Journalistes abattus en direct : pourquoi regarder en boucle des vidéos violentes peut affecter la santé mentale et physique pour longtemps<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Etat islamique a pour habitude de diffuser des vidéos de ses exécutions.
L'Etat islamique a pour habitude de diffuser des vidéos de ses exécutions.
©Reuters

Collision de l'image

La vidéo des deux journalistes américains abattus mercredi par un ancien collègue en direct a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux. Si un traumatisme se caractérise normalement par le fait d'être menacé soi-même, le choc émotionnel induit par un visionnage en boucle n'est pas anodin.

François Lebigot

François Lebigot

François Lebigot est psychiatre des armées et professeur agrégé à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce.

Membre de l'association Otages du monde, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le traumatisme psychique (Fabert, 2011).

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Jean-Roger Dintrans

Jean-Roger Dintrans

Jean-Roger Dintrans est psychiatre, chargé de cours à Paris V et à Paris VII.

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Atlantico : Aux Etats-unis et en Europe, des millions d'individus ont visionné la vidéo montrant deux journalistes abattus en direct. Selon une étude américaine conduite au moment des attentats du 11 septembre 2001, regarder une vidéo morbide de ce type, que ce soit sur internet ou sur les chaînes d'informations en continue, pouvait avoir des effets négatifs pour la santé : plus grande chance de souffrir de stress post-traumatiques, voire plus enclins à avoir des maladies physiques au bout de deux ans. Comment l'expliquer ?

Jean-Roger Dintrans : Il peut dans un premier temps paraître incongru de rapprocher le choc émotionnel qui peut survenir par le fait de regarder une vidéo du choc que constitue la confrontation à un véritable trauma, c’est à dire une situation comportant une menace léthale ( où la vie est réellement menacée) de survenue brutale et imprévisible.

Mais la "mise en scène" de cette vidéo, tournée par le cameraman victime, a toutes les caractéristiques voulues pour donner l'impression au spectateur qu'il est en réalité le “sujet victime”, puisque l’assassinat est filmée par la victime et que le spectateur de la vidéo, occupant la perspective subjective de la victime, peut ainsi être amené à “vivre la scène de l'intérieur”, à s’identifier avec force à la situation et à la victime.

Précisons toutefois qu’à propos de ce fait récent,  il n’est pas  approprié de parler d’existence de syndromes post-traumatiques pour les personnes ayant visionné cette video récente puisque le diagnostic ne peut être porté qu’au bout de 6 mois à un an après l’événement traumatique et non quelques jours après.

Les effets traumatiques des études portant sur le visionnage des attentats du 11 septembre sont plus pertinentes de ce point de vue  pour la question posée. Elles concernent en revanche des personnes ayant visionné en boucle et non ponctuellement, c’est à dire ayant été amené à s’y “immerger psychologiquement. On peut rapprocher ces visionnages en boucle de scènes violentes de l’immersion réalisée par les joueurs addictifs de jeux videos violents. Il a été mis en evidence que l’immersion très prolongée et répétée à ces scènes virtuelles contribuent à rendre floues dans l’immédiat après jeu les limites entre réel et virtuel, et conduire le joueur à des réactions inadaptées en cas de confrontation à des situations vécues comme une menace.

Il y a quelques années, un patient me décrivait en détail son état émotionnel et psychique lorsqu'il avait joué à des jeux vidéos violents 10 ou 12 heures de suite comme il en avait l'habitude. Il sentait bien que la transition avec la réalité, le passage dans la vie réelle était une séquence troublante, et qu'il ne fallait pas qu'on le bouscule à ces moments là. Il n’allait pas jusqu'à dire qu'il se sentait capable d'un passage à l’acte hétéro-agressif mais que le retour  à la réalité n'était pas des plus confortables à vivre pour lui.

De façon homologue, le visionnage répété de scènes de violences barbares peut être considéré comme pouvant amener à confondre vituel de la video et réalité et contribuer à créer chez certains sujets un état de stress aigü.

Ce d’autant que  la démarche consistant à visionner de façon répété de telles scènes n’est pas sans signification et peut révéler/traduire l’expression de personnalités à la strucuture antérieurement fragile/fragilisée. Chez ces sujets, la vidéo, dont le visionnage a été recherché de façon répétée, ferait remonter des traces d’un trauma antérieur auxquelles son impact émotionnel ne ferait alors que s’ajouter, conduisant éventuellement à réactiver ainsi un état de stress post-traumatique ancien et “dormant”.

De manière générale, en quoi une vidéo qui montre un meurtre réel a-t-il plus d'impact que lorsqu'il s'agit d'un simple film par exemple ?

François Lebigot : Face à des événements qui mettent en scène la mort (accidents individuels ou collectifs,meurtres,vision de charniers etc), il y a deux types de réactions chez le spectateur : 

- une réaction émotionnelle plus ou moins intense selon la solidité de la personnalité, sous forme d'angoisse, réaction destinée à disparaître rapidement sauf exception

- soit un traumatisme psychique qui consiste dans l'incrustation de la scène dans l'appareil psychique. La personnalité du sujet en sera durablement affecté (névrose traumatique) éventuellement toute sa vie et les images horribles réapparaîtront. L'image traumatique réapparaîtra itérativement soit la nuit dans des cauchemars, soit le jour dans des reviviscences dans un halo d'effroi suivi d'une angoisse de néantisation.

C'est probablement cet effet là que le tueur a cherché à obtenir. Dans ce cas il a raté son coup, car pour qu'il y ait traumatisme il faut que le sujet ait assisté directement à la scène,"en vrai ". Cela peut se produire uniquement chez les témoins directs (les Américains parlent d'états de stress post traumatique.) Pour les spectateurs de cinéma ou de télévision il y a à chaque fois un écran qui empêche que la scène soit perçue comme réelle .

L'Etat islamique a fait de la communication un de ses outils stratégiques. Entre autres vidéos, celles d'assassinats, le plus souvent dans une mise en scène morbide, et de destructions de sites archéologiques comme celui récemment de Palmyre. Cet effet de l'image choquante sur le cerveau pourrait-il nous aider à comprendre la capacité de recrutement de l'Etat islamique, même parmi des populations à priori éloignées de son discours ?

Jean-Roger Dintrans : On peut essayer d’extrapoler le type d’hypothèse précédente et faire celle que les personnes recrutées au moyen de vidéos de ce type,  ont devant ces images un fonctionnement de réponse analogue mais aux conséquences opposées: dans ces cas de figure là, ce ne serait pas l’empathie pour la victime mais la haine à son égard qui serait réveillée, ce ne serait pas une identification à la victime mais à son meurtrier que le visionnage déclencherait et ce seraient des fantasmes de toute puissance que les vidéos  réactiveraient et exacerberaient, conduisant à déclencher un sentiment de jouissance au lieu du sentiment d’horreur.

François Lebigot : Ces  images "choquantes" ,contrairement à ce que l'on pourrait penser provoquent une jouissance inconsciente et parfois même consciente. Cela explique leur succès sur les réseaux sociaux.

Cette jouissance est du même type que celle qui découle des films d'horreur. D’où aussi leur impact dans la propagande islamique surtout chez des sujets qui n'ont pas une structure morale suffisamment solide pour créer contre ces images une défense par la culpabilité. C'est le cas des adolescents qui sont dominés par leur pulsion de mort.

Quelle attitude adopter lorsqu'un attentat ou ses suites est retransmis dans les médias ? Faut-il nécessairement s'en détourner, ou certaines personnalités sont-elles mieux armées pour les affronter ?

Jean-Roger Dintrans : Le mieux , me semble-t-il, tant pour des raisons de conservation de son intégrité psychique personnelle, que pour des raisons éthiques et stratégiques, seraient de ne pas chercher à visionnner ce type de scènes.

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