Jacques Delors, l’européen qui manque tant à l’Union d’aujourd’hui<!-- --> | Atlantico.fr
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Jacques Delors (ici à Bruxelles en 1993), est décédé à l'âge de 98 ans le 27 décembre 2023
Jacques Delors (ici à Bruxelles en 1993), est décédé à l'âge de 98 ans le 27 décembre 2023
©JACQUES DEMARTHON / AFP

« Bâtisseur » de l'Europe

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, est décédé à l'âge de 98 ans le 27 décembre 2023

Jean-Luc Demarty

Jean-Luc Demarty est ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne (2011-2019), ancien Directeur Général Adjoint et Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2000-2010) et ancien Conseiller au cabinet de Jacques Delors (1981-1984; 1988-1995).

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Jacques Delors a été un exceptionnel Président de la Commission Européenne de 1985 à 1995. Il restera inégalé parce que jamais les Chefs d’Etat et de Gouvernement ne prendront le risque de nommer à nouveau un Président de sa dimension. Sa personnalité et ses qualités correspondaient exactement à ce qu’il fallait et qu’il faut toujours à la tête de la Commission Européenne : une vision politique de la construction européenne digne de celle des pères fondateurs, une capacité à penser la stratégie à moyen/long terme et surtout un talent exceptionnel pour proposer et mettre œuvre les instruments concrets nécessaires pour atteindre les objectifs. On oublie souvent, surtout en France, que le plus difficile n’est pas tant de définir des objectifs mais de construire avec précision le chemin à emprunter pour les remplir.

Delors était d’abord l’homme d’une coalition, celle des démocrates chrétiens et des socio-démocrates dont il était une sorte d’hybride, à l’origine de la construction européenne. Il était surtout l’homme de la fabrication du consensus avec une incroyable capacité d’écoute et un talent de pédagogue hors pair. Avec mes collègues de son cabinet, on se disait souvent que l’entretien avec tel ou tel interlocuteur avec lequel il était en opposition allait mal se passer. Bien au contraire Delors, en l’écoutant, l’apaisait et parfois même le rapprochait de son point de vue. Ces qualités permettaient à Delors de dominer les réunions de la Commission Européenne, où à l’époque le Président n’était qu’une sorte de primus inter pares sans même la maîtrise de l’ordre du jour. Il en était de même pour les réunions du Conseil Européen des Chefs d’Etat et de Gouvernement et des Conseils des Ministres de l’UE. Delors avait toujours dans la poche la solution technique ou le compromis politique. Il respectait et travaillait également le Parlement Européen qui avait alors beaucoup moins de pouvoir qu’aujourd’hui. 

Delors était aussi un chaud partisan du dialogue social qu’il a institutionnalisé au niveau européen et qui manque cruellement en France. Il avait transposé à Bruxelles la méthode qu’il avait appliqué au Commissariat au Plan, c’est-à-dire réunir les différents partenaires sociaux autour de la table pour les inciter, dans la mesure du possible, à travailler ensemble. Dès son arrivée à Bruxelles Delors a lancé l’idée de l’Acte Unique qui a jeté les bases du grand marché de 1992. Il est à l’origine de la monnaie unique, du marché unique, des perspectives financières pluriannuelles, du développement de la politique régionale par les fonds structurels, de la première grande réforme de la Politique Agricole Commune en 1992, d’Erasmus et des programmes de préparation à la future adhésion des pays d’Europe Centrale et Orientale. Il a défendu, à Bruxelles, l’usage de la langue française qui s’est effondrée après son départ. Il a su se montrer visionnaire. Il a compris immédiatement que l’inévitable unification allemande pouvait être mise au service du renforcement de l’Europe. Il a vu les risques de dilution de l’Europe qui l’ont conduit à proposer l’Espace Economique Européen en 1988, rendu presque sans objet par l’adhésion rapide de la Suède, de la Finlande et de l’Autriche, ainsi que son rejet par la Suisse en 1992. Dans son Livre Blanc de 1993 au cœur d’une forte récession, il a proposé la création des Eurobonds permettant d’emprunter au niveau européen. Cette idée largement rejetée à l’époque s’est finalement concrétisée trente ans plus tard dans un des rares effets positifs du COVID.

Delors n’était pas un fédéraliste béat. Pour lui l’UE est une Fédération d’Etats Nations, formule dont ses utilisateurs actuels oublient de lui donner la paternité, mettant en commun leur souveraineté dans des domaines clairement définis dans lesquels ils sont plus efficaces ensemble. Il croyait à la protection des cultures nationales et au principe de subsidiarité. Pour lui l’UE était la coopération qui rassemble, la compétition qui stimule et la solidarité qui unit. Elle était d’abord une construction politique allant au-delà de l’économie et du grand marché dont on ne pouvait tomber amoureux selon une de ses autres formules favorites. C’est pourquoi Delors s’était montré favorable à la proposition allemande Lamers Schauble de noyau dur en 1994, permettant d’aller plus loin à quelques uns. La porte a été refermée par le refus peu clairvoyant de Mitterrand, Balladur et Juppé. L’histoire ne repasse pas les plats.

Delors a réussi parce qu’il a toujours su s’entourer des meilleurs à son cabinet, au premier rang Pascal Lamy, son directeur de cabinet pendant neuf ans à Bruxelles et son directeur adjoint et celui de Pierre Mauroy à Paris, futur Commissaire au Commerce et futur Directeur Général de l’Organisation Mondiale du Commerce à Genève. Il est même probable qu’il n’aurait pas réussi aussi bien sans l’autorité et les qualités de Pascal Lamy, ce que Delors détestait entendre. Travailler pour Delors était très stimulant. Il lisait toutes les notes, même les plus longues. Il acceptait des points de vue différents du sien et pouvait changer d’avis. Mais Delors voyait immédiatement les failles des argumentations mal étayées. Delors était très exigeant à l’égard des membres de son cabinet autant qu’envers lui-même qui travaillait sans relâche. A l’opposé du clientélisme critiquable de Chirac ou de Mitterrand qui plaçaient leurs conseillers, Delors considérait qu’avoir été choisi par lui était un soutien suffisant pour la carrière future.

Les qualités qui ont permis à Delors de réussir à Bruxelles ne sont pas les mêmes que celles qui permettent de réussir sur la scène politique française. Il a été un bon Ministre de l’Economie et des Finances entre 1981 et 1984. Seul avec Pierre Mauroy, autre personnalité sous-estimée, il a évité le pire. Jean Peyrelevade le raconte excellement dans son livre récent « Réformer la France ». En tant que jeune conseiller au cabinet de Delors à cette époque, je peux témoigner qu’il dit vrai. S’il avait la compétence, l’honnêteté et l’humanité pour lui, il avait peu de goût pour les campagnes électorales et le cuir peu épais. Cela a certainement pesé dans son renoncement à la candidature à la Présidence de la République de 1995. En politique il faut savoir recevoir des coups et en rendre, ce qui n’était pas dans sa nature. Il y a également d’autres raisons personnelles, mais aussi politiques. Delors était l’homme de la coalition et du compromis qui ne sont pas dans les traditions françaises. Sa candidature aurait pu faire de l’Europe une cible dans la campagne électorale. Il avait aussi probablement anticipé qu’il aurait pu se retrouver, en cas d’élection, avec ses propres frondeurs. 

Nul n’est prophète en son pays. Cet adage est bien adapté au cas de Delors. Les hommages qui lui sont rendus sont plus grands à l’étranger qu’en France. Il est déprimant de constater aujourd’hui que les Français de moins de 40 ans, même diplômés du supérieur, ignorent pour la plupart qui est Delors. Après la fin de son mandat à Bruxelles, même ses amis politiques l’ont ignoré. Jospin ne lui a proposé qu’un poste de Ministre de la Justice et a désigné Giscard d’Estaing pour la Présidence de la Convention sur la modification des Traités Européens, poste idéal pour Delors, avec les résultats que l’on sait au référendum de 2005.

Delors nous manque. Il aurait certainement contribué à construire une Europe plus politique et à mieux l’expliquer en France. Il aurait certainement vu les conséquences de la mondialisation. Lui, l’ingénieur du social n’aurait pas manqué d’avancer des propositions permettant d’en atténuer les effets sur ses perdants, réduisant l’effet boomerang populiste

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