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Hommages nationaux en série : dérapage émotionnel et inflation mémorielle ?
©LUDOVIC MARIN / AFP

Célébrations

La succession d'hommages nationaux pousse à se poser la question du sens que l'on veut bien donner à ces derniers.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Après l’hommage national rendu à Johnny Hallyday à la suite de son décès en 2017, un hommage national du même ordre a été rendu à Charles Aznavour aux Invalides Vendredi 5 octobre 2018 dans une atmosphère d’intense couverture médiatique.  Comment interpréter ces hommages ? Relèvent-ils  d’un culte obsessionnel de la mémoire ? 

Bertrand Vergely : L’hommage qui a été rendu à Charles Aznavour doit être interprété à eux niveaux, sur le fond et dans la forme. 

S’agissant du fond, il n’a échappé à personne que l’hommage rendu aux invalides à Charles Aznavour avait quelque chose d’étonnant. 

Aznavour est un immense chanteur doublé d’une personnalité attachante qui fait de lui ce que l’on peut appeler une belle personne. C’est néanmoins une vedette du music-hall et non un héros militaire. En lui rendant hommage aux Invalides on fait de lui un héros militaire. Ce qui installe une confusion symbolique. Pour admirable qu’elle puisse être une vedette de la chansion n’est pas un héros militaire. Dans certains pays, cette confusion est pratiquée. Il s’agit de pays totalitaires ou de dictaures nationalistes qui récupèrent les artistes pour des raisons idéologiques. Ce n’est pas le cas de la France.   

En outre, Aznavour était un poète. Les Invalides sont un lieu militaire. En mettant Aznavour aux Invalides, l’hommage qui lui a été rendu a manqué de poésie et qui plus est d’équilibre.  Comme il y a eu  trop peu de poésie, il y a eu trop de militaire. Comme il y a eu trop de militaire, il y a eu l’atmosphère de drame qui va avec les hommages militaires aux Invalides. 

Habituellement, ces hommages vont aux militaires morts héroïquement  pour la France au combat ainsi qu’à quelques grands généraux. D’où leur gravit. Dernièrement, souvenons nous, ceux qui ont eu droit à cette gravité sont les victimes du Bataclan et le lieutenant-colonel Arnaud Beltram, tous assassinés par le  terrorisme islamiste. Charles Aznavour c’était la tendresse. Quand on met la tendresse aux Invalides, la gravité vole la tendresse. 

Que l’Arménie fasse de Charles Aznavour un héros national se comprend. L’Arménie a le passé douloureux d’un peuple opprimé et ignoré de tous. Quand Charles Aznavour devient une vedette internationale et qu’il fait parler de l’Arménie, permettant à son peuple d’être connu et d’en ressentir une certaine fierté, on comprend que, pour le remercier de ce service rendu à la nation, l’État arménien décide de faire de lui un héros national. Mais en France, la signification d’Aznavour est autre. 

Qu’aime-t-on quand on l’aime ? Aime-t-on celui qui a fait parler de la France dans le monde entier en tenant notamment deux mois au Carnegie Hall de New York ? Oui et non.  On aime surtout le titi avec une gueule pas possible qui, à force de travail, est devenu un grand parolier, un grand compositeur, une grande vedette et un grand acteur tout en restant humble et simple. On aime celui qui a réussi à être en haut de l’affiche en faisant la chanson de celui qui n’y sera jamais. On aime  non pas le pauvre qui est devenu riche mais celui qui, une fois devenu riche, n’oublie jamais qu’il a été pauvre. Compte tenu de cela, on peut maintenant aborder ce qui s’est passé dans la forme aux Invalides le 5 Octobre lors de l’hommage national qui lui a été rendu. 

Quand les medias annoncent le décès d’Aznavour que se passe-t-il ? Immédiatement, se pose  une question qui est la question : va-t-il y avoir hommage national ou pas ? On ne peut pas ne rien faire. Emmanuel Macron le sait. Imaginons qu’il n’ait rien fait. Le tollé ! La bronca ! Mais que faire ? Comment faire ? Avec Johnny c’était simple. Johnny étant catholique il y avait un lieu tout trouvé pour que la ferveur populaire s’exprime : une église, la Madeleine en l’occurrence. À partir de là, il n’était pas difficile de faire un cortège de motards allant de l’Arc de Triomphe à la Madeleine. Ce qui fut fait et bien fait. Avec Aznavour, problème. Il n’est pas question d’église. Impossible de ce fait de faire un grand rassemblement populaire en plein air autour d’une église. D’où la solution des Invalides. Il est vrai qu’elle  cette a été utilisée pour Jean d’Ormesson. Mais, d’Ormesson, n’était pas une vedette du music-hall. Il était l’Académie Française comme institution. L’honorer aux Invalides était donc moins étrange. Entre institutions le fossé n’est pas insurmontable. 

Par là même, qu’exprime en définitive l’hommage rendu à Charles Aznavour ? Un culte obsédant de la mémoire ? Pas vraiment. Plutôt l’embarras d’un pouvoir politique qui, quand il n’y a plus d’église, ne sait pas comment rendre hommage à une grande vedette de la chanson que tout le monde aime et vénère. D’où le repli sur un lieu militaire. En  ce sens, le principal responsable de tout ce qui s’est passé à propos de l’hommage rendu à Charles Aznavour n’est autre que la rencontre entre la pression sociétale et le manque de lieu mémoriel autre que les lieux politico-militaires. 

A l'occasion de son discours solennel, Emmanuel Macron a déclaré "Pendant près d'un siècle, c'est lui qui nous aura fait vivre".  Pourquoi le chef de l’État a-t-il éprouvé le besoin de dire une phrase aussi forte ? Qu’introduit-elle dans l’hommage ?

Bertrand Vergely. Quand Emmanuel Macron prononce cette phrase on a l’impression qu’il parle de lui et de l’effet Aznavour. Les chansons d’Aznavour ont une particularité. Ce sont des romans. En trois minutes il y a tout, une histoire, des personnages et une atmosphère. Résultat, on vit, on  se sent vivre. La vie a un visage. Le nôtre, révélé par Aznavour. Il est vrai que beaucoup de personnes se sont reconnues et se reconnaissent encore dans ses chansons. Emmanuel Macron en fait partie.  D’où cette question : pourquoi ne l’a-t-il pas dit ? 

Charles Aznavour n’a pas fait vivre la France   pendant un siècle. Cette phrase est ridicule. En revanche, il a fait vivre bien des Français dont Emmanuel Macron. Il fallait le dire. Il ne l’a pas dit. Pour la même raison que celle qui a installé l’hommage national  aux Invalides à savoir la grande difficulté qu’il y a de se situer par rapport à la pression sociétale. 

Quand il n’y a plus d’église et qu’il faut faire un hommage, ne sachant que faire on en fait trop. Quand il n’y a pas de place pour la subjectivité parce que le langage technocratique a tout dévoré, comme on ne sait pas quoi faire là encore, on en fait trop. Cette difficulté est manifeste chez Emmanuel Macron. Celui-ci n’est pas encore parvenu à se donner une image de chef d’État. Fébrile,  il multiplie les maladresses. Si bien qu’il donne l’impression d’être hautain. Avec l’hommage rendu à Charles Aznavour,  parce qu’il aime certainement Aznavour, parce qu’il a conscience qu’il faut lui rendre hommage et surtout qu’il ne faut pas rater cet hommage, il a certainement voulu bien faire.  Mais il a manqué quelque chose. De la poésie à la place des Invalides. Du naturel à la place de l’emphase. 

Michel Fugain, ami de Charles Aznavour, voit dans les Invalides une confiscation de l’hommage à Aznavour par le politique. Il n’a pas tort. Quand dans son discours Emmanuel Macron voit dans Charles Aznavour un migrant, il récupère Aznavour afin de s’en servir dans le débat qui a cours actuellement à propos des migrants. Du coup, Emmanuel Macron apparaît comme celui qui sait à la fois faire vivre la nation en rendant un hommage national à un grand chanteur tout en défendant la figure du migrant in carnée par Charles Aznavour. Bien évidemment c’est finement joué. Et c’est bien là le problème. Les arrière-pensées du jeu politique changent la nature de l’hommage qu’elles prétendent rendre quand elles agissent ainsi. 

Le culte de la mémoire et des hommages auquel on a affaire ne traduit-il pas une incapacité de se projeter dans l’avenir ? 

Bertrand Vergely. On a surtout l’impression qu’ils renvoient à une difficulté de faire face au présent. Il importe de le rappeler, un pays c’est avant tout une spiritualité, la spiritualité entraînant la morale, la vie intellectuelle, la vie de l’esprit et les valeurs. Que la spiritualité vienne à disparaître. Tout s’effondre. Peu à peu, la morale, la vie intellectuelle, la vie de l’esprit et les valeurs se volatilisent. La France a eu une spiritualité. Elle n’en a plus aucune. Tout a été fait pour la détruire. Résultat, quand il faut s’unir, on ne sait plus comment faire. La priorité étant de faire plaisir à tout le monde, on ne sait plus sur quelles bases se rassembler. Aujourd’hui, le faut que seuls le foot et la chanson nous rassemblent est l’pression du vide abyssal qui est le nôtre. 

Il est heureux que la France soit championne du monde de football comme il est heureux d’avoir eu Johnny et Aznavour comme chanteurs.  Reste que quand il n’y a plus qu’eux pour s’unir, on reste quelque peu perplexe. Un jour la France ne sera plus championne du monde de foot. Comment va-t-on faire pour s’unir ? Comme la rose de Ronsard, les grands hommages nationaux rendus à de grands chanteurs ne durent que l’espace d’un instant. Quand ces hommages sont finis, que reste-t-il pour s’unir ?  

Interrogeant Johnny, un journaliste lui a dit « Vous êtes un chanteur absolu ». À quoi Johnny a répondu : « Non, je ne suis pas absolu du tout. Je suis avant tout un homme simple ». Interrogé sur ce qu’il faisait, un chanteur a ru bon de préciser qu’il ne faisait pas de la musique mais de la vérité. Aznavour ne se prenait pas pour Mozart. Et c’est pour cela qu’il est grand. Nous confondons tout parce que nous ne voulons plus hiérarchiser les valeurs. Là est notre problème. Tant que nous n’aurons pas le sens de ce que sont le véritable absolu comme la véritable musique nous n’aurons pas d’avenir. 

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