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Ingouvernabilité de l’Allemagne. Paralysie de l’Union européenne
©TOBIAS SCHWARZ / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 19 novembre 2017
Mon cher ami, 
J’ai attendu toute la journée pour vous écrire afin de voir si les trois partis politiques allemands engagés dans une tentative de coalition dite jamaïcaine (le noir de la CDU, le jaune des libéraux et le vert des écologistes) allaient aboutir dans leur négociation, dont le terme était fixé à 18h. 
A l’heure où je vous écris, rien n’a été annoncé, ni la rupture des négociations ni leur succès. Mais peu importe. Nous tenons là une preuve de plus de l’affaiblissement de Madame Merkel, qui ne se remettra jamais du résultat de l’élection de septembre 2017.
Comment Angela Merkel a tué tout débat politique en Allemagne
Ce n’est pas un hasard si l’un des principaux points qui empêche de conclure un accord politique, c’est la question du plafond annuel de l’immigration et du regroupement familial. Les Verts ont une position d’accueil large tandis que les partenaires bavarois de Madame Merkel souhaitent être restrictifs. En ouvrant aussi largement qu’elle l’a fait les frontières au dernier trimestre 2015, Angela Merkel a profondément déstabilisé son allié bavarois et donc elle-même puisque les chrétiens-sociaux bavarois avaient l’habitude de faire le plein de voix à droite; la Chancelière est aujourd’hui obligée de bousculer plus encore ceux-là même qu’elle a affaiblis, en les forçant à accepter un programme de gouvernement de gauche en matière d’immigration qui ne fera que renforcer la désaffection des électeurs bavarois à l’égard de la CSU. Cercle vicieux qui montre combien la Chancelière a perdu la main. Qui montre aussi au grand jour le mal profond de la politique européenne: la droite ne défend plus une politique de droite ni la gauche une politique de gauche. Nous sommes dans la confusion des partis et des valeurs. Loin de montrer l’exemple d’un retour à la politique, l’Allemagne contribue à l’affaiblissement de la démocratie - par obsession centriste, cette fois, et non par hystérie fasciste. 
Même s’ils réussissent à s’entendre, que pourrons faire les partis unis par un pacte de gouvernement confus? Les mesures prises en matière d’environnement auront aussi peu de clarté que celle concernant l’immigration car la CSU ne voudra pas déplaire au patronat allemand tandis que les Verts essaieront de ne pas s’éloigner de leur électorat. En matière économique il y aura certainement consensus mais - nous y arrivons - cela se fera u détriment du leadership allemand sur l’Union Européenne. Le FDP voudra, comme la CSU, un rapprochement avec la Russie; que bloqueront les Verts avec la complicité de Madame Merkel. A l’inverse, Madame Merkel et les Verts seront plus ouverts à une relance franco-allemande de la construction européenne mais cela sera bloqué par les libéraux et les chrétiens-sociaux. 
Ne pourrait-on pas imaginer un marchandage, allez-vous me demander? Donne moi X; je céderai sur Y. Mais nous parlons de sujets qui touchent à des convictions religieuses - même sécularisées. Le principe de précaution est aussi existentiel aux yeux des Verts que la défense de l’identité allemande pour les chrétiens-sociaux; Madame Merkel est aussi incapable de traiter rationnellement avec Vladimir Poutine (par haine du conservatisme chrétien du président russe) que les libéraux d’abandonner le dogme monétariste. Si en Allemagne on faisait encore de la politique, il devrait y avoir sur tous ces sujets des positions tranchées qui s’affrontent et entre lesquelles les électeurs pourraient se reconnaître - les partis de droite mèneraient une poltiique de droite et les partis de gauche une politique de gauche - puis, le jour du vote, trancher. 
L’Union Européenne sera-t-elle engloutie dans la débâcle merkelienne? 
L’Allemagne est dans une profonde crise politique, comme une grande partie de l’Europe continentale. Pas la peine de s’y étendre plus. En revanche, il faut mesurer ce que cela signifie pour l’Union Européenne. Que peut devenir cette dernière alors que le pays qui l’a façonnée à son image et à sa ressemblance devient ingouvernable? Peu importe en l’occurrrence qu’il y ait, dans quelques semaines, de nouvelles élections en Allemagne parce que la coalition jamaïcaine n’aurait pas abouti. Peu importe, désormais, que Madame Merkel quitte la politique dans un mois ou dans quatre ans. Il y aura peu de différence entre une Merkel affaiblie et un successeur obligé de composer avec un paysage politique éclaté: les sondages montrent que de nouvelles élections feraient perdre encore des voix à la CDU/CSU et rapprocheraient encore plus les partis les uns des autres en termes de faiblesse. 
Que vont devenir les Accords de Schengen à partir du moment où l’immigration est un sujet qui divise profondément la société allemande? Sera-t-il impossible de les faire évoluer pour les rendre plus efficaces? Que deviendra le grandiose projet européen d’Emmanuel Macron alors qu’un des rares points d’accord entre forces politiques allemandes sera de n’y pas donner suite pour éviter de réveiller la question européenne devant les électeurs? Que se passera-t-il pour le Brexit sinon une curieuse inversion des rôles: tous ceux qui, à Bruxelles ou Berlin, attendent la chute de Theresa May, sentiront à leur tour le sol se dérober sous leurs pieds. 
Je pourrais, mon cher ami, me réjouir de la paralysie à venir de l’UE. La Grande-Bretagne, qui redécouvre les délices d’un débat politique structuré, va refaire ses forces bien plus vite que vos nations empêtrées dans la crise de l’Union Européenne. Mais je ne peux pas me réjouir longtemps. Je voudrais avoir un partenaire français fort et visionnaire, avec lequel mon pays puisse construire une politique de long terme. Je souhaiterais une Allemagne pacifique et commerçante, conformément à sa vocation, qui ait rétabli des relations avec la Russie pour qu’ensemble, communauté anglophone, Europe continentale et Russie, nous puissions faire équilibre à l’Asie sous prépondérance chioise.  Je voudrais une Europe du Sud qui ait refait ses forces afin que nous puissions ensemble contribuer à réorganiser le Bassin Méditerranéen. La grande politique ne se fait pas, comme Bismarck le croyait, en misant sur les faiblesses des partenaires et adversaires. Non, il faut souhaiter paix, prospérité et puissance à nos partenaires. Ce qui se passe en Allemagne ne me réjouit pas. 
A moins que votre président, voyant son plan d’avenir européen tomber à l’eau, utilise son intelligence et son énergie à bousculer les croyances de ceux qui l’ont hisser sur le pavois et, devant une Allemagne ingouvernable et une Union Européenne paralysée, redécouvre les vertus de l’indépendance française et de la coopération stratégique entre la France et la Grande-Bretagne. 
Très fidèlement à vous
Votre dévoué Benjamin Disraëli

P.S. L’encre numérique de mon courriel avait à peine séché que tombait la nouvelle, vers 1h du matin. Les libéraux du FDP ont décidé d’interrompre les discussions. Je ne vois pas de raison de regretter ce que je vous écrivais hier soir. Mais nous tenons peut-être une bonne nouvelle: le FDP a fait de la politique, enfin; il a commencé à réaffirmer une différence entre droite et gauche. Peut-on imaginer un retour en Allemagne de deux camps opposés - pour de bonnes raisons - avec d’un côté une CDU qui se serait enfin débarrassé de Madame Merkel et serait entraînée dans une coalition de droite par les chrétiens-sociaux bavarois et les libéraux; et de l’autre un SPD qui tiendrait bon pour ne pas gouverner avec la CDU cette fois et rejoindrait les Verts pour reformer une vraie colaition de gauiche? La seule certitude pour moi est l’éviction de Madame Merkel, inévitable, dans les semaines ou dans les mois qui viennent. 

Par ailleurs, rien ne sera plus compliqué que d’arriver à reformer des coalitions, à droite comme à gauche. Pensez à ce sketche du comique allemand Loriot, qui est difficile à apprécier hors d’Allemagne mais qui vaut plus qu’un traité de sociologie du point de vue d’un germaniste: deux hommes d’affaires allemands se sont vu attribuer par erreur la même chambre d’hôtel; aucun des deux ne veut laisser la chambre à l’autre; les deux hommes finissent par devoir partager la baignoire. C’est alors que la vraie dispute éclate: non sur la place que prendrait l’autre ni sur la température de l’eau du bain; mais parce que l’un des deux refuse que l’autre amène son jouet, un canard, dans la baignoire et répète à tue-tête: « Ah! Non! Pas le canard! » (« Die Ente bleibt draussen! »)

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