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Inégalités : Dani Rodrik ou Branko Milanovic, les économistes de la mondialisation que devrait lire la droite française pour retrouver un projet et pas seulement des "valeurs"
©Reuters

Deux aspects à concilier

Le 12 décembre sur LCI, Patrick Buisson a entrevu une possibilité d'unir l'électorat LR à celui du FN, proche sociologiquement et sur les valeurs. Mais cette alliance, ne reposant pas sur un projet économique cohérent, aurait du mal à répondre aux attentes de cet électorat souvent qualifié de "perdants de la mondialisation".

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : Le 12 décembre, Patrick Buisson a déclaré sur LCI : "Entre l'électorat conservateur qui a élu François Fillon, pas du tout sur un programme économique mais sur la vision sociétale qu'il prêtait à Fillon, la France de la province, des villes moyennes (…) et l'électorat populaire la tension sociologique et idéologique est beaucoup moindre, il y a des passerelles et des possibilités de les faire converger", entrevoit une possibilité d'unir l'électorat LR à celui du FN. Cependant, en se reposant sur un discours essentiellement basé sur les "valeurs" et non sur l'économie, et en imaginant une prise de pouvoir, que pourrait-on anticiper des effets à attendre pour cet électorat qui est souvent qualifié de "perdants de la mondialisation" ?

Nicolas Goetzmann : Il s’agit ici de la cause de la faiblesse de la droite française, mais c’est ce qui peut aussi se vérifier du côté gauche de l’échiquier politique. C’est-à-dire l’incapacité à produire un discours économique cohérent, puisant dans les sources des difficultés actuelles que traversent les Français. Patrick Buisson tire la pelote de laine de son obsession au sujet des valeurs, sans avoir l’idée de comprendre ce qui se passe économiquement dans le pays, et sans même essayer de vouloir s’approprier une thématique qui reste pourtant le mur porteur de la vie des électeurs. C’est d’ailleurs ce point qui le différencie (le minimise en réalité) profondément de Steve Bannon auquel il est curieusement comparé parfois ; une véritable approche économique du monde, quoi que l’on puisse penser de celle-ci. Parce que les « valeurs » ne sont pas un programme.

L’enjeu pour la classe politique, mais aussi pour les électeurs, qui ne se reconnaissent pas dans le projet d’Emmanuel Macron, c’est de pouvoir se projeter dans un discours économique cohérent, qui ne soit pas aussi exotique que ce que peuvent proposer les partis situés aux extrêmes de l’échiquier, et qui ait une validité établie. Et c’est là que l’on peut se rendre compte que les propositions faites par le gouvernement ne sont que des dérivées datées de ce qui peut être appelé le « néolibéralisme », c’est-à-dire l’antithèse d’un système cohérent et qui repose sur la volonté d’avantager les « premiers de cordée » en supposant que cela puisse suffire pour tirer tout le pays vers le haut. Autant le dire tout de suite, cette vision du monde relève d’un discours politique, mais pas d’un discours économique.

Pour chercher cette cohérence, il faudrait s’intéresser aux économistes influents du moment ; Branko Milanovic pour les inégalités, ou Dani Rodrik pour l’articulation de l’économique avec le politique, ou d’autres encore, qui sont capables de proposer une vision économique, politique et historique. L’ironie est ici. Le gouvernement se pense le représentant d’un certain rationalisme, or, la simple lecture des grands économistes de notre époque suffit à comprendre que cette vision du monde n’est qu’une représentation de la vision du monde des « gagnants » de la mondialisation que sont les grandes entreprises multinationales et les premiers détenteurs de capital. C’est l’illustration d’une fausse conscience de classe ; ou comment penser le monde en croyant naïvement que l’extrapolation de ses propres intérêts profitera à tous.

Alexandre Delaigue : Le problème de fond ici, c'est que ce sont des gens qui ne proposent pas grand-chose sur le plan économique.

Le problème vient du fait que lorsque l'on regarde ce que ce type de mouvements réalise quand il est au pouvoir, le moins que l'on puisse, c'est que cela ne marche pas très bien. Pour l'instant, on ne pas dire que le bilan de Donald Trump soit particulièrement satisfaisant et je parle ici sous l'angle de ce qui a été fait pour l'électeur "petit blanc", pour être pragmatique.

Les gens prévoyaient une catastrophe économique, alors soyons honnêtes, il n'y a pas de catastrophe économique. Il y a des politiques pour lesquelles on peut être en désaccord, mais ce que l'on peut constater quand même, c'est que la seule réalisation économique qui a été faite pour l'instant, c'est un vaste programme de redistribution pour les très riches. Mais pour les "petits blancs", pour être très schématique, il n'y a rien du tout qui a été fait au point de vue strictement économique. Aucune mesure ne peut être associée avec l'amélioration de leur situation.

Mais pour Patrick Buisson, on peut aussi parler de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, qui était justement très économique en réalité, elle était axée sur le travail, avec le slogan "travailler plus pour gagner plus" qui avait sa cohérence. Il n'a certainement pas été bien réalisé mais il était un slogan très "attrape-tout", et qui pouvait très bien attirer une personne de banlieue de 2e génération qui n'a pas beaucoup de perspectives. Il y avait une réponse, avec un discours notamment très anti-fonctionnaires et anti-institutionnel qui était un discours centré autour de l'entrepreneur. Un propriétaire de Kebab pouvait très bien être attiré par un discours qui évoquait la question des réglementations excessives. En 2007, Nicolas Sarkozy avait avec lui des économistes plutôt centristes, autour de cette question de l'augmentation du travail, soit l'opposé intégral de l'idée des 35 heures. Ce programme n'a pas fonctionné parce qu'il y avait des mesures qui tout simplement ne marchaient pas. Mais il faut reconnaître aussi que c'est un discours qui est tombé de plein fouet sur la crise économique ou il n'était plus possible de proposer aux gens une sortie de crise par le travail qui augmente, dans une économie ou le chômage n'arrête pas de progresser et ou les priorités sont ailleurs. Donc, ce discours était complètement à côté de la plaque étant donné les circonstances mais il faut reconnaître qu'initialement, il y avait un propos qui avait une cohérence économique.

Par contre, l'autre campagne de Nicolas Sarkozy et de Patrick Buisson, celle de 2012 contre François Hollande, qui était bien plus basée sur les "valeurs" mais sans contenu politique concret, de mémoire, n'a pas bien réussi…

Et si l'on prend le cas du Royaume Uni, on cherche encore les bénéfices économiques qu'il va y avoir pour les personnes qui ont voté pour le Brexit.

Entre Trumpistes et non trumpistes, entre brexiters et anti-Brexit, entre macronistes et les autres, n'est-on pas aujourd'hui confronté à une réduction économique entre discours binaires, tendant à ne pas révéler la complexité de la situation économique et les remèdes qui pourraient être explorés, une situation qui est déplorée notamment par des économistes comme Dani Rodrik, Branko Milanovic, Joseph Stiglitz, ou Paul Krugman ? 

Nicolas Goetzmann : Ces économistes font le constat du néolibéralisme qui sévit en Occident, et ailleurs, depuis la fin des années 70 : faible croissance économique, faible productivité, instabilité économique, instabilité politique. La libéralisation de l’économie mondiale a permis un immense mouvement de sortie de la pauvreté d’une large part de la population mondiale. Mais il faut quand même observer que la Chine, dont près de 1 milliard d’habitants ont été sortis d’une situation d’extrême pauvreté, contrôle son économie en utilisant sa monnaie, une politique industrielle, ou des tarifs douaniers, qui n’ont pas grand-chose à voir avec les préceptes « néolibéraux ». Le développement économique de la Corée repose également sur une forte politique industrielle. L’idée d’un néolibéralisme qui aurait permis les résultats que l’on connaît sur la réduction de la pauvreté mondiale est donc douteuse.

Mais il n’est pas pour autant question de revenir sur les capacités du capitalisme en proposant son abrogation. L’enjeu est de le maîtriser, comme les pays occidentaux ont su en faire un moyen, et non une fin, durant les 30 glorieuses. Cette période ne doit pas être une nostalgie, mais un exemple de soumission de l’économie au politique, c’est-à-dire à l’intérêt général. Et c’est sans doute ce que proposent ces économistes. Ne pas revenir sur la mondialisation et la libéralisation, mais la prise en main politique de l’intérêt général pour soumettre les plus puissants acteurs économiques, au rang qui est le leur : celui d’un agent économique comme les autres, qui ne doit pas être avantagé, tout comme il ne doit pas être désavantagé.

Le pour ou contre est donc absurde. Le néolibéralisme est une idéologique politique de préservation des intérêts des plus avantagés au détriment des autres, il n’est rien d’autre. Mais l’abrogation du capitalisme qui consisterait à renverser le rapport de force ne serait pas plus fructueux. L’enjeu est de trouver l’équilibre entre les deux, et celui-ci n’a pas été recherché depuis près de 40 ans en Occident. L’accroissement des inégalités est donc un résultat normal, et non une surprise.  

Alexandre Delaigue : Il y a effectivement ce côté binaire qui s'est installé dans les discours avec une recomposition de la politique, avec une sorte de centre qui peut très bien faire une alternance mais qui restait relativement faible. En réalité, on voit plutôt une opposition entre technocrates pro-mondialisation qui pouvaient être dans différents partis, ce qui aboutissait à cette impression que tout le monde faisait un peu la même politique. Les technocrates de centre gauche contre ceux de centre droit, ou tout le monde est pro-mondialisation, et de l'autre côté des oppositions soit à l'extrême gauche ou à l'extrême droite. En France, maintenant, on est arrivé à cette recomposition en pratique avec les marconistes au milieu et les autres. Aux États Unis, on avait aussi un petit peu cela, entre les clintoniens et les autres avec toujours l'idée du centre technocratique contre les autres. Mais le problème de fond ici, c'est que la social-démocratie a quasiment disparu. Un centre gauche avec un véritable programme social-démocrate n'arrive pas à se recomposer parce qu'il est éclaté entre les technocrates qui les ramènent vers le centre et les radicaux qui les poussent plus à gauche. C'est la disparition de ce courant-là qui fait qu'il n'y a plus d'alternance entre une droite traditionnelle conservatrice et libérale et de l'autre un gauche social-démocrate. On cherche ou est-ce que dans le monde on trouve des sociaux-démocrates qui se débrouillent bien. On en a quelques-uns, mais ils sont vraiment rares. Il y a éventuellement les Portugais qui ont l'air de pas trop mal se comporter en ce moment mais sinon on se demande où ils sont. La recomposition serait donc à faire avec une nouvelle social-démocratie dont le problème est qu'elle n'a plus vraiment de conquêtes à faire. À partir du moment où vous avez des systèmes sociaux qui sont en place, ou il n'y a plus à lutter pour construire un système de retraite, il n'y a plus vraiment autre chose à apporter que de gérer l'existant. Mais cela n'est pas un programme qui fonctionne, et c'est ce qui a fabriqué des technocrates.

Pour répondre aux problèmes de ces populations qui ont été les victimes de la mondialisation, quelles sont les pistes économiques dont nous disposons aujourd’hui ?

Nicolas Goetzmann : Prenons un exemple simple. Depuis la fin des années 70, les politiques monétaires ont eu principalement pour objectif de maîtriser l’inflation, ce qui, en d’autres termes, signifie la protection du capital. Le plein emploi est devenu alors un objectif secondaire, contrairement aux 30 glorieuses. Très logiquement, les ajustements qui ont eu lieu par la suite ne se sont réalisés que par les variations du chômage.  Pile je gagne, face tu perds. C’est un jeu ou le capital ne peut pas perdre. En l’état, un simple rééquilibrage, réel, et non de façade, des politiques monétaires occidentales, peut déjà faire une très large part du travail. Lorsque l’on observe un ensemble comme la zone euro, on constate que la croissance y a été sacrifié depuis 10 ans par peur des conséquences qu’auraient pu engendrer une relance de l’économie. Heureusement, cette peur a été minutieusement détricotée par Mario Draghi qui a fait œuvre de pédagogie auprès d’instances économiques pourtant réputées sérieuses. Ensuite, les Etats ont quand même le droit de supporter les secteurs qu’ils pensent être à leur avantage, comme le font la plupart des pays émergents, ou les Etats Unis. Le contrôle de l’évasion fiscale des grandes entreprises n’est pas non plus une hérésie. La mise en place de grands travaux d’infrastructure est également une excellente piste. La mondialisation peut être contrôlée politiquement et doit être utilisée par les gouvernements comme le laquais de l’intérêt général, et non l’inverse. Les solutions économiques sont sur la table, il suffit de s’en emparer. 

Alexandre Delaigue : Si on veut aller chercher un pays qui a l'air de bien fonctionner et de répondre à certaines demandes d'autonomie, c'est le Japon. Il y a un modèle japonais. Il faut quand même rappeler qu'initialement Shinzo Abe est un nationaliste, il n'est pas du tout issu de la gauche, il est dans un discours qui est plutôt d'affirmation nationale, qui peut avoir certains aspects sur l'identité nationale qui peuvent parfois paraître gênants mais en tous les cas, sur le plan économique, on est sur un programme qui satisfait et qui fonctionne.

Cette idée qu'il faut se concentrer autour de la croissance économique, et chercher à faire en sorte d'être très pragmatique en vue d'augmenter de toute façon la croissance et en réduisant le chômage. C'est un programme qui est assez keynésien finalement dans l'idée. On vise le plein emploi, on vise la performance économique, et ce, sans tomber dans le discours "il faut être plus pour les patrons, plus pour les uns ou plus pour les autres" mais un programme qui est tout simplement pro-croissance dans tous ses axes : une politique monétaire orientée vers cela, une politique budgétaire avec des dépenses publiques qui vont dans ce sens-là, des réformes économiques qui visent à augmenter l'activité c’est-à-dire vers plus de travail. C'est un vrai programme, même si on peut se poser la question de savoir s'il est bien réalisé.

La priorité, quelle que soit la chose étudiée, c'est la croissance économique. Les réformes du marché du travail ont pour objectif d'augmenter la participation des femmes dans l'économie, ce sont des réformes de croissance. Et cette orientation est relativement inclusive même du point de vue de la politique migratoire. On peut constater qu'ici le Japon est beaucoup moins le pays nationaliste fermé qu'il était auparavant parce qu'en réalité si vous voulez émigrer aujourd'hui au Japon, vous pouvez le faire mais à condition d'avoir beaucoup de qualifications. Donc, en restant sur cette question d'identité, on se rend compte que même la politique migratoire est centrée sur le niveau d'activité ; les gens qui veulent venir doivent s'intégrer par le travail.

Donc, cette orientation-là, très pro-croissance, et sans se poser d'autres questions, c'est quelque chose qui a l'air de fonctionner.

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