Jérôme Batout : cette fierté provinciale ou l’altérité intime<!-- --> | Atlantico.fr
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Jérôme Batout publie "La revanche de la province" aux éditions Gallimard.
Jérôme Batout publie "La revanche de la province" aux éditions Gallimard.
©Francesca Mantovani / DR

Atlantico Litterati

« La France est une nation dont l’identité profonde repose sur une altérité intime. Cette altérité nous concerne tous : être français, c’est réussir à articuler en soi ces deux polarités, parisienne et provinciale, dans sa vie amoureuse, familiale, dans sa carrière, dans son imaginaire » (Jérôme Batout / 2022).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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Paris est peuplé de  provinciaux qui furent autant de ploucs. Ils étaient nés à Bordeaux, Nice ou Rennes. Lorsqu’ils avaient dû passer aux choses sérieuses, ces jeunes gens de la France périphérique étaient « montés à Paris» en un itinéraire Stendhalien, obligatoire pour peu que l’on fût un peu brillant ( cf. Après son départ de Verrières, Julien part au séminaire de Besançon avant de « monter » à Paris où il devient secrétaire du marquis de La Mole, un grand personnage proche de la cour/BNF« Les Essentiels/Littérature);  dans les familles françaises, la question ne se posait pas. On était bon en latin-grec ou en sciences et mathématiques et le chemin était tracé : si l’on était doté de la moindre ambition, on quittait sa famille, ses amis, sa ville natale et l’on montait donc à Paris pour s’inscrire en fac ou dans un grande école. Chambre de bonne et vache enragée étaient au menu des  premières années : c’était le prix à payer

Aujourd’hui, voici que Jérôme Batout, proche de Jérôme Fourquet (L’archipel français/Seuil 2019) nous annonce la côté daté du chemin Stendhalien . Avec ce traité de la France Californienne« The New French Revolution »,  Jérôme Batout enterre les vieux concepts .Paris ne brille plus. Paris n’attire plus. La « Province »  d’antan- patrie des ploucs d’hier- est  devenue l’eldorado des fûtés d’ aujourd’hui.

« Là où croît le péril croît ce qui sauve » : tel était le message subliminal que délivra le premier livre de Jérôme Batout : «  Généalogie de la valeur » ( les Belles Lettres/2021). Jérôme Batout songeait au concept de valorisation. En 2O22, le péril qui croît, c’est la perte de valeur : le déclin. « La France est en train de devenir la province oubliée d’un empire en déclin. Une situation géopolitiquement mortelle », déclara Jacques Attali.

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« Paris perd de sa superbe à mesure que la France perd. Par ailleurs la capitale manque cruellement de territoire : Paris est la sixième ville la plus dense du monde, avec plus d’habitants au kilomètre carré qu’à New York ou à New Delhi », note Jérôme Batout dans son deuxième et brillant essai : « La revanche de la province » (Gallimard/Le Débat). L’auteur ajoute : « Mauriac, qui entretient pourtant un rapport complexe, tendre – et à certains égards extraordinairement actuel – face à Bordeaux, dont il est originaire, écrit en 1926 que« la province est en retard d’un demi-siècle ». Retard, ennui, souffrance. Mais cette définition à l’envers de la province contenait en elle-même son propre dépassement. Malgré l’hétérogénéité entre métropoles, petites villes, campagnes et outre-mer, entre Bretons, Bourguignons et Guadeloupéens, le regroupement de tout ce petit monde dans « la province » a lentement créé une unité symbolique et un potentiel d’affirmation très puissant.». On sent qu’il s’agit d’un livre prophétique. Ce qui, demain, pourrait sauver la France,c’est la patrie de nos enfances. Et « ce qui croît avec le péril », et qui nous sauvera si l’on en croit Jérôme Batout, c’est la France « périphérique »devenue en trente ans désirable au point qu’elle pourrait relever les défis du XXI ème siècle. Les « territoires » épousent mieux l’avenir que ne le fait Paris.« Les personnalités politiques, maires ou présidents de région, se sont battues, dans l’ombre, pour attirer les fonds européens, les investissements des entreprises étrangères, et pour convertir leur tissu industriel. Des entrepreneurs, des associations, des groupes de citoyens ont réinventé leur façon de travailler, de redistribuer, de produire pour répondre aux nouvelles aspirations. Des agriculteurs ont pris à leur compte les mouvements écologistes pour développer une alternative bio crédible et redonner tout son sens à une vie à la campagne. Des artistes et des créateurs ont pour la première fois fait de la province un terrain de projection et d’idéal »,poursuit l’auteur, inspiré. Jérôme Batout nous galvanise au passage et ce n’est pas si courant.Et encore ceci : « Chez Proust, la société de province à Combray n’est qu’une version détériorée du « vrai monde » que l’on retrouve à Paris, qu’il soit noble ou bourgeois ».

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On trouve toujours dans un premier livrele ferment qui va nourrir l’œuvre à venir,et permet, en attendant,de situer l’imaginaire(donc le niveau) de l’auteur. «  Généalogie de la valeur » signalait d’emblée un tempérament d’artiste donc un style. « La revanche de la province » fait mieux. Ce petit livre va jouer un grand rôle dans le rétablissement national, que Jérôme Batout pressent : les politiques désormais regretteront d’être « parisiens ». Les provinciaux,de plus en plus créatifs et entreprenants seront bluffés par leur propre valeur.

Valeur, un mot qui va départager les uns des autres demain, après lecture de cet ouvrage rusé et matois comme le furent les ploucs d’hier.Annick GEILLE

Repères

Jérôme Batoux est docteur en philosophie et sciences sociales, diplômé de L’IEP Paris et de laLondon School of Economics (plusieurs anciens étudiants et professeurs se virent attribuer un Nobel). Ex responsable « stratégie, médias et communication » à Matignon, associé à la direction de Publicis, Jérôme Batout collabora de 2014 à 2020 à la revue « Le Débat », dirigée par Pierre Nora et Marcel Gauchet.

Extrait 1

Paris a fait mine d’ oublier la province

Trente ans. C’est le temps qui s’est écoulé entre le début de la mondialisation signalé par la chute du Mur et l’éclatement de la crise des Gilets jaunes. Trente ans entre l’ivresse d’une mondialisation vécue par Paris comme sa dernière chance de reconquérir un statut de capitale mondiale, et la migraine du retour à la réalité.Voilà que la pro- vince, pourtant presque reniée et presque niée, se rappelle à Paris. L’arrière-pays met soudain sous le nez parisien, et même en pleine figure quand on se rappelle la violence de certaines manifestations, sa trahison. Lancé à toute vitesse vers un « monde d’après » qu’il croyait forcément mondialisé et délesté de ses racines territoriales, Paris a largué au tout début des années 1990 la province qui l’avait si long- temps nourri, habillé, chauffé.

Presque du jour au lendemain, Paris est parti sans donner de nouvelles. Il l’a fait consciemment, croyant trouver son salut ou de meilleurs alliés ailleurs, en fermant les usines qu’il possédait en province, en délocalisant leurs emplois, en « rationalisant » le nombre de lignes TER ou de classes élémentaires. Paris a oublié la province. Ou, plus précisément, il a fait mine de l’oublier. L’abandon parisien de laprovince était tout à fait volontaire. On l’a expliqué à coups d’« avantages compétitifs » inéluctables. On l’a rendu désirable à force de «mondialisation heureuse» et de « village global ». Et, finalement, on a opéré cet abandon « nécessaire, inévitable ». Les cartes de désindustrialisation du pays, que nous connaissons tous désormais tant la presse a fini par s’en émouvoir, n’en sont que le plus cinglant témoin.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce largage de la province en rase campagne a fait des dégâts. Avant tout pour elle-même. Ce diagnostic est bien connu, il a été parfaitement réalisé par d’autres avant moi. D’abord et peut- être surtout, dans une perspective historique, cette trahison de la province par la capitale, qui demeure non dite à bien des égards, est une des causes profondes du « Malheur français » identifié par Marcel Gauchet. Sur le plan statistique et sociologique, il faut renvoyer au travail de Jérôme Fourquet, qui analyse les divergences de styles de vie, d’as- pirations et d’avenirs économiques des différentes îles de l’« Archipel français ». Sous le prisme géographique enfin, à celui de Christophe Guilluy, qui alerte sur l’émergence depuis 1990 d’une « France périphérique » de plus en plus éloignée des centres reliés à la mondialisation, et dans laquelle les services publics se raréfient, l’accès aux soins et au marché du travail est de plus en plus difficile.

Mais les conséquences du largage ont dépassé les frontières provinciales : trente ans après, Paris les ressent à son tour. Désormais dépourvu d’un tissu industriel solide en province, il ne rivalise plus avec les grandes puissances économiques, ni même avec le voisin allemand. La capitale est prise à son propre piège : le largage, qu’elle envisageait comme un délestage, se révèle être une perte de consistance. Les deux années de crise du Covid-19 en ont été le révélateur le plus criant. Les pénuries de masques ou de matériel médical ont joué un rôle majeur dans la revalorisation toute récente de l’industrie. Le remplissage rapide des hôpitaux a souligné le désinvestissement dans l’hôpital public qui courait depuis des décennies. Et les séjours de certains Parisiens en province, ne serait-ce que le temps d’un confinement, leur ont au moins permis de constater les dégâts de trente années de largage. Bien obligé de s’intéresser de nouveau à la province, où se trouvait son salut économique, stratégique, sanitaire dans un monde brusquement barricadé, Paris a redécouvert l’ampleur de sa dépendance envers son arrière-pays.

L’invasion russe de l’Ukraine au mois de février 2022, comme un rappel à l’ordre du tragique après l’illusion d’une « fin de l’histoire », met un terme encore plus définitif à une parenthèse naïve. La mondialisation à outrance n’a jamais délesté la capitale de sa dépendance face à la province : elle l’a remplacée par une dépendance alimentaire, industrielle, énergétique vis-à-vis des pays que l’on redécouvre seulement aujourd’hui, tantôt lointains, tantôt hostiles.

Extrait 2

La revanche de la province modifie le « champ des possibles

Avec la presse en ligne, la multiplication des chaînes de télévision et les réseaux sociaux, le niveau d’accès à l’information est quasi nivelé : à part quelques journalistes pour lesquels les cafés parisiens demeurent des lieux de scoops ou de offs, la possibilité de savoir, de connaître, est égale à Paris et en province – il faut rappeler qu’il n’y a pas si longtemps Matignon et l’Élysée avaient Le Monde à 11 heures du matin alors que la province l’aurait le lendemain par le train de Paris. De même, le développement des transports à grande vitesse et du numérique facilite largement le développement d’une activité entrepreneuriale loin de Paris, voire d’une vie en province couplée à une activité professionnelle parisienne. La revanche de la province, à mesure que progressait la conscience écologique, a modifié notre définition même du « champ des possibles ». Parce qu’au-delà du capital économique, culturel, historique, ces deux basculements ont introduit de nouvelles richesses, et donc de nouveaux rapports de force, que le sociologue Bruno Latour appelle « géosociaux ». Au premier rang de ces nouvelles richesses, il y a le territoire. L’accès au territoire, c’est non seulement la garantie d’un espace pour construire et se construire, mais aussi une sécurité alimentaire, environnementale et donc sanitaire, industrielle. C’est en plus une identité authentique, sincère, un enracinement, pour reprendre le terme de Simone Weil qui est d’une actualité frappante. Enracinements que la mondialisation a fait vaciller entre l’illusion d’un « village global », et celle d’une identité national(ist)e. Et force est de constater que Paris manque cruellement de territoire : Paris est en 2020 la sixième ville la plus dense du monde, avec plus d’habitants au kilomètre carré qu’à New York ou à New Delhi. Plus qu’un rééquilibrage des rapports avec Paris, la revanche de la province est à l’origine d’une nouvelle donne territoriale. On le doit à une nouvelle phase de mondialisation, plus étatiste et moins financière, au surgissement des enjeux environnementaux, et surtout à la province elle-même. Et il s’agit d’un changement fondamental des règles du jeu avec la capitale : un jeu sur lequel sa domination est moins nette, moins systématique sur chaque aspect, moins nécessaire aussi à la cohésion du territoire.

EXTRAIT 3

La province est plus que jamais ancrée dans le XXIème siècle

(…) Je serai clair d’emblée : ce phénomène seul n’explique pas la revanche de la province. Sans la résilience, puis la reconquête économique et politique décrite dans les pages précédentes, jamais cette revanche n’aurait eu lieu. Cette résilience était la condition sine qua non. Tout ce qu’on lit – beaucoup trop – post-Covid sur l’exil des Parisiens désireux de « refaire leur vie » dans les villes de province ou à la campagne serait impossible si certaines conditions économiques n’étaient pas réunies, ou sur le point de l’être. Mis à part quelques trentenaires souhaitant passer de la théorie à la pratique en se lançant dans la permaculture (avec plus ou moins de succès), peu de Parisiens peuvent raisonnablement se permettre de quitter la capitale simplement pour assouvir un changement de cadre ou de temps pour soi. En témoigne d’ailleurs la faible part de Parisiens quittant effectivement la capitale parmi ceux qui en manifestent le souhait dans les études d’opinion. Mais le travail de fond, de résilience et d’innovation, mené en province depuis le largage des années 1990, commence à payer. La renaissance économique, politique et sociale de la province a inversé la tendance. Lorsqu’on est Parisien, on ne fait toujours pas le choix d’une vie en province sur un coup de tête ; mais on peut de plus en plus l’envisager sereinement.

D’autant que la province a d’autres atouts que les possibilités économiques à faire valoir. En matière de style de vie, elle est plus que jamais ancrée dans le xxie siècle. Elle répond, par contraste avec Paris, aux aspirations d’espace, de temps, de paysages, de protection contre la pollution ou contre les crises. Beaucoup plus clairement que sur le terrain économique, le centre de gravité français en matière de style de vie a basculé vers la province. Ce sont même la fierté et l’authenticité retrouvées avec ce nouvel idéal qui accélèrent la revanche de la province. La résilience économique et la combativité politique l’avaient remise sur les rails ; le provincial way of life lui donne une force radicalement nouvelle.

Copyright Jérôme Batout « La revanche de la province » ( Gallimard/Le Débat)/ 12 euros Toutes librairies et « La Boutique »

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