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Inégalités : le livre perturbant qui soutient que seules les guerres ou les destructions ont permis de remettre les pendules à zéro au cours de l’histoire
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Un mal pour un bien

Selon l'historien américain Walter Scheidel, l'Histoire montrerait que la réduction des inégalités se produit au travers d’événements violents (effondrement de l'Etat, épidémie, luttes sociales et révolutions) car "la démocratie ne garantit pas l’égalité des conditions."

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Selon l'historien américain Walter Scheidel (The Great Leveller - la violence et l'histoire des inégalités - 2017) l'histoire humaine révélerait que la réduction des inégalités se produit au travers d’événements violents : effondrement de l'Etat, épidémie, luttes sociales et révolution. Ceci tout en indiquant que "la démocratie ne garantit pas l’égalité des conditions." Alors que les inégalités n'ont eu de cesse de s'accroître depuis le début des années 80, comment imaginer un processus politique permettant de contourner cette fatalité d'un creusement irrépressible des inégalités ? Comment ce processus prend il forme actuellement au sein des démocraties occidentales ? 

Edouard Husson : Les Etats-Unis sont l’un des pays du monde où les écarts de revenus ont le plus progressé depuis une quarantaine d’années. Mais c’est aussi le pays qui s’interroge le plus franchement sur le phénomène. Lors des dernières élections  présidentielles, Bernie Sanders et Donald Trump ont dénoncé, chacun selon son style, les inégalités croissantes.  Avoir nettement écarté Sanders des primaires par la fraude, a empêché Hillary Clinton de voir le piège que lui tendait Trump: il est devenu le candidat des perdants de l’inégalité croissante contre une Clinton qui apparaissait, à tort ou à raison, comme la candidate de Wall Street. Si Hillary Clinton, qui ne pouvait pas perdre les primaires, avait eu l’intelligence de laisser Sanders atteindre son vrai score, elle aurait dû, pour l’emporter sur lui, s’adresser aux classes moyennes inquiètes; elle aurait donc chassé sur les mêmes terres que Trump. Et aurait sans doute empêché la victoire de ce dernier. Je développe ce scénario de politique-fiction car je ne vois pas ce qui justifie la thèse de Scheidel. Dans la Grande-Bretagne du XIXè siècle, il n’y a pas besoin de guerre, internationale ou civile, pour qu’un Benjamin Disraëli fasse mentir Marx et fasse du parti conservateur l’allié de la classe ouvrière. Si Scheidel avait raison, Jaurès aurait été bien stupide de ne pas souhaiter la Première Guerre mondiale. Mais Jaurès était un coeur noble et il croyait à la victoire du socialisme par la paix et la démocratie; Léon Blum et Willy Brandt lui ont donné raison. Tandis que Lénine, être de ressentiment, se réjouit de la guerre internationale puis fait de la guerre civile russe le tremplin de sa carrière de meurtrier de masse; l’abominable Vladimir Illitch Oulianov a engendré Staline, Mao, Pol Pot et la dynastie des despotes nords-coréens. 

Le génie du christianisme, comme aurait dit Chateaubriand, tient à ce qu’il propose une révolution de la non-violence. Dès les premières pages de l’Evangile de Luc, dans le célèbre hymne du Magnificat, la mère du Christ chante le triomphe d’un Dieu d’amour qui « renverse les puissants de leurs trônes », et « renvoie les riches les mains vides » sans jamais exercer de violence. Le meilleur de la civilisation occidentale est venu boire à cette source. C’est Geneviève et Léon le Grand faisant plier Attila; Charles-Quint abdiquant lorsqu’il voit qu’il ne vaincra jamais le protestantisme par la violence; c’est la « Sainte Alliance » se réconciliant avec la France napoléonienne vaincue etc....Le meilleur de la politique moderne est imprégné du choix chrétien de la non-violence. La fin de la Guerre froide est d’ailleurs l’oeuvre commune de trois chrétiens (Reagan, Margaret Thatcher et Jean-Paul II) et d’un léniniste repenti (Gorbatchev). Choisir la violence pour mettre fin à des inégalités sociales ou des situations d’oppression est un choix - le plus mauvais même s’il est le plus fréquent dans l’histoire. Aujourd’hui, pour sortir des inégalités croissantes, on voit bien que s’affrontent tentation de violence, à commencer par l’islamisme, et aspiration démocratique - à commencer par le conservatisme qui vient remettre en cause la bonne conscience libérale de l’oligarchie. 

​Comment expliquer cette poursuite du processus inégalitaires jusqu'au surgissement de crises violentes ? ​Faut-il voir un aveuglement des élites face à la conditions des autres couches de la société ou une conséquence d'une pensée réellement inégalitaire, laissant supposer que "chacun est à sa place"' ?

L’un des plus grands penseurs français de la seconde moitié du XXè siècle, René Girard, a proposé une extraordinaire théorie du désir: il est selon lui mimétique. Ce soir, habitant repu d’une grande capitale européenne, je n’avais pas spécialement faim. Mais j’ai vu en terrasse d’un restaurant des convives qui mangeaient des huitres; et je suis entré commander des huîtres à mon tour. J’avais assez d’appérit pour en manger une douzaine. Mais mes voisins de table en recommandaient et j’ai fait de même; je n’avais plus faim mais je ne voulais pas en commander moins qu’eux etc....Nous imitons toujours les désirs des autres, dit Girard. Et les autres imitent nos désirs. Il s’agit d’un mécanisme sans fin qui amène les hommes soit à se disputer pour les mêmes objets soit, au fur et à mesure que la violence mimétique s’emballe, à se battre entre eux en ayant oublié l’objet de leur violence. Girard se rapproche de la thèse de Hobbes, « L’homme est un loup pour l’homme », mais, à la différence du théoricien anglais, ce qui l’intéresse c’est le moment qui sépare le pic de la violence (mimétique) de l’instauration d’un pouvoir pacificateur - moment faussement évident chez Hobbes. Au sommet de la guerre de tous contre tous se produit, pense Girard, une polarisation soudaine, contre un individu unique, le bouc émissaire, que le reste de la communauté rend responsable de la violence collective. Le groupe, redevenu unanime, se réconcilie devant le cadavre de l’être prétendument abject, rendu responsable de la violence....puis du retour de la paix. Le bouc émissaire, de démon devient dieu. C’est l’origine de la religion, nous dit l’anthropologue français. Il n’est pas possible de retracer toute la démonstration; que le lecteur veuille bien me croire si j’affirme que Girard propose une explication convaincante de la construction/reconstruction de la société selon un ordre suggéré par le bouc émissaire devenu dieu. Avant le meurtre fondateur, il y avait une violence croissante, devenue soudain universelle et incontrôlée; après le meurtre et la divinisation du bouc émissaire, s’instaure un ordre social: il peut impliquer des inégalités de revenus mais elles sont jugées légitimes, au moins un temps. Il existe un « monopole de la violence légitime », pour parler comme Max Weber: Girard l’observe du sacrificateur des sociétés anciennes à l’Etat moderne. Si l’on suit Girard, on fait éclater tous les schémas idéologiques, qu’ils soient religieux ou politiques, qui voudraient faire croire qu’il existe une violence légitime contre des ennemis de l’ordre social. Nous sommes tous frères en humanité et co-responsables de la violence sociale. Imprégné de la pensée de Saint Augustin, ce n’est pas un hasard si Girard rejoint la non-violence de l’Evangile: le pauvre ou l’exclu peuvent être regardés avec compassion par un Dieu qui est amour; mais, précisément, rien ne justifierait qu’ils usent de la violence contre le riche ou le puissant car ils entreraient alors dans le cercle vicieux de la violence mimétique. 

L'auteur indique que la période des 30 glorieuses, plus égalitaire, doit beaucoup, en termes de réformes "d'égalisation" à la guerre elle même, sa menace ayant été un puissant catalyseur permettant la mise en place de ces réformes. Cette vision de la France de 1945 à 1980 est-elle correcte ? Quelles ont été les forces à l'oeuvre ayant provoqué le démantèlement de ce consensus d'après guerre ?

La société de la Belle Epoque, juste avant 1914, est d’un côté prospère, libre et rend heureux bien des individus. Evidemment, elle contient sa part d’inégalités, de fortunes accumulées, de bonne conscience bourgeoise. Mais le libéralisme et le radicalisme républicain sont combattus par le catholicisme social et le socialisme démocratique. L’avènement d’une « isocratie », d’une démocratie redistributrice, était possible. Pourtant, les Européens ont préféré la guerre. Le gouvernement français républicain se laisse aller à la haine de l’Autriche catholique; le gouvernement wilhelmien est devenu paranoïaque au point d’interpréter toute initiative politique russe comme dirigée contre l’Allemagne. Et le coeur désséché de Lénine s’enflamme à l’idée d’une grande convulsion sociale. Alors, oui, évidemment, le Moloch de la guerre est le grand égalisateur entre les hommes - encore que les plus riches sont dispensés de combattre

 - puis suivent non seulement l’hydre de l’inflation mais l’avènement de nouveaux régimes, autoritaires et militaristes. Là où la thèse de Scheidel ne tient pas, c’est que, fasciné par un certain nivellempnt des fortunes dans les sociétés occidentales en 1920 ou en 1950, il ne veut pas voir que la guerre, internationale ou civile, prduit certaines des inégalités les plus monstrueuses de l’histoire: l’Europe nazie se construit sur la mise en esclavage de dizaine de millions d’individus; la société soviétique est dirigée par une nomenklatura de plus en plus détachée du peuple. Alors oui, le libéralisme n’échappe pas plus que le fascisme ou le communisme à la différenciation entre les individus. Après la génération des reconstructeurs frugaux (« les trente glorieuses ») est venue celle de 1968, rongée par le désir mimétique; elle a sécrété d’immenses inégalités de fortunes; mais aussi le monde divisé entre gagnants et perdants de la conquête sexuelle qui fait la substance des romans de Houellebecq. Si Houellebecq avoue être fasciné par le renouveau catholique, c’est sans doute qu’il y discerne non pas le retour d’un « ordre moral » mais d’un apaisement dans la guerre des sexes. Et si le conservatisme est de retour, partout en Occident, c’est parce que, de Disraëli à de Gaulle, la droite a souvent été la plus efficace pour réintégrer concrètement les classes défavorisées ou exploitées à la vie en société. L’Occident est traversé de deux forces émancipatrices, qui triomphent en alternance: la première est l’indvidualisme (libéral); la seconde est le conservatisme: il veut rétablir le lien, entre les individus mais aussi les classes sociales et les générations tout en acceptant le noyau du progrès; le conservatisme veut encadrer l’émancipation individuelle, pour mieux la faire aboutir et en faire profiter le plus grand nombre. Tandis que l’individualisme libéral produit des rejetons monstrueux, les totalitarismes, qui poussent la logique de l’émancipation jusqu’à la transformer en son contraire, la gauche a produit son propre conservatisme, la social-démocratie, qui refuse de voir dans la fidélité au passé un puissant allié contre l’individualisme absolu; mais, en revanche trouve une voix de réduction pacifique des inégalités sociales. 

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