Justice : comment l’affaire Omar Raddad a démontré l’impérieuse nécessité de réformer le système inquisitoire<!-- --> | Atlantico.fr
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Georges Fenech et Sylvie Noachovitch publient « Omar Raddad, un combat pour la vérité » aux éditions du Rocher.
Georges Fenech et Sylvie Noachovitch publient « Omar Raddad, un combat pour la vérité » aux éditions du Rocher.
©Alain JOCARD / AFP

Bonnes feuilles

Georges Fenech et Sylvie Noachovitch publient « Omar Raddad, un combat pour la vérité » aux éditions du Rocher. Depuis trente ans, la lutte pour la révision du procès n'a jamais cessé. Une nouvelle requête vient d'être déposée sur la base de nouveaux ADN inconnus ainsi que sur la découverte d'une enquête de gendarmerie restée secrète. Extrait 2/2.

Georges Fenech

Georges Fenech

Georges Fenech, ancien juge d'instruction, a présidé la commission d'enquête parlementaire consacrée aux attentats du 13 novembre 2015 et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Son dernier livre est intitulé "L'ensauvagement de la France : la responsabilité des juges et des politiques" (2023) aux éditions du Rocher.

Il a déjà publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Gare aux gourous (2020), mais aussi "Face aux sectes : Politique, Justice, Etat" (1999) et "Criminels récidivistes : Peut-on les laisser sortir ?" (2007).

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Sylvie Noachovitch

Sylvie Noachovitch

Sylvie Noachovitch est avocate pénaliste au Barreau de Paris. Elle est l'avocate d'Omar Raddad et lutte depuis plus de 30 ans contre les erreurs judiciaires.

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Sylvie Noachovitch et Georges Fenech

En définitive, toutes ces années de combat nous ont convaincus qu’au-delà de la faillibilité des hommes, Omar Raddad aura été, comme tant d’autres condamnés innocents, la victime d’un système répressif archaïque qui peut broyer sans preuve certaine et qui se joue de la présomption d’innocence en réduisant la défense à un rôle mineur.

En effet, dans notre système judiciaire de type inquisitorial, le juge d’instruction est tout à la fois Maigret et Salomon, enquêteur et juge. Cette ambivalence de la fonction, héritière en ligne directe du lieutenant criminel révolutionnaire, déséquilibre les rapports de force, au profit de l’accusation et au détriment de la défense. Nous évoquerons ici trois affaires retentissantes aux conséquences irrémédiables qui illustrent parfaitement les défauts de notre justice répressive.

En 1972, à Bruay-en-Artois (Pas-de-Calais), la France entière découvrit pour la première fois le visage d’un juge d’instruction tout-puissant, chasseur en solitaire et n’hésitant pas à tenir conférences de presse, en totale violation du secret de l’instruction.

Le juge Henri Pascal s’était convaincu d’emblée que les meurtriers et violeurs de Brigitte Dewèvre, une adolescente d’origine modeste, ne pouvaient être que le couple de notables formé du notaire Pierre Leroy et de sa maîtresse.

Sans aucune preuve solide, et malgré leurs totales dénégations, il jettera le couple en prison, sur la base fragile de quelques indices et apparences trompeuses. Ce juge, membre du Syndicat de la magistrature, né du big bang de Mai-68, était un fervent défenseur de la lutte des classes. Dans une région sinistrée par la fermeture des mines à charbon, il s’était tout à coup auto-investi du rôle de juge-justicier, prenant fait et cause pour les petites gens à la merci d’une bourgeoisie capable du pire. Dès lors, il conduisit son enquête au mépris de la nécessaire prudence qu’exige un débat contradictoire et respectueux de la présomption d’innocence. 

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Face à l’inexistence de charges précises et concordantes, le magistrat fut interrompu dans sa croisade par la chambre d’instruction d’Amiens. Saisie en appel, elle le désavoua en ordonnant la remise en liberté immédiate du couple incarcéré depuis trois mois.

Au final, le juge Pascal sera dessaisi du dossier et le crime restera à tout jamais impuni.

Dix ans plus tard en 1984, le juge d’Épinal (Vosges), Jean-Michel Lambert, tombera dans les mêmes travers que son aîné, à l’occasion de l’« affaire du petit Grégory », l’une des plus emblématiques de ces dernières décennies.

Grisé par une soudaine notoriété, il découvrira toute l’étendue de ses pouvoirs et cédera également à l’attraction des médias. Le « petit juge », comme il aimait à se qualifier lui-même à l’instar du juge Pascal, incarcérera selon son bon vouloir et ses convictions intimes, dans un premier temps Bernard Laroche, cousin de Jean-Marie Villemin, le père de la petite victime, qu’il libérera après de nouvelles cogitations… pour placer en détention provisoire cette fois la mère de la petite victime, Christine Villemin, laquelle sera rapidement à son tour remise en liberté par la chambre d’accusation, faute de preuves.

Résultat de ce fiasco : Bernard Laroche sera abattu par Jean-Marie Villemin et la mort tragique de l’enfant ne sera jamais élucidée! Quant au « petit juge », il mit dramatiquement fin à ses jours, en expliquant dans une lettre posthume ne plus pouvoir supporter les critiques dont il avait fait l’objet durant ces longues années.

Vingt ans plus tard, à Outreau (Pas-de-Calais), autre ville sinistrée du Nord, le jeune juge Burgaud, tout frais émoulu de l’École nationale de la magistrature, sera atteint du même syndrome d’infaillibilité à l’occasion d’une vaste affaire de crimes pédophiles.

Il se montrera incapable de douter de ses premières analyses, même face aux cris d’innocence d’une mère de famille, d’une vendeuse de bonbons, d’un chauffeur de taxi, d’un huissier, d’un prêtre… Au final, l’instruction, après de longs mois de détention provisoire et de grèves de la faim à répétition, débouchera sur quatorze acquittements et un suicide en prison.

Fait sans précédent, compte tenu de l’émoi provoqué par ce fiasco judiciaire dans tout le pays et jusqu’au chef de l’État, le juge sera contraint de comparaître‚ le 8 février 2006, devant une commission d’enquête parlementaire, dont les travaux retransmis en direct étaleront‚ devant les Français ébahis, les dysfonctionnements de l’instruction à la française.

Georges Fenech

En tant que député, j’ai été membre de cette commission d’enquête. Je me souviens qu’en observant le juge Burgaud entouré de ses deux avocats, je n’ai pu m’empêcher d’imaginer que, ancien juge d’instruction moi-même, j’aurais pu passer sous les fourches caudines de la représentation nationale. Car, même avec la meilleure volonté du monde, aucun juge d’instruction, tiraillé qu’il est par sa double casquette d’enquêteur et de juge, n’est à l’abri de faire fausse route.

De bonne foi, comme mon ex-collègue, j’ai longtemps cru à la supériorité de notre système judiciaire sur tout autre modèle dans le monde. Ce jour-là‚ toutes mes certitudes ont volé en éclats.

Le jeune magistrat, d’une voix blanche, expliqua devant les députés sidérés ses méthodes pseudo-scientifiques : « Le plus souvent, j’ai un papier : d’un côté, je mets les éléments à charge, de l’autre ceux à décharge, pour voir si la mise en examen s’impose… » s’efforça-t-il de nous convaincre.

Sylvie Noachovitch et Georges Fenech

Ainsi, des cités minières‚ au nord‚ jusqu’aux Alpes-Maritimes‚ au sud, les mêmes démons s’étaient emparés de nos juges d’instruction, jusqu’à déranger leurs cervelles et les enfermer dans des œillères, sans que la parole de l’avocat ait eu le moindre poids.

Nous déplorons qu’une nouvelle occasion de réformer de fond en comble une procédure pénale d’un autre temps ait été gâchée : la commission d’enquête accoucha en effet d’une souris, en ne proposant qu’une simple collégialité de trois juges d’instruction, qui au demeurant, ne vit jamais le jour, faute de moyens budgétaires.

Nous sommes persuadés qu’il est urgent de moderniser notre justice en passant par-dessus un système dans lequel le seul véritable maître à bord reste le juge d’instruction, l’avocat n’étant toujours qu’un alibi, et ce, malgré les réformes successives intervenues pour renforcer les droits de la défense.

On a coutume d’expliquer que les pouvoirs de ce juge sont plus équilibrés qu’ils n’y paraissent, du fait que l’article 81 du Code de procédure pénale lui impose d’instruire à « charge et à décharge ». Une vue de l’esprit! Car comment peut-on à la fois poursuivre et assurer la protection de celui qu’on poursuit?

Diable! Quel étonnant personnage que ce Janus bifront, doué de qualités exceptionnelles, capable de se départir de sa propre conviction, de douter de lui-même, de la justesse de ses premières analyses pour aussitôt les remettre en cause! On frôle ici la schizophrénie.

Pour Omar Raddad, objet lui-même d’une instruction menée à charge, comme pour toutes les autres victimes d’erreurs judiciaires, célèbres ou anonymes, mais également pour toutes les victimes dont le crime est resté à jamais impuni, il serait temps de remiser aux oubliettes de l’histoire judiciaire un système archaïque, de lever le voile sur ces instructions menées dans le secret d’un cabinet, à l’abri du regard du peuple, au nom duquel pourtant la justice est rendue.

Continuerons-nous longtemps à confier nos libertés à des magistrats inexpérimentés comme à Épinal, imbus de leurs certitudes comme à Nice‚ ou encore autoproclamés Saint-Just comme à Béthune, sans réelle responsabilité et contre-pouvoir?

Cette justice dévastatrice vivra tant que sévira le juge d’instruction, figure emblématique reposant depuis Napoléon sur l’écrit et le secret.

C’est ce qu’ont compris récemment l’Allemagne et l’Italie qui ont, respectivement en 1974 et 1989‚ abandonné ce système hautement attentatoire aux libertés individuelles et aux droits de la défense.

En rendant publique et orale la phase d’instruction, on éliminerait la tentation de « justicialité » et sa cohorte de victimes expiatoires. Dans un système accusatoire public et transparent, aujourd’hui universellement reconnu, les mesures restrictives de liberté (détention, contrôle judiciaire, garde à vue…) relèveraient de la compétence d’un juge détaché de l’enquête proprement dite. Celui-ci pèserait objectivement, au vu et au su de tous, sans parti pris, les arguments de l’accusation et ceux de la défense, qui seraient placés sur un pied d’égalité, pour que cessent enfin de se jouer, dans nos prétoires, des tragédies humaines.

Dans les années quatre-vingt, la gauche judiciaire, très tôt sensible aux inconvénients du système inquisitoire, avait tenté de sortir de son isolement le juge d’instruction en le fondant dans une collégialité. L’idée était d’imaginer qu’à trois on risque de moins faire d’erreurs. Peine perdue! Le manque de moyens de la justice eut vite fait d’enterrer ces velléités. Puis, en 1990, la commission Delmas-Marty s’était montrée encore plus audacieuse en proposant de confier l’enquête au parquet et en transformant le juge d’instruction en « juge des libertés »‚ n’intervenant plus que pour les mesures restrictives de liberté telle que la détention provisoire ou le contrôle judiciaire. Il s’agissait, sans le dire ouvertement, de passer du système inquisitoire à un système accusatoire à l’anglo-saxonne, celui du Crown Prosecution Service.

Or, ces dernières années, plus personne ne s’avise de reprendre de telles propositions, depuis que le juge d’instruction s’est drapé dans les plis de la vertu et s’est fait le champion de la lutte contre la corruption. Bien au contraire, tout ce qui peut amoindrir ses prérogatives est aussitôt dénoncé comme la volonté pernicieuse de protéger des intérêts occultes. Le président Nicolas Sarkozy en fit l’amère expérience en étant contraint, face au tollé général, de rétropédaler après avoir annoncé en 2009 devant la Cour de cassation la suppression prochaine du juge d’instruction : « Il est temps que le juge d’instruction cède la place à un juge de l’instruction qui contrôlera le déroulement des enquêtes mais ne les dirigera plus », avait-il promis.

De fait, plus personne n’oserait moderniser un système ancestral que seule la France persiste, avec la Belgique et l’Espagne, à conserver.

Un frémissement semble cependant s’opérer dans l’opinion. Tant que le juge d’instruction s’en prenait aux puissants, le peuple applaudissait, même si quelques faillites retentissantes faisaient passer en pertes et profits élus et patrons tombés à tort dans les mailles du filet. Or voilà que tout à coup, le commun des mortels‚ tels Omar Raddad, Patrick Dils ou les acquittés d’Outreau risquaient d’être broyés par un système inique.

En définitive, l’affaire Omar Raddad, déjà en grande partie à l’origine de l’appel des décisions de cours d’assises, puis de la réforme de la Cour de révision, conduira-t-elle aussi à l’abandon de l’instruction à la française. 

Extrait du livre de Georges Fenech et Sylvie Noachovitch, « Omar Raddad, un combat pour la vérité », publié aux éditions du Rocher

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