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Israël dans le rôle du "rempart de l’Occident" : cette stratégie potentiellement risquée pour l'Etat hébreu
©AHMAD GHARABLI / AFP

Protecteur ou cible ?

Israël célèbre actuellement le 70e anniversaire de sa création. L'occasion pour Benyamin Netanyahu de s'enorgueillir de "70 ans de liberté, 70 ans de démocratie et 70 ans passés à améliorer le monde".

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Ce 18 avril, Israël a commencé à célébrer son 70e anniversaire, selon le calendrier hébraïque alors que l'anniversaire de l'indépendance aura lieu le 14 mai prochain. A cette occasion, Benyamin Netanyahu a déclaré : "70 ans de liberté, 70 ans de démocratie et 70 ans passés à améliorer le monde".  Quel est donc le rapport d’Israël à l’Occident ? Un simple rempart ?

Jean-Sylvestre Mongrenier :Il importe d’étudier le rapport d’Israël à l’Occident selon plusieurs niveaux de réalité. Sur les temps longs de l’Histoire comme sur le plan de la métaphysique, la civilisation occidentale jette ses racines dans la Bible, le Décalogue et le christianisme. Occulter cette réalité relève du déni et le refus de faire mention des racines chrétiennes dans le projet de Constitution européenne, présenté en 2005, aura eu des conséquences de longue portée dans une partie de l’électorat se jugeant dépossédé d’un tel héritage. Précisons ici qu’il ne s’agissait pasd’un mauvais tour joué par les technocrates européens, volontiers vilipendés, mais d’une demande formulée au sommet par deux Etats - la France et la Belgique-, au nom d’une laïcité introuvable.

Toujours est-il que Paul Valéry résumait notre civilisation par la trilogie « Athènes, Rome, Jérusalem ». Quant à Leo Strauss, il se référait à la dialectique Athènes-Jérusalem pour expliquer le génie propre de l’Occident. Ces racines longues-vivantes, ainsi que l’histoire du XXe siècle, expliquent une certaine intimité entre les pays occidentaux et l’Etat hébreu. La situation géopolitique présente, avec ses défis et menaces, va dans le même sens (cf. questions suivantes). Au total, une certaine conception de l’Homme et de son rapport au cosmos (ou à la Création) est en jeu. Dans cette grande affaire, Israël est bien plus qu’un rempart ou une tête de pont de l’Occident.

La doctrine sioniste en faveur de la reconstitution d’un Etat hébreu en Terre sainte s’est d’ailleurs développée dans un contexte européen et occidental marqué par le romantisme et le mouvement des nationalités. Très tôt, le monde anglo-américain et protestant a vu naître et croître le « sionisme chrétien ». Ainsi le président américain John Adams soutenait-il l’idée d’une nation juive indépendante en Judée, et ce dès 1825. Cette entreprise géopolitique, encore de l’ordre de l’imaginaire à cette époque, était pensée dans une perspective religieuse et millénariste. Elle a nourri le dynamisme des missionnaires protestants américains au Levant, un milieu humain paradoxalement destiné à se transformer ultérieurement, sous la présidence Wilson, en un lobby arabophile.

La fascination pour l’Orient biblique et le sionisme chrétien ont aussi fortement marqué la conscience britannique, bien avant la déclaration Balfour (2 novembre 1917). Il serait erroné de penser que ce soutien s’expliquait exclusivement par des considérations géostratégiques, en temps de guerre. L’idée vient de loin. A titre d’exemple Winston Churchill avait fait du sionisme une cause personnelle. Il aura puissamment travaillé à faire de la déclaration Balfour une politique active et concrète. Bien sûr, Londres devait aussi composer avec d’autres forces, dans une logique impériale. On sait les incertitudes et hésitations de la politique britannique en Palestine, dans l’entre-deux-guerres et dans l’immédiat après-1945.

Cette grande idée géopolitique était également présente dans le monde européen catholique et elle émouvait certains Français. Se souvient-on que Napoléon Bonaparte a un temps songé à fonder un tel Etat ? Chateaubriand s’est aussi exprimé en ce sens. Citons-le : « Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem ; et rien ne peut le décourager ; rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris, sans doute : mais pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem ; il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays ; il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici. » (Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem).

Bref,  Theodor Herzl a eu d’illustres prédécesseurs. Enfin, si l’on définit l’Occident par la combinaison d’un régime constitutionnel-pluraliste (suffrage populaire, Etat de droit et libertés fondamentales) et l’économie de marché, il est indéniable qu’Israël relève de cette sphère de civilisation. En retour, la vitalité de ce régime de liberté, en rupture avec les mœurs locales, vient aggraver les haines relevant de la judéophobie. Dans la région, qualifier Israël de « bastion de l’Occident » revient à le désigner comme ennemi, selon une vision plus démonologique que politique (Israël est élevée au rang de causalité diabolique).

Destruction du réacteur d'Osirak en  1981 en Irak, intervention en Syrie contre le réacteur nucléaire d'Al-Kibar en 2007, menaces à peine voilées à l'encontre de sites nucléaires iraniens, Israël apparaît parfois comme le bras armé de l'Occident sur le terrain. Quelles sont les dynamiques ici à l'œuvre entre Occidentaux et Israël sur de tels objectifs ? Alors qu'Israël est régulièrement présenté comme un rempart de l'Occident, en quoi cette approche a-t-elle pu lui profiter, en quoi celle-ci a-t-elle pu lui desservir ?

Si ces actions de force - bien souvent nécessaires au regard de l’impuissance et des divisions de la communauté internationale lorsque les dangers se profilent à l’horizon-ont pu bénéficier du soutien plus ou moins ouvert de certaines puissances occidentales, il serait fallacieux de considérer Israël comme leur « bras armé ». L’Etat hébreu appartient au cercle des quelques puissances dont la souveraineté est bien réelle et existentielle (nombre des  193  membres de l’ONU ne jouissent que d’une souveraineté nominale). Concrètement, cela signifie autonomie d’appréciation, de décision et d’action en milieu conflictuel.

La surface territoriale et le poids démographique d’Israël sont réduits, sa situation est particulièrement exposée, mais la dynamique scientifique de ce pays, sa puissance technico-économique (la « nation high-tech ») ainsi que sa force militaire en font un Etat vrai, solidement enraciné en terre biblique. A ces avantages comparatifs, il importe d’ajouter les liens vitaux entretenus avec la diaspora, plus encore une « identité-ipse » (Paul Ricœur), fondée sur la force d’une mémoire millénaire. Longue durée et sens de la transcendance dépassent et englobent la conscience géopolitique de l’Etat hébreu.

Bien entendu, la puissance israélienne repose aussi sur ses alliances occidentales, avec les Etats-Unis en premier lieu. Précisons ici que le commun héritage biblique et le tropisme exercé par la Terre Sainte sur les théories et pratiques géopolitiques des Etats occidentaux ne commandaient pas automatiquement de telles alliances ;le « Politique », au sens éminent du terme, et ses prolongements diplomatico-stratégiques ne constituent pas le simple reflet de données historiques, culturelles et théologiques (faut-il rappeler que les unités politiques chrétiennes, tout en appartenant à la même civilisation, se sont maintes fois fait la guerre ?). Les puissances mandataires du Levant, i.e. la France et le Royaume-Uni, avaient leurs propres intérêts et alliances dans le monde arabo-musulman et devaient en tenir compte.

Il ne faut pas imaginer non plus une diplomatie américaine d’emblée focalisée sur le projet sioniste et la création d’un Etat israélien. Dans l’entre-deux-guerres, les Etats-Unis se tenaient en retrait et leurs compagnies pétrolières opéraient une percée dans le golfe Arabo-Persique. Tout comme le Département d’Etat, les majors recrutaient une partie de leurs experts et personnels de direction dans le milieu issu des missionnaires protestants américains, des philo-arabes connaissant les langues et mœurs de leur région d’adoption. En 1945, Roosevelt hésitait encore quant à la création d’un Etat israélien et c’est son successeur, Truman, qui tranchera en ce sens. En fait, Staline aura été l’un des principaux tenants d’une telle création, car il y voit la possibilité d’enfoncer un coin dans une zone encore sous hégémonie britannique. Cela n’a cependant pas duré.

C’est au fil des guerres déclenchées par les Etats arabes, dès la proclamation de l’Etat d’Israël (le 14 mai 1948), que les alliances entre Israël et les puissances occidentales ont été tissées. On sait aujourd’hui l’importance et la densité des liens entre Washington et Jérusalem, particulièrement renforcés à partir de la guerre des Six Jours (1967). Ce phénomène géopolitique ne doit cependant pas occulter la précocité et la force de l’alliance franco-israélienne dans l’après-guerre, y compris sur le plan nucléaire. Le discours gaulliste sur la « politique arabe » (une esquisse de politique qui doit être relativisée) a ensuite fait passer au second plan la « politique israélienne » de la France. Pourtant, cette dernière demeure une réalité profonde. Quant aux dynamiques du Moyen-Orient, c’est à dire l’involution chaotique de cette zone géopolitique, elles vont dans le sens d’un lien resserré avec Israël. A Paris, Londres et Washington, mais aussi à Bruxelles et Berlin, les menaces irano-chiites sur l’Etat hébreu sont prises avec gravité (cf. question suivante).

De facto, Israël se trouve dans la situation d’une enclave occidentale dans une zone en perdition. Bien entendu, les ennemis d’Israël utilisent la situation en vue de délégitimer cet Etat, présenté comme une création néo-coloniale. Israël, rappelons-le, est un Etat pleinement légitime et enraciné au Proche-Orient. Il est d’ailleurs en paix avec l’Egypte et la Jordanie. C’est du fait de l’hostilité d’un certain nombre d’Etats voisins, ou plus lointains (l’Iran), qu’il se retrouve dans une telle situation. Il faut ici citer Julien Freund : « Ce n’est pas moi qui désigne l’ennemi. C’est l’ennemi qui me désigne comme tel ».

Quels sont les défis principaux que doit affronter Israël dans les prochaines années ? 

Ne cédons pas aux délices et poisons de la prospective qui, assez souvent, reflète une vision technocratique et quantitative du monde (accumulation de données chiffrées et de scénarii soigneusement pondérés), pour finalement déboucher sur ce que l’on appellera le faux tragique : « ça va mal, mais ça ira mieux demain ». Concentrons-nous plutôt sur le « moment » qu’Israël et le Moyen-Orient traversent : tout instant récapitule le passé et potentialise le futur. Si l’on cherche donc à pénétrer les arcanes de la situation présente, il doit donc être possible d’anticiper les événements et les menaces. Les réponses qui seront apportées détermineront une grande part du futur, quand bien même d’autres lignes de causalité interviendraient aussi. (cf. le « challenge and response »utilisé par l’historien Arnold Toynbee dans sa palingénésie des civilisations).

La compréhension de l’environnement géopolitique et des ressorts de l’hostilité ainsi que la capacité à désigner l’ennemi dépendent de l’acuité du regard sur la réalité nue. La vision doit être à la fois stéréoscopique (les différentes dimensions du paysage géopolitique) et panoramique (la vision d’ensemble et la saisie des lignes de force). Alors, des décisions souveraines peuvent être prises. En somme, la lucidité et le coup d’œil synthétique, la clarté morale et une vision du monde robuste, portée par une stratégie substantielle et déterminée, sont plus précieux et utiles qu’une raison analytique devenue folle et une superposition de rapports détaillés. L’analyse doit déboucher sur une synthèse, fût-elle précaire et provisoire.

L’évidence de la menace irano-chiite s’impose au « spectateur engagé » comme au stratège ou au géopolitologue (Yves Lacoste préfère parler de géographe, spécialisé dans la géopolitique). La situation sur le théâtre syro-irakien fait ressortir cette menace qui déjà se matérialise sur le terrain. L’engagement militaire russe auprès de Damas - dans une logique non pas de lutte contre l’Etat islamique, mais de reconstitution de la sphère d’influence soviétique et de revanche sur l’Occident- a été conduit en étroite alliance avec le régime chiite-islamique de Téhéran. Si la dimension aérienne de l’opération russe est fondamentale, l’engagement terrestre des Gardiens de la Révolution (les Pasdarans) et des milices panchiites qui lui sont affidées (le Hezbollah, les milices irakiennes, celles formées par des Hazaras d’Afghanistan) est bien plus important dans la durée. In fine, on le sait, la maîtrise de l’air ne peut pas être substituée à l’empreinte terrestre.

L’intervention irano-chiite s’inscrit dans un projet beaucoup plus large dont les linéaments sont aujourd’hui bien connus. Il s’agit de dominer une vaste zone, du golfe Arabo-Persique à la Méditerranée orientale, et d’amasser des forces sur les frontières septentrionales d’Israël. Le projet est bien avancé : domination ou influence revendiquée sur quatre capitales arabes (Damas, Bagdad, Beyrouth, Sanaa), « pont terrestre » sur l’isthme irako-syrien, enracinement militaire en Syrie (bases et aérodromes, unités de construction de missiles) et projection stratégique vers le bassin levantin (revendication de ports sur les côtes syriennes). On retrouve le fameux « croissant chiite », entrevu par les plus perspicaces dès les années 2000 (les « docteurs Tout-va-bien » y voyaient alors une simple construction idéologique destinée à la propagande anti-iranienne).

Cette menace ne saurait bien évidemment servir de prétexte pour reporter sine die la résolution de la question palestinienne, d’autant plus que celle-ci entre dans l’équation générale. Avancer sur un plan de paix permettrait de renforcer l’alliance de facto d’Israël et de certains régimes arabes sunnites, eux aussi confrontés à la menace irano-chiite, et de désamorcer un conflit instrumentalisé par Téhéran. Tout chiite soit-il, le régime iranien sait en effet manier une rhétorique révolutionnaire et panislamique qui facilite et,dans l’ordre du discours, justifie la manipulation de groupes djihadistes de facture sunnite (le djihadisme global). Souvenons-nous du fait que la révolution khomeyniste de 1979 avait un caractère islamo-gauchiste. Divers intellectuels français et européens, marqués par le gauchisme des années 1970, avaient alors succombé à la tentation du pire.

Par ailleurs, l’histoire toute récente du régime chiite-islamique a montré la capacité de ce dernier à coopérer avec le djihadisme global, en Afghanistan ou sur d’autres théâtres. Enfin, qu’Israël ne compte pas sur la présence militaire russe en Syrie pour endiguer l’Iran. Les faits sont là : Moscou juge que les lignes rouges fixées par Israël sont excessives et désavoue les frappes opérées contre les bases syriennes ouvertes à l’Iran. Le maintien de la présence américaine en Irak et dans le Nord-Est de la Syrie, ainsi qu’une étroite coordination avec Paris et Londres sur la menace iranienne, sont autrement plus importants et vitaux. Vaille que vaille, Israël constitue bien un bastion occidental dans un Moyen-Orient au bord d’une rupture d’équilibre, mais il s’agit également d’une unité géopolitique autonome. Et cet avant-poste ne doit pas être sacrifié.

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