Jean Tirole, le Nobel d'économie que les Français n’avaient pas vu venir : quand notre goût pour les fausses valeurs éclipse les vrais génies<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean Tirole, le Nobel d'économie.
Jean Tirole, le Nobel d'économie.
©Reuters

Reconnaissance

Jean Tirole, reconnu dans la communauté scientifique, reste néanmoins inconnu des Français en raison de leur confusion sur le rôle d'un économiste et du malaise qui les traverse au sujet du capitalisme.

Augustin Landier

Augustin Landier

Augustin Landier est un économiste.

Il enseigne à la Toulouse School of Economics.

Il est normalien en mathématiques et a obtenu un doctorat en économie au MIT (Massachusetts Institute of Technology) en 2002.

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Atlantico : Fondateur de la Toulouse school of economics (TSE), passé par le MIT, l'économiste français Jean Tirole vient de recevoir le prix Nobel d'économie. A l'instar de l'économiste Esther Duflo qui avait été intégrée à l'équipe de Barack Obama, Jean Tirole ne dispose pas d'une grande notoriété en France. Comment expliquer les difficultés de la France à reconnaître ses atouts et à s'en servir ? 

Augustin Landier : Jean Tirole n'est pas un homme politique, c'est un scientifique. Il joue un rôle de conseiller au sein du Conseil d'analyse économique au sein duquel il a travaillé sur des sujets de politiques publiques, notamment sur l'emploi, sur la protection de l'environnement.
Je pense que Jean Tirole est connu de ceux qui conceptualisent les politiques publiques en France. En revanche, ce n'est pas un personnage médiatique, présent sur les plateaux télé.  
En France, le public et les journalistes ont du mal à faire la distinction entre les économistes scientifiques et ceux qui sont plutôt des commentateurs politiques.
On constate également un malaise des Français vis-à-vis du capitalisme, ainsi le débat économique tombe rapidement dans le registre idéologique. Aussi, beaucoup d'économistes modérés, comme Jean Tirole, évitent d'avoir à entrer dans ces débats qui relèvent davantage de la politique que de la science. 
Jean Tirole est un géant scientifique mais les gens ne réalisent pas toujours son côté entrepreneur. Le pari d'être revenu en France et d'avoir monté l'institut d'économie industrielle (IDEI), la TSE avec des partenaires privés. La TSE est pour lui un investissement de temps considérable. C'était un pari très improbable et dont il n'avait pas besoin. Son prix Nobel il aurait très bien pu l'avoir au MIT.

Quelles sont les théories de Jean Tirole qui seraient le plus utiles à la France ? En quoi la France en serait-elle changée ? 

Jean Tirole partageait avec Jean-Jacques Laffont une vision non-naïve de l'Etat qui n'est pas pour autant anti-étatiste. En fait, un fonctionnaire est une personne avec une carrière à gérer et qui va donc être sensible à certaines incitations. A chaque fois que l'on s'intéresse à la réforme des politiques publiques et des institutions, il faut toujours avoir à l'esprit ces questions de lobbying. Il y a des intérêts financiers en jeu et donc il faut s'interroger sur la façon dont les forces en présence vont se confronter et observer la politique avec ce regard réaliste. 
En France, par exemple la notion de conflit d'intérêt a mis beaucoup de temps à être mise en avant et je pense qu'elle est toujours mal comprise. Il y a une confusion avec la notion de corruption. La corruption revient à prendre quelqu'un la main dans le sac. L'idée du conflit d'intérêt est qu'il existe des situations qui sont elles-mêmes perverses et dans lesquelles une personne va se trouver à la fois juge et partie. Il faut donc parvenir à construire les institutions et une gouvernance qui permettent de traiter ces conflits d'intérêts au maximum. C'est quelque chose que l'on fait de plus en plus et on peut considérer que la tendance est positive en France. 
Autre exemple, Jean Tirole a toujours mis en avant cette idée selon laquelle il fallait que le régulateur soit mis à l'abri du politique. Il faut être conscient qu'à partir du moment où le régulateur est national, le risque de sa capture par l'industrie est beaucoup plus fort. Jean Tirole soutient donc beaucoup cette idée de régulation bancaire à l'échelle européenne.

Comment expliquer que le monde politique se soit jusque-là si peu inspiré de ses théories ? 

Les travaux de Jean Tirole ont eu beaucoup d'influence dans la doctrine de la politique de la concurrence. Par exemple, quand deux entreprises de grosse taille fusionnent, se pose toujours la question de savoir si cette fusion doit être autorisée, va-t-elle à l'encontre de l'intérêt du consommateur même si elle se fait dans l'intérêt des actionnaires ? On retrouve cette tension entre les actionnaires qui eux ont plutôt des incitations au monopole et de l'autre côté le régulateur qui cherche à s'assurer que le marché reste concurrentiel. Les cadres développés par Jean Tirole sont utilisés comme principe d'analyse. 

Mais en France, les économistes ont l'impression de ressasser car au fond, nous répétons les mêmes choses depuis les années 1990. Les réformes qui sont demandées aujourd'hui étaient déjà dans les rapports du FMI, de la Commission européenne ou encore de l'OCDE il y a 15 ans. Autrement dit, il y a un consensus d'experts et même un consensus en off de la part des politiques sur ce qu'il faut faire

Quels sont les autres économistes dont les travaux mériteraient d'avantage d'être connus ? 

Parmi les Français, le débat économique reste trop retardé et calé sur le débat keynésien vs. non keynésien. La pensée économique a beaucoup évolué et elle a fait un peu la synthèse de ces choses et si je devais conseiller des lectures utiles ce seraient dans le domaine de l'économie politique et notamment les théories de l'Italien Alberto Alesina.  On parle là d'une économie qui prendrait en compte la contrainte de la faisabilité politique pour penser ses réformes. La politique c'est aussi du conflit, ce sont des forces qui cherchent à imposer des lois qui sont à leur avantage. C'est là-dessus qu'il faut réfléchir en France. Si les experts sont d'accord sur les réformes que la France devra faire dans les années qui viennent, la question c'est comment y arriver.

Propos recueillis par Carole Dieterich.

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