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Les relations entre Israël et de nombreux États africains se réchauffent considérablement.
Les relations entre Israël et de nombreux États africains se réchauffent considérablement.
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Israël et l’Afrique subsaharienne

Politique, sécurité, économie… Les relations entre Israël et de nombreux États africains se réchauffent considérablement.

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Atlantico : Politique, sécurité, économie… Les relations entre Israël et de nombreux États africains se réchauffent considérablement. Comment expliquer cette nouvelle donne ? Quels sont les enjeux pour Israël sur le continent africain ? 

Frédéric Encel : Vous savez, l’Afrique et Israël, c’est déjà une longue histoire ! Dans les années 1960, la ministre des affaires étrangères israélienne Golda Meir avait effectué plusieurs visites, notamment à Abidjan et Dakar, dans différents Etats africains ayant récemment accédé à l’indépendance. Pour l’Etat juif, il s’agissait non seulement de proposer à ces jeunes Etats une aide agricole, vitale pour eux, potentiellement lucrative pour lui, mais aussi de contourner par le sud et l’ouest la première ceinture hostile des Etats arabes voisins. De fait, David ben Gourion, le premier ministre israélien, avait fait de la « deuxième ceinture » [d’Etats favorables] un axe stratégique majeur, et celui-ci passait naturellement par des Etats non inféodés au bloc communistes ni à la Ligue arabe et, par ailleurs, non majoritairement musulmans. Dans les représentations identitaires israéliennes, se lier à l’Afrique correspondait aussi à une forme de fraternisation avec des peuples au destin tragique similaire à celui du peuple juif. 

Cette politique avait d’abord connu un succès certain – surtout en Côte d’Ivoire, au Ghana ou encore auprès du riche et immense Zaïre/Congo – mais non déterminant au regard des enjeux moyen-orientaux ou à ceux de la guerre froide entre Moscou et Washington. Pour les Etats africains, il s’agissait surtout de ne pas mettre tous les œufs dans le même panier de leurs anciens tuteurs coloniaux. 

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En 1973, presque tous les pays membres de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), ancêtre de l’Union Africaine, avaient rompu leurs relations diplomatiques avec Israël en solidarité avec l’Egypte dont une partie du territoire était occupée par l’armée israélienne à la suite de la guerre de Kippour. Cette page de l’histoire est-elle belle et bien révolue ?

Je le crois. D’abord parce que la paix israélo-égyptienne de Camp David en 1978 avait décanté les choses, suivie par l’effondrement des cours du brut, le fameux contre-choc pétrolier du milieu des années 1980, desserrant l’étau sur les Etats subsahariens non producteurs ; l’épée de Damoclès principale de la Ligue arabe s’émoussait. Enfin les accords israélo-palestiniens d’Oslo, en 1993, et l’effondrement géopolitique de la Ligue arabe intervenu au cours du Printemps arabe déclenché en 2010-11 achevaient le processus. Aujourd’hui, ladite Ligue (ou ce qu’il en reste) n’a absolument plus les moyens d’exercer des pressions sérieuses sur des pays partenaires africains d’Israël tels que la Côte d’Ivoire ou le Togo.

Vous avez cité plusieurs fois la Côte d’Ivoire. Y at-il un prisme particulier ? 

A l’évidence, oui. Il s’agit du moins d’un cas emblématique des relations israélo-subsahariennes qui illustre un saut à la fois quantitatif et qualitatif. Certes, l’Etat juif entretient de bons rapports généraux avec l’ensemble des Etats de la CEDEAO (Bénin, Burkina, Cap vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Libéria, Mali, Niger, Nigéria, Sénégal, Sierra Leone, Togo), mais ceux existant avec Abidjan sont particulièrement étroits. Je rappellerais que la Côte d’Ivoire reconnut Israël dès son accession à l’Indépendance, le premier président Félix Houphouët-Boigny effectuant même une visite officielle en 1962, et fut le dernier à rompre avec lui suite à la guerre du Kippour d’Octobre 1973, dans la foulée des autres Etats africains et sous forte pression d’une Ligue arabe à l’époque en plein essor. Puis, dès 1985, les liens diplomatiques se rétablissaient, avant presque tous les autres Etats du continent. Aujourd’hui, l’ambassadeur d’Israël accrédité pour le Togo, le Bénin, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire réside dans cette dernière, ce qui constitue un signe supplémentaire de l’importance de la relation bilatérale. J’ajoute que cette proximité avec Israël se poursuivit et s’accentua sous le président Alassane Ouattara qui se rendit à son tour en visite d’Etat à Jérusalem et à Tel Aviv en 2012, précédant celle du gouverneur de la banque centrale d’Israël à Abidjan et Yamoussoukro.

Mais les liens ne sont pas seulement diplomatiques, le militaire entre aussi en ligne de compte...

Absolument, et de façon spectaculaire ! Dans les années 1980-90, l’armée et les services de renseignement ivoiriens avaient déjà acquis conseils et matériels liés à la sécurité et la surveillance des hautes personnalités et du territoire, puis, en 2002, deux drones israéliens à une époque où cette arme était encore balbutiante. Mais dix ans plus tard, on a changé d’échelle : ce sont dix hélicoptères de combat que la Côte d’Ivoire vient d’acquérir après de l’entreprise israélienne TAR Idéal concepts – cinq appareils MD-500 et cinq Agusta – sous l’impulsion du ministre de la Défense Téné Birahima Ouattara, le frère d’Alassane en personne. Même la cruciale formation des pilotes est assurée par une firme israélienne, en l’espèce C4 System. Et à présent, on évoque la possible livraison de deux patrouilleurs mis en service par la firme Israël Shipyard, lesquels seraient dotés de missiles construits par la fameuse société Rafael. 

On mesure donc bien là une montée en force du partenariat, illustrée du reste par la présence de nombreuses sociétés israéliennes au récent Salon Shield Africa d’Abidjan, (avec notamment NSO Group Technologies ou encore Verint System), aux côtés des entreprises toujours très majoritaires du partenaire historique français. Aux confins du militaire et de l’infrastructurel, on peut aussi mentionner que la sécurité de l’aéroport d’Abidjan a été confiée à Avisecure, filiale de l’israélo-canadien Visual Defense.

Pourquoi cet engouement israélien pour la Côte d’Ivoire ?

D’abord, il s’agit d’un Etat stable au regard du continent africain. A part le Maroc et les modestes Rwanda, Togo ou encore Namibie, force est de reconnaître que peu d’Etats en Afrique présentent une telle caractéristique. Ensuite, sur place, la formation et le niveau général en termes d’ingénierie est considéré comme élevé et permet des partenariats techniques et des débouchés. Mais je vous dirais que les autorités ivoiriennes trouvent aussi leur intérêt dans ce partenariat privilégié. Les produits et services, israéliens, en matière militaire, sécuritaire ou encore agricole sont ainsi perçus comme fiables et, souvent, concurrencent ceux des Etats occidentaux ; récemment, le président ivoirien de la chambre de commerce bilatérale, Joseph Dinji, le rappelait avec force. En outre, la société ivoirienne est fortement empreinte d’un évangélisme très philosémite. Enfin existe-t-il une crainte commune de l’islamisme radical ; la Côte d’Ivoire voit d’un mauvais œil les différents groupes djihadistes descendre peu à peu du Sahel vers l’Afrique de l’Ouest – déjà au nord du Burkina voisin notamment – Israël redoutant pour sa part une implantation du Hezbollah pro-iranien dans une région où de nombreux chiites libanais ont élu domicile. 

Cela dit, d’autres Etats d’Afrique subsaharienne sont très sollicités par l’Etat hébreu…

Tout à fait, mais pour des raisons parfois différentes. Par exemple, lors de sa tournée de 2016, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou avait privilégié une partie de l’Afrique de l’est – Ouganda, Kenya, Ethiopie, Rwanda - présentant des potentialités économiques considérables plutôt qu’un rempart à l’islamisme. Le cas particulier du Rwanda, du reste, est intéressant qui inclut systématiquement une dimension mémorielle à travers les génocides juif de 1941-45 et tutsi de 1994. Plus récemment, les échanges intervenus avec le Soudan ne sont pas étrangers à la fenêtre maritime de ce pays sur une mer Rouge qui baigne aussi Israël et que l’Etat juif considère comme hautement stratégique… 

Justement, vous citez le Soudan, l’un des quatre Etats à avoir conclu en 2020 les Accords d’Abraham avec Israël, l’autre situé en Afrique étant le Maroc. 

Oui, le royaume chérifien - aux côtés des Emirats arabes unis - incarne même le principal pilier de ces Accords aux yeux d’Israël. Certes, en matière de business pur, Abu Dhabi pèse davantage. Mais sur le plan politique et sociétal et pour une majorité d’Israéliens, la reconnaissance par le Maroc est bien plus significative ! Non seulement 1,5 million de citoyens juifs (sur 7 millions) sont directement d’origine marocaine, mais encore chérissent-ils pratiquement tous – comme nombre de leurs coreligionnaires de diaspora en France et au Canada – une dynastie et un peuple marocains réputés les avoir protégés des siècles durant, jusqu'à et y compris lors de la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, en 2011, le roi Mohamed VI inscrivait même dans la Constitution la triple dimension culturelle arabe, berbère et… juive ! Un acte fort et emblématique, soit dit en passant, à la lumière des crispations identitaires, racistes et/ou ethnicistes hélas perceptibles ailleurs sur la planète, y compris en Occident…  

Après, sur un plan plus géopolitique, l’étroite coopération qui se noue entre l’armée et les services marocains avec leurs homologues israéliens renforcera considérablement la crédibilité et la dissuasion du royaume face à l’agressivité du voisin algérien. A Alger, où l’on espérait acquérir la précieuse bi-océanité (dont bénéficie le Maroc et de rares autres pays) via la création d’un Etat saharaoui inféodé, on le sait si bien qu’on crie au complot et à « l’intrusion sioniste ». Ce lien sécuritaire est d’autant plus efficace pour Rabat que des appareils américains (F-15 notamment) ont été récemment acquis par l’armée marocaine, des matériels que connaissent fort bien les Israéliens. Du côté algérien, on a continué à acheter des Soukhoï russes que le Kremlin rechigne à employer face aux missiles sol-air occidentaux…

Malgré le réchauffement de ces relations entre Israël et de nombreux États Africains, certains poids lourds du continent s’y refusent toujours. C’est le cas de l’Afrique du Sud ou de l’Algérie. Comment expliquer cette situation ? 

C’est juste, et les derniers sommets de l’UA ont d’ailleurs connu des tensions sur ce thème. A Pretoria, on projette ce que fut l’Apartheid honni sur le schéma israélo-palestinien, l’ANC au pouvoir – d’obédience encore assez largement marxisante par ailleurs – souhaitant en outre incarner le leadership d’une forme de tiers-mondisme défiant vis-à-vis de l’Occident. A Alger, la caste au pouvoir sans discontinuer depuis l’indépendance et le régime FLN recherche le même statut informel mais, plus prosaïquement, s’inscrit surtout dans la lutte d’influence acharnée avec le Maroc, comme on l’a dit précédemment. Dans le premier cas, la reprise d’un vrai processus de paix entre Israël et l’Autorité palestinienne influerait probablement sur la politique israélienne de l’Afrique du sud. Dans le second cas, je crains qu’il n’y ait aucune ouverture possible à court ou moyen terme tant l’instrumentalisation de la cause palestinienne d’une part, la vindicte anti-marocaine d’autre part, constituent des piliers stratégiques du régime.

L’État hébreu peut-il sérieusement concurrencer la France, la Chine, les Etats-Unis voire même la Russie via la milice Wagner en Afrique ?

Globalement, non. Israël a beau jouer dans la cour des grands sur le plan de la production de services et de matériels militaires et sécuritaires, il demeure un nain politique ; or ce que convoitent la plupart des clients de matériels militaires, c’est « l’assurance-vie » qui va avec ! Autrement dit, soit un soutien diplomatique au Conseil de sécurité ou au moins dans la région, soit un soutien militaire en cas de menace interne ou extérieure. L’Etat juif, en Afrique comme ailleurs, ne peut rien offrir de tout cela. En revanche, sur des secteurs précis et pointus, dans l’armement mais aussi l’agriculture ou encore les gemmes (diamants en particulier), le partenaire israélien réussit à remporter d’importants contrats en concurrençant en effet les géants. S’agissant de Wagner, je ne pense pas qu’il y ait interaction ; au fond, ce qui intéresse Vladimir Poutine en projetant ces légions miliciennes se comportant comme des corps-francs, c’est de gêner et déstabiliser la présence en Afrique de rivaux occidentaux tels la France, le Royaume-Uni voire les Etats-Unis, et, accessoirement, de piller des sols riches, pas de contrer les Israéliens qui, pour leur part, n’incarnent ni une ancienne puissance coloniale ni une Chine avide de terres rares et d’achats de souverainetés via des dettes colossales…

La nouvelle coalition au pouvoir en Israël, très décriée pour sa composition ultra-droitière, pourrait-elle modifier les liens avec l’Afrique ou, au moins, avec l’Egypte ?  

Je ne le crois pas. Vous savez, on dit souvent que la politique étrangère n’est ni de droite ni de gauche. En l’occurrence, des traités de paix aux offensives militaires en passant par les relations économiques, le clivage n’est pas partisan. C’est d’autant plus vrai que le premier ministre Netanyahou, passionné d’affaires internationales, diplomatiques comme économiques, a toujours conservé jalousement cette prérogative entre ses mains, peut-être davantage encore que celle de la défense ! Et il en sera de même à la tête de ce gouvernement. Quant aux partenaires d’Israël, ils scrutent prioritairement leurs intérêts bien compris, quitte à continuer de soutenir officiellement une solution diplomatique à deux Etats à l’image de ce que font, très légitimement, l'Egypte et le Maroc.

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