L’autorité anti trust américaine lance la sonnette d’alarme contre la concentration de l’IA entre les mains des géants de la Tech. L’Europe mesure-t-elle la menace ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jonathan Kanter, avocat antitrust américain plaide pour une intervention significative sur la concentration du pouvoir dans le secteur de l'intelligence artificielle.
Jonathan Kanter, avocat antitrust américain plaide pour une intervention significative sur la concentration du pouvoir dans le secteur de l'intelligence artificielle.
©KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

Concurrence

Le principal organisme américain de lutte contre la concurrence examinera « de toute urgence » le secteur de l’intelligence artificielle, dénonçant une trop grande concentration du pouvoir dans le secteur de l'IA.

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : Jonathan Kanter, un avocat antitrust américain qui occupe le poste de procureur général adjoint de la division antitrust du ministère de la Justice (DOJ), estime dans un entretien au Financial Times qu'un examen urgent est nécessaire sur le contrôle de l'IA. Jonathan Kanter plaide pour une intervention significative sur la concentration du pouvoir dans le secteur de l'intelligence artificielle. Pourquoi une telle prise de décision et comment expliquer cette alerte émise par le principal responsable de l'application des lois antitrust aux Etats-Unis ?
Julien Pillot : Cette urgence est réelle. Il est important d’agir dans ce domaine. Depuis deux à trois ans, par le jeu des investissements et par le jeu des fusions acquisitions, ou des prises de participations stratégiques, certains acteurs de l’IA sont devenus très puissants et semblent déjà en position difficilement contestable. On peut le voir à l’aune de leurs capacités de déploiement sur les marchés, mais aussi de concentration des moyens humains, architecturaux et financiers, que d’aucuns pourraient juger disproportionnées.
Au-delà, Jonathan Kanter a raison d’indiquer qu’il y a urgence à faire un examen antitrust de l'ensemble de la filière de l'intelligence artificielle, et non uniquement l'intelligence artificielle générative.
Il faut partir des sociétés de l’amont de la filière. Je pense à celles qui fournissent les semi-conducteurs, CPU et GPU, soit les capacités de calcul indispensables à l’entrainement et à l’exécution des applications d’IA. Sur ce segment, Nvidia est peu contournable. Ce qui, à terme, dessine deux risques que l’anti-trust doit apprécier: le contrôle des prix et les volumes, d’une part ; et d’éventuelles discriminations selon les clients, selon leur importance, d’autre part. Sans oublier celui qui découlerait de sa capacité à dicter le rythme des innovations sur des composants indispensables à l’ensemble de la filière.
Il va falloir également  surveiller sur le segment des infrastructures, à savoir les datacenters et les serveurs cloud, où des hyperscallers tels que Microsoft et Amazon sont en position de force. Ils ont fait d'énormes investissements ces dernières décennies pour devenir extrêmement forts sur ce maillon, peut-être le plus stratégique, de la chaîne de valeur. Car ces infrastructures sont le passage obligatoire pour toutes les sociétés : ce sont les clients des fournisseurs de GPU, et les fournisseurs de l’ensemble des entreprises désirant développer des solutions numériques, qu’elles s’appuient sur l’IA ou pas d’ailleurs. Là aussi, la capacité de ces hyperscallers à préempter les marchés, voire à profiter de leur intégration verticale sur de nombreuses activités liées à l’IA pour favoriser leurs propres services, doit être investiguée.
Les segments de l’IA applicative sont encore turbulents et assez concurrentiels. Néanmoins, l’IA générative mérite d’être observée de près. Des acteurs se détachent comme OpenAI (ChatGPT) et Microsoft. Il faut savoir qu’officiellement, Microsoft ne détient que 49% d’OpenAI. Cependant, à y regarder de près, il y a des contreparties aux investissements de 13 milliards de dollars qui semblent laisser penser que Microsoft a un poids prépondérant dans la stratégie d'OpenAI, notamment le fait de pouvoir avoir accès à la propriété intellectuelle ou de pouvoir se réserver peut-être les meilleures versions des solutions développées par OpenAI pour les intégrer à ses produits et services. Dit autrement, Microsoft pourrait avoir les moyens d’agir sur la stratégie d’OepnAI comme le ferait un propriétaire, sans être formellement reconnu comme tel. Ce qui pourrait exiger des autorités antitrust qu’elles élargissent leur champ d’investigation.
Enfin, le dernier regard à apporter concerne la capacité de certaines entreprises, peu importe les segments où elles opèrent leurs activités, à concentrer l’essentiel des investissements, des ressources techniques et des talents. C’est cette concentration qui leur permet d'être très fort aujourd'hui, et d’apparaitre pour les parties prenantes comme les mieux placées pour être encore très fort demain. Ce qui crée les conditions d’un cercle d’auto-renforcement. Et là aussi, certaines pratiques doivent être interrogées, comme lorsque Microsoft fait le choix, par exemple, de débaucher la plupart des équipes d’Inflection plutôt que de racheter la boîte, et de prendre le risque d’un examen en contrôle des concentrations…
Comment garantir que les entreprises technologiques déjà dominantes ne contrôlent pas le marché. L’approche antitrust de Joseph Kanter pourrait-elle être plus stricte avec des poursuites en justice contre des groupes technologiques tels que Google et Apple ? Est-ce que cette procédure a des chances de fonctionner ? Cette procédure peut-elle réguler le marché de l'IA ?
L'antitrust américain repose sur le FTC, la Federal Trade Commission, ou le Department of Justice dont dépend Jonathan Kanter. L'arsenal antitrust américain a toutes les armes juridiques pour agir sur des abus de position dominante, des ententes anti-concurrentielles ou des stratégies de forclusion qui auraient pour but de fermer le marché à la concurrence effective ou potentielle. Ils peuvent même prononcer un démantèlement si les circonstances l’exigent.
Mais la question concerne plutôt la crédibilité de la menace et leurs réactions s’ils découvrent qu’il y a des positions dominantes qui posent dès à présent des problèmes de concurrence. Dans quelle mesure seront-ils en capacité de prononcer un remède qui soit extrêmement coercitif et dissuasif ? Dans quel mesure les remèdes seront dimensionnés au problème, et en quoi pourront-ils réintroduire de la concurrence si celle-ci a été laminée entre temps ? Le marché du web applicatif nous l’a démontré : le temps joue en faveur des entreprises qui sont aujourd’hui en position de force, d’où l’importance de se saisir de ces questions le plus tôt possible.
Quant aux entreprises verticalement intégrées, la question du démantèlement peut éventuellement se poser. Mais rappelons néanmoins qu’il n’y a pas eu de démantèlement aux États-Unis depuis 1982. Cela concernait AT&T. Même le Microsoft hégémonique de la fin des années 1990, début des années 2000, y a réchappé, c’est dire si les autorités de concurrence américaines sont des plus hésitantes à mobiliser cette arme, dont on sait qu’elle risque aussi d’affaiblir des champions internationaux.
Depuis 40 ans, on peut dire qu’il y a eu une politique de « laisser faire » car, dans une économie qui se mondialisait et se déréguler, il fallait protéger les champions nationaux, pour qu’ils deviennent des champions mondiaux. Mais, depuis l'élection de Joe Biden, et devant les problèmes évidents que posent cette hyper-concentration de pouvoir de marché et d’influence, il y a les prémices d'un changement de doctrine et d'une revitalisation de l’anti-trust aux Etats-Unis.
On le voit : depuis la nomination de Lina Khan à la FTC et de Jonathan Kanter au DOJ, les actions pour abus de position dominante pour monopolisation de marché se multiplient contre Meta, Google et Apple, et les autres. Il pourrait y avoir de très grosses sanctions potentielles à la clé. Quelque chose est en train de changer. De là à dire que nous entrons vers une nouvelle ère de régulation réaffirmée, je pense que c’est encore un peu prématuré. J’attends de voir si une autorité de concurrence américaine sera capable de prononcer une sanction ou un remède extrêmement sévère sur les marchés d’avenir de l'Intelligence Artificielle, au risque d’affaiblir la capacité des entreprises nationales à conquérir des positions stratégiques fortes, notamment face aux concurrents chinois…
Par rapport à l’autorité antitrust américaine, quelle est la situation de l'Europe ? L'Europe mesure-t-elle cette menace de la même manière ? Quel est le positionnement de l'Europe sur ces questions ?
En Europe, nous sommes un peu en avance. L’IA Act a été voté et va s'appliquer de plein droit à partir de 2026. Dans cet IA Act à l'européenne, le choix a été fait d'être sur une vision que je qualifierais de « générale » des intelligences artificielles, à travers notamment une approche par les risques. Concrètement, 4 niveaux de risques ont été identifiées, les risques de niveau 1 étant inacceptables et donc interdisent per se les pratiques qui pourraient y conduire. L’idée est de dire aux acteurs du marché que, en fonction du niveau de risque que génère une application de l'intelligence artificielle, ces derniers doivent agir avant de causer des dégâts sur le marché ou sur la société.
On le comprend aisément : l’approche européenne vise à responsabiliser les acteurs de l’IA : à eux d’identifier les dangers, réels ou présumés, que font peser leurs expérimentations et leurs applications commerciales de l’IA. Et d’en répondre le cas échéant. Cela peut néanmoins prêter à sourire quand Sam Altman, le PDG d’OpenAI, confesse lui-même qu’ils « ne savent pas comment ChatGPT fonctionne (fondamentalement) ». Le développement des IA réclame, en effet, des explorations dont les effets ne peuvent qu’être très difficilement appréhendés en amont. En cela, la position américaine, qui laisse aux différentes branches sectorielles le soin de développer leurs propres cadrages, me paraît certes plus attentiste, mais aussi plus pragmatique face à un ensemble de technologies encore très éloigné de la maturité.
Est-ce que cette régulation européenne ne va-t-elle pas brider l'innovation justement et laisser les acteurs américains dominer le marché ?
Commençons par briser une idée reçue. Le fait de voir émerger des champions nationaux, continentaux ou mondiaux en matière d'IA, comme en matière de n'importe quel marché d'innovation, dépend très peu de la régulation.
La régulation n'a jamais permis de faire émerger des champions internationaux ou n'a jamais été la cause de leur non-émergence. Cela se joue sur d'autres facteurs qui sont beaucoup plus discriminants pour faire émerger des champions, tels que l’accès à un marché profond, mais aussi la vitalité du capital venture, la capacité à attirer les meilleurs talents et à pouvoir s’appuyer sur des clusters d’innovation en lien avec les grands centres universitaires de recherche. La régulation peut permettre de ralentir la course des entreprises étrangères, mais elle ne permet pas nécessairement à vos entreprises locales – si tant est qu’elles existent - de courir plus vite !
La philosophie des régulations européennes est plutôt de s’assurer de la préservation d'une concurrence effective sur les marchés et, en bout de chaîne, de protéger essentiellement le consommateur en luttant contre l’inflation ou en préservant sa liberté de choix. Il n’est pas faux de dire que l’Europe est assez peu protectionniste.
Les institutions américaines de régulation sont-elles mieux bâties aux Etats-Unis avec le FTC ou de telles déclarations dans la presse par rapport à la volonté politique de certains dirigeants européens comme Thierry Breton ou avec le RGPD ? Est-ce qu'il n'y a pas une plus grande efficacité américaine ?
Les deux continents ont des approches qui, quoique proches, sont distinctes, et qui sont aussi la résultante d’histoires et de dynamiques de construction de leurs espaces de marché et de leurs sociétés qui sont singulières. Les autorités dédiées au contrôle de la concurrence, doivent composer avec des agendas, des jurisprudences et des impératifs politiques qui leur sont propres. Du côté européen, les autorités de concurrence sont extrêmement sollicitées et prononcent régulièrement des sanctions, qui sont tout sauf anodines. Les entreprises redoutent les procédures engagées par la Commission ou par le réseau de régulateurs européens, car ils en (re)connaissent l’efficacité et la sévérité. Le RGPD, tant décrié, a fini par faire des émules un peu partout sur la planète et a forcé les entreprises à se mettre largement en conformité. Cela n’a pas empêché les régulateurs européens à prononcer l’équivalent de 4,5 Mds d’euros de sanctions en 5 ans, la plupart d’entre elles concernant les géants du numérique. Ces derniers n’aiment pas plus que quiconque devoir s’acquitter de ce genre de sanctions, et appellent, au moins publiquement, à une régulation claire et précise de façon à assurer leur propre sécurité juridique. A plus forte raison si ces nouvelles régulations protègent leurs business models et contribuent, ainsi, à asseoir leur domination sur le long terme, ce qui à mon humble avis, semble être actuellement le cas.
Quant à savoir si les autorités de concurrence européennes sont plus ou moins efficaces que leurs équivalents américains, cette question ne se pose pas, car les objectifs, les moyens, et les politiques de concurrence, sont hétérogènes. Disons qu’elles ont le devoir d’être chacune efficiente à leur façon.

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