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Jacques Chirac, le parrain de la droite qui ne laisse aucun héritage à sa famille de pensée
©BERTRAND LANGLOIS / AFP

Chiraquisme

L'Histoire de la droite est passée directement du gaullisme au sarkozysme. S'il y a aujourd'hui une mémoire de l'homme Chirac, il n’y a pas héritage du chiraquisme, qui s'apparentait à un clan plus qu'à une pensée politique.

Bruno Jeudy

Bruno Jeudy

Bruno Jeudy est rédacteur en chef Politique et Économie chez Paris Match. Spécialiste de la droite, il est notamment le co-auteur du livre Le Coup monté, avec Carole Barjon.

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Maxime  Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est un haut fonctionnaire français, qui a été conseiller de Nicolas Sarkozy sur les questions relatives à l'immigration, l'intégration des populations d'origine étrangère, ainsi que les sujets relatifs au ministère de l'intérieur.

Il commente l'actualité sur son blog  personnel

 

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Atlantico : Jacques Chirac a-t-il laissé un héritage aujourd'hui ? Le chiraquisme est-il une catégorie de pensée structurée pour la droite ? Ou n'est-il qu'un style, un art de la communication, ou une mise en scène ?

Bruno Jeudy : Chirac avait l'habitude de dire qu'il ne resterait pas grand-chose du chiraquisme après sa disparition. Il disait encore qu’il ne s'inscrivait pas dans le temps long, dans l'Histoire politique contemporaine. Jacques Chirac est devenu presque malgré lui un Homme politique, sur injonction de Georges Pompidou, son mentor politique. Ensuite Chirac s'est inscrit, après avoir tâtonné, dans sa jeunesse, dans différentes familles politiques, y compris de manière éphémère dans le communisme, de plein de pied dans l'héritage de ce qu'on appelle le gaullisme. Il en a même dirigé un des derniers avatars, à savoir le RPR, qu'il a fondé en 1976 et dont il fut le président pour de longues années.

Chirac incarne une droite humaniste, moyennement libérale, même s'il a été très libéral dans les années 80 et on le lui a reproché. Il incarne aussi une droite solidement républicaine et assez sociale. Il est pris un peu dans cette lignée des partisans et de défenseurs de la droite sociale ; ce qu’on a appelé le gaullisme social, et qu'a aussi porté de manière peut-être plus intense, Philippe Séguin, notamment.

Voilà les grandes caractéristiques au fond de ce qu'on pourrait appeler les convictions politiques de Jacques Chirac. Même si elles ont été extrêmement mouvantes. Chirac n'a cessé de changer, de passer d'options politiques en options politiques différentes ; que ce soit sur le terrain de l'immigration, sur le terrain européen, sur le terrain économique. Mais globalement ses convictions tournent autour de ces grands adjectifs.

Maxime Tandonnet : Non, on ne peut pas dire qu’il ait laissé un héritage idéologique. D’ailleurs il était le contraire d’un idéologue. Jacques Chirac a beaucoup évolué dans ses idées, se confondant le plus souvent avec l’air du temps et les aléas de chaque époque. De l’appel de Cochin  en 1979 où il fustige le parti de l’étranger, à la sublimation de la diversité des cultures à travers le musée de l’immigration ou le musée du quai Branly (qui porte son nom), en passant par les périodes libérale (1982-1988), sociale (1993-1995), européiste (1995-1997). Il avait une vision très pragmatique de la vie publique : gérer au mieux le pays en évitant le plus possible les cassures et les drames avec une constante, préserver la paix civile dont il se considérait, en tant que chef de l’Etat, comme le garant. Plus que l’homme d’une idéologie, Jacques Chirac fut une personnalité, un style, chaleureux et populaire, qui fit sa force.

Dans ce cas-là comment comprendre certaines récupérations de discours catégorisés usuellement à gauche, en contradiction avec le récit gaullien, par exemple avec le discours de 1995, concernant la responsabilité de l'Etat français dans la Rafle du Vel d'Hiv' que Jacques Chirac a reconnu, contrairement à l'option Mitterrandienne qui au fond maintenait la version officielle du gaullisme ? Pareillement, on se souvient de sa volonté de faire du RPR un parti travailliste "à la française". Comment comprendre la récupération de ces thèmes de gauche ? Son engagement dans le gaullisme n'est-il pas lui-même assez flou ?

Bruno Jeudy : Chirac c'est d'abord un combattant politique. Par conséquent, pendant la conquête du pouvoir il a fait preuve de beaucoup d'opportunisme : se saisissant de l'air du temps. Quand il était travailliste, c'était le moment où il fallait que la droite paraisse un peu plus sociale ; quand il fallait être libéral, et que Reagan et Thatcher triomphaient respectivement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, Chirac s'est mis au libéralisme. Ce qui ne l'empêchera pas en 95 de faire un virage complet pour se poser en défenseur de la fracture sociale. Renouant en ça avec ce qu'il disait dans les années 70. Chirac c'est l'homme des allers-retours idéologiques, parce que c'était avant tout un combattant politique, qui a adapté son idéologie à l'époque.

Cela étant, Chirac est aussi quelqu'un, qui parfois sur certains thèmes qui lui tenaient à cœur, pouvait aller contre son camp. C'est le cas lorsqu'il soutient sans ambiguïté Simone Veil lors du débat sur l'interruption volontaire de grossesse. C'est le cas encore lorsqu'il décide avec une minorité de députés de droite de voter l'abolition de la peine de mort en 81. C'est le cas aussi c'est vrai sur son discours à propos de la rafle du vélodrome d'hiver en 95, où là il va contre une partie de la droite, et largement contre les mitterrandistes, qui ont défendu Mitterrand jusqu'au bout, alors que Mitterrand avait refusé de prononcer le même genre de discours. Et puis, c'est peut-être aussi le cas sur sa prise de position contre la guerre en Irak, qui avait fait consensus dans la population, mais où la droite, une partie de la droite libérale du moins est restée silencieuse, mais n'en pensait pas moins... Donc Chirac, c'est aussi l'homme capable d'aller contre son camp et de prendre des positions qu'on jugerait aujourd'hui progressistes mais qui ne le paraissaient pas forcément à l'époque.

Maxime Tandonnet : Je ne pense pas que ce soit vraiment une affaire droite/gauche, mais plutôt de changement d’époque, de sensibilité dominante à un moment donné. A partir des années 1990, il y a eu dans tout le monde occidental un besoin de transparence sur l’histoire, venu notamment de l’Allemagne réunifiée vivant dans la hantise de son passé. De Gaulle et Mitterrand ont vécu la Deuxième Guerre mondiale. Ils sont restés attachés au principe selon lequel la légitimité républicaine s’est incarnée dans la France Libre à Londres dès le 18 juin 1940,le régime de Vichy étant relégué à n’être qu’une «autorité de fait ». Cette vision chevaleresque, fondement du gaullisme historique, reposait sur un acte de foi auquel adhéraient de nombreux Français.

A partir des années 1990, la fin de la guerre froide et de l’ennemi soviétique, l’idée nationale est en recul. Le service national est suspendu. La mode n’est plus à la force de la légende nationale mais au regard objectif sur les faits. Le principe de « légitimité historique » s’efface devant celui de la « légalité » du régime de Vichy instauré par un vote du parlement (l’Assemblée nationale), le 10 juillet 1940 – même si historiens et juristes s’écharpent encore sur le sujet. Le fameux discours du 16 juillet 1995 qui devait ébranler des convictions, à droite comme à gauche, s’inscrit dans cette évolution des mentalités.

Le fait que Chirac ait appelé à voter François Hollande en 2011 ne montre-t-il pas que l'Homme politique disposait d'un certain attrait pour la gauche ? Pareillement, sa volonté de faire du RPR des années 70 un parti travailliste à la française, ou encore sa récupération de la notion de fracture sociale dans les années 90, après s'être converti un temps au néolibéralisme dans les années 80, tout cela ne montre-t-il pas que sa vision politique brouillait le clivage droite et gauche ? Ce brouillage ne peut-il pas expliquer en partie les errements qui continuent à toucher la définition d'un programme clair et commun pour la droite depuis 2007 et 2012 ? 

Maxime Tandonnet : Le basculement s’est fait en deux temps. A partir de son élection à la présidence de la République en 1995, Jacques Chirac s’inscrit dans les pas de François Mitterrand sur le plan de la construction européenne en plaçant au cœur de ses priorités la mise en œuvre du traité de Maastricht et la qualification de la France pour l’euro. Il tourne le dos à la tradition nationale et sociale, longtemps incarnée par de Gaulle, Pompidou et par le RPR. Ce n’est pas vraiment un glissement à gauche mais plutôt l’adhésion à une vision centriste, MRP et giscardienne. Puis, la deuxième rupture dont les conséquences furent titanesques, c’est la folle campagne présidentielle de 2002. Opposé à Jean-Marie le Pen au second tour de la présidentielle, Chirac s’est vu placé par la force des choses dans la situation de « rempart contre l’extrême droite ». Ce positionnement devait marquer tout son quinquennat en l’orientant sur des positions multi-culturalistes et fédéralistes.

Les difficultés actuelles de la « droite » sont en effet, partiellement, issues de cette période. En renonçant au thème central de la nation, le chiraquisme ouvrait un boulevard au front national. Quant au parti héritier du RPR, c’est-à-dire l’UMP, il se présentait dans cette logique, comme une coalition hétéroclite de centristes et de gaullistes. Toutes les conditions de la crise se trouvaient réunies : captation du discours national par le FN, incertitude sur l’identité et l’idéologie de ce qui restait de la « droite » profondément divisée, jusqu’au désastre de 2017. Que faire désormais ? Tourner la page et de tenter de réapprendre à parler à un peuple écœuré et déboussolé – convaincu à 87% que les politiques ne « tiennent aucun compte» de ce qu’il pense –, pour regagner sa confiance. Mais nous n’en sommes pas là…

Bruno Jeudy : C'est la difficulté des partis dits "Bonapartistes", c'est une droite d'abord pragmatique, qui peut évoluer dans ses positions selon ses leaders. Les partis bonapartistes sont d'abord attachés à une forte personnalité, davantage qu'à des idées ; les idées évoluant aussi en fonction de cette personnalité. On l'a vu avec Jacques Chirac qui a dominé la vie politique française trois bonnes décennies et on l'a vu ensuite avec son successeur Nicolas Sarkozy, qui lui aussi est un représentant de cette droite bonapartiste, et qui a fait évoluer le parti sur ses positions en fonction de sa personnalité. Donc c'est le propre des partis bonapartistes. Et quand ils sont en panne de leader alors ils ont du mal à définir un corpus idéologique minimal autour duquel se rassembler.

Vous pensez que les difficultés de la droite aujourd'hui sont plus liées à cette absence de leader qu'à des modifications idéologiques héritées du passé et pas forcément cohérentes ?

Bruno Jeudy : La droite en 2019 est sans leader et sans corpus idéologique. Donc la difficulté est double. C'est pourquoi elle va jouer dans les mois et années qui nous séparent de la prochaine présidentielle, sa survie politique. Si la droite est encore éliminée du premier tour de l'élection présidentielle, cela lui sera difficile ensuite d'affronter les législatives. La question est aussi de savoir si elle aura vraiment un candidat au premier tour. On le voit aussi avec la campagne pour la présidence des Républicains, qui se passe dans une indifférence médiatique inédite, pour une formation politique de gouvernement. Il y a sans doute aussi un casting qui ne passionne pas les foules : les trois personnalités en lice ont du mal à gagner en écho médiatique.

Donc pour vous, la politique de Jacques Chirac n'est pas responsable d'une certaine crise idéologique pour la droite ?

Bruno Jeudy : Dire que Chirac n'a aucune responsabilité dans l'état de la droite aujourd'hui serait excessif. Ses revirements idéologiques n'ont pas facilité la vie de ses héritiers. Mais je rappelle que la droite a été capable de faire émerger un successeur à Jacques Chirac, même si ça a été à son corps défendant. Nicolas Sarkozy a été élu président de la République en 2007. C'est à ce jour la dernière grande victoire de la droite française.

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