un préalable avant tout rétablissement des relations israélo-saoudiennes mais il semblerait que MBS était en voie d’outrepasser la décision de son père avant l’attaque du 7 octobre.

De fait, les pays arabes, notamment les pétromonarchies du Golfe, sont confrontés aujourd'hui à des populations en démographie croissante, au besoin de développer leurs économies pour anticiper aussi la fin de la rente du pétrole et du gaz. L’enjeu est la préservation de la stabilité de leurs régimes mais la guerre à Gaza a bouleversé ces ambitions.

Le général (2S) François Chauvancy est l’auteur de « Blocus du Qatar : l’offensive manquée » (Editions Hermann, 2018) et est rédacteur en chef de la revue « Défense » de l’Union des Associations de l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale

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