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Henri Guaino : « L’Union Européenne attise désormais les violences et les pulsions mauvaises qu’elle prétendait guérir à jamais »
©BERTRAND GUAY / AFP

Futur incertain

Henri Guaino vient de publier "Ils veulent tuer l'Occident". Il y évoque l’Occident engagé sur une pente qui pourrait bien lui être fatale. Dans cet entretien, il souligne qu'à partir des années 80, l'Occident a jeté les leçons de la crise des années 30 aux orties. Elles avaient pourtant permis les « 30 glorieuses » en domestiquant le capitalisme.

Henri Guaino

Henri Guaino

Henri Guaino est un haut fonctionnaire et homme politique français

Conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, président de la République française, du 16 mai 2007 au 15 mai 2012, il est l'auteur de ses principaux discours pendant tout le quinquennat. Il devient ensuite député de la 3e circonscription des Yvelines.

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Atlantico : Votre dernier livre "Ils veulent tuer l'Occident" (Odile Jacob) pose un diagnostic sur la crise partagée par nos démocraties libérales, dont le dernier avatar est apparu en France sous la forme du mouvement des Gilets jaunes. Comment ce mouvement s'inscrit-il dans la crise occidentale que vous décrivez ?

Henri Guaino : Avec ce livre, je fais le pari qu’en parcourant à grandes enjambées l’histoire de l’univers mental de l’Occident, on est mieux à même de comprendre ce qui nous arrive. Alors que dans les désordres du monde l’occident, malgré sa puissance matérielle, paraît  très affaibli parce qu’il ne sait plus très bien au fond ce qu’il a encore à défendre, il est urgent de se souvenir de la leçon de la Grèce: « connais-toi toi-même ».

Le mouvement des gilets jaunes n’est que l’un des symptômes avancés de l’état moral, psychique de nos sociétés qui menace de les faire basculer dans une spirale de violence incontrôlée, émancipée de toutes les règles, de tous les interdits qu’imposent la vie en société. Car à côté du problème de maintien de l’ordre, de répression posé par les groupes extrémistes hyper violents qui profitent de toutes les occasions pour ébranler l'ordre social, il y a un autre phénomène plus grave: le caractère épidémique de la violence, la tolérance, la légitimation même de la violence de la part d'un nombre de plus en plus grand de gens qui jusque-là semblaient immunisés contre ce genre de comportements. Des braves gens gagnés par des attitudes qui leur auraient paru, quelques mois plus tôt, inadmissibles, cela a toujours été, dans l’histoire des sociétés, le signe avant-coureur du malheur. On n'arrête pas avec la police et la gendarmerie une telle épidémie qui se répand dans toutes les sociétés Occidentales bien au-delà du cas particulier des gilets jaunes.

À quoi attribuez-vous cette épidémie de violence ?

La violence épidémique c'est le symptôme d'une civilisation qui se fissure, de l'affaiblissement de ce que la civilisation a mis de civilité dans l’homme au point de ne plus pouvoir empêcher la remontée de toutes les pulsions sauvages qu'elle réprime habituellement. Ce que les violences libérées par la crise des gilets jaunes nous fait entrevoir c'est l'ouverture de la boîte de Pandore de toutes les colères, les frustrations, les souffrances de sociétés qui n'en peuvent plus et qui se fracturent de toutes parts.

Si la question et la critique d'un libéralisme -sous un forme absolue- est intégrée dans votre approche, vous percevez des racines plus profondes du mal qui nous touche.

Pour bien savoir au bord de quelle gouffre nous marchons, il nous faut réfléchir à l'idéal de l'homme civilisé que la pensée occidentale à forgé durant des millénaires et que sont en train de détruire tous les idéologues du nouveau monde et de l’homme nouveau déraciné, hors sol et hors temps qui ne devrait rien au passé, qui n’aurait rien à en apprendre. Mais nous nous inscrivons tous, consciemment ou non, dans une histoire collective qui nous dépasse, spirituelle, intellectuelle, culturelle, dont nous sommes malgré nous imprégnés.

Quelles sont ces racines ?

Tout vient de la Grèce, de Rome, du christianisme, de l’humanisme, des Lumières… Et de ce que nous faisons de cet héritage.

Je pense par exemple à la révolution intellectuelle, que nous devons, dans la philosophie, à Platon et, dans la religion, au monothéisme, et qui place dans le ciel des idées l’idée pure de dieu mais aussi l’idée pure de la Vérité, de la Justice, de la Raison ou de l’Homme, avec des majuscules, et qui nous pousse à distinguer, par exemple, le spirituel et le temporel ou, comme dirait saint Augustin, la cité de dieu et la cité des hommes. A cette révolution intellectuelle nous devons l’universalisme. Ce fut une magnifique conquête pour la liberté de l’Homme. Mais le risque, parce que qu’il y a toujours un risque, c'est de vouloir faire rentrer à tout prix le monde d'ici-bas dans l'idée pure. C’est ce qui arrive, par exemple, quand on veut faire entrer de force le monde où nous vivons dans l’idée pure de la concurrence parfaite, hors sol et hors temps, où tout, à commencer par les personnes, est flexible.

Ce risque on le touche du doigt avec la politique européenne de la concurrence. On le touche aussi du doigt avec la nouvelle religion du libre-échange dont l’objectif désormais est d’uniformiser toutes les normes économiques, sociales, culturelles, sanitaires et de créer les conditions de la mobilité parfaite des biens, des personnes, de l’argent,  en oubliant qu’en essayant de faire entrer de force les êtres réels dans ce modèle, on abîme beaucoup de vies et on tue la démocratie puisque le droit de la concurrence et du commerce international est placé au dessus de l’aléa des élections: comme le disent les architectes de ce nouveau monde,  on met ainsi les choses considérés comme sérieuses « à l’abris des passions populaires ». Et voilà comment, appuyées l’une sur l’autre, la concurrence pure, le libre échange, le Droit, devenus des religions, imposent à  tant de gens la mondialisation comme une religion sacrificielle qui dissout la personne humaine dans la marchandisation.

Mais, prenons garde: quand on les méprise, les passions populaires finissent toujours par se venger.

A lire aussi : “La révolte du public” : interview exclusive avec Martin Gurri, l'analyste de la CIA qui annonçait la crise des Gilets jaunes dès 2014

Dans votre livre vous montrez que ces dérives ne concernent pas que l’économie.

En effet on peut dire la même chose de la transformation en absolutisme quasi religieux des grands idéaux de l'Occident tel que la Démocratie, le, les droits de l’Homme ou la Raison, avec des majuscules, absolutismes dont les effets pour être diffus n’en sont pas moins destructeurs.  J’y ajouterais l’inquiétude que j’éprouve tout autant, à l’inverse, devant le retour en force du naturalisme qui nourrit aussi bien l’intégrisme écologique qui fait préférer le loup ou l’ours sauvages aux bergers et à leurs moutons qu’un autre intégrisme libéral qui tient le marché non pour une construction de l’esprit mais pour une loi indiscutable de la nature, c’est à dire l’idée de « la main invisible » poussée jusqu’au bout de sa logique. Mais l’extrémisme naturaliste occulte le fait que la nature est inhumaine et impitoyable. Nos sociétés vont-elles ériger en valeur morale la sélection naturelle? Etonnons-nous après du retour de la sauvagerie.

C’est une vieille leçon de l'histoire : tout ce qui est poussée à l'extrémité de sa logique, fusse l'idée la plus généreuse, devient destructeur, voire meurtrier. Mais nous vivons sous l'emprise d'une pensée pour laquelle l'histoire n'a aucune valeur, rien à nous apprendre: l’idéologie du Nouveau Monde qui n'est rien d'autre que le nouveau nom de la vieille idéologie de la table rase. Et nous devrions nous rappeler que celle-ci finit toujours mal.

Vous écrivez "Pour le meilleur et pour le pire, ce sont les idées et les sentiments qui gouvernent nos vies". En donnant ainsi un rôle central aux idée dans la situation actuelle de l'Occident, quelles ont été les causes de l'érosion d'une forme de consensus post 45, de Keynes à Beveridge, de Attlee à Roosevelt, en passant par le Général de Gaulle, d'une maîtrise du libéralisme par l'Etat comme réaction à la crise des années 30 ?

L'Occident avait tiré de grandes leçons des crises des années 30, ce qui nous a valu ce que l'on nomme « les 30 glorieuses ». Petite parenthèse peut-être au regard de la longue durée mais qui nous a appris que l'on pouvait humaniser, socialiser, canaliser le capitalisme sans briser sa force créatrice. À partir des années 80, l'Occident a jeté toutes ces leçons aux orties. C’est ce que nous avons fait, par exemple, en lâchant la bride à la finance alors que nous savions que les grandes crises financières se répétaient périodiquement en obéissant toujours aux mêmes mécanismes. Il faut je crois en chercher la cause principale dans l'irruption à partir de 1968 de la pensée libéralo-libertaire qui, au fur et à mesure que la génération des étudiants de 68 va occuper, à partir des années 80, les postes de responsabilité, va très vite glisser du registre des mœurs à tous les registres de la vie sociale, de l'école à l'économie. À ce jusqu'au-boutisme nihiliste de l'émancipation totale de la famille, de la morale, de la société, de la nation, de la civilisation, nous devons, non seulement l'acharnement au désenracinement qui produit la crise identitaire, l'obstination au démantèlement des solidarités sociales et civiques qui produit la balkanisation des sociétés, le communautarisme  et le tribalisme, la tyrannie de l'utilitarisme et du relativisme, mais aussi l’expulsion de l'économie du domaine de la morale. Grâce à quoi on a ressuscité les vieilles contradictions du capitalisme financier dont Marx avait bien perçu le caractère destructeur pour le capitalisme. On en a même oublié une leçon bien plus ancienne qui est dans toute l'histoire du capitalisme depuis le XIVe siècle : il n'y a jamais eu de capitalisme prospère sans un État fort.

L'expression anglo-saxonne servant à désigner la mondialisation "a Rule-Base globalization", basée sur des règles, tout comme une Union Européenne basée elle même sur des règles, démontrent l'importance prise par les "règles" sur nos vies. Quel est le risque d'une telle approche et en quoi est-elle la source d'une dépolitisation de nos démocraties ? 

C'est la conséquence la plus évidente la plus dangereuse du jusqu'au-boutisme émancipateur qui s'est donné pour but ultime la dépolitisation de l'économie et de la société, de la liquidation de l’Etat et qui conduit à évincer de l'histoire la volonté humaine pour tout mettre en pilotage automatique.  L’Union européenne est le cas le plus caricatural. Ce qui aboutit, puisqu'il faut tout prévoir à l'avance, tout codifier, à l'hyperinflation des règles.  Ce phénomène n'est pas la cause mais la conséquence de l'idéologie de la dépolitisation. Il débouche sur une déshumanisation de la société parce que la règle n’a pas de conscience et donc pas de cas de conscience et parce qu'elle ne peut pas trancher la contradiction entre plusieurs préoccupations également légitimes. Cette invasion de la règle dans la vie économique et sociale s’accompagne d’un phénomène de déresponsabilisation puisque ceux qui sont chargés de fait respecter les règles sont des autorités indépendantes qui n’ont de compta rendre à personne. Et on a oublié que lorsque ceux qui souffrent ne peuvent plus demander de compta à personne, ils ne leur restent plus que la violence aveugle pour essayer d’infléchir le cours des choses. Nous n'en sommes pas loin.

Selon un sondage IFOP pour Atlantico, si 41% des Français se sentent éloignés d'un état d'esprit nationaliste, 41% s'en déclarent proches. Au regard des bouleversements politiques connus par l'Occident au cours de ces dernières années, de Donald Trump au Brexit en passant par la situation italienne- percevez vous le retour de la nation comme inéluctable ? Le retour de la nation est-il synonyme du retour du politique, et comment un tel retour doit-il s'opérer pour en écarter les risques ?

Toutes les enquêtes et les résultats électoraux dans les pays occidentaux montrent la même chose: de plus en plus de gens n’hésitent plus à exprimer leur proximité avec des idées qualifiées tantôt de nationalistes, de souverainistes ou de populistes. Le sentiment d’un aplatissement du monde, d’uniformisation, la montée des insécurités économiques, sociales et culturelles suscitent une demande de nation, de frontière, d’enracinement. C’est une révolte contre la politique, l’économie, le droit hors sol et hors temps, contre les dérives de la religion de l’universel et de celle du particulier. Mais la révolte des identités brimées est toujours violente et la stratégie qui consiste, au lieu de s’attaquer aux causes profondes des fractures et des souffrances, à se contenter d’opposer le camp du bien, internationaliste, et le camp du mal, nationaliste, risque de très mal tourner.

Dans quelle mesure cette question de la nation a-t-elle pu "entrer en concurrence" avec la construction européenne, qui a pu parfois être présentée comme "Une France en grand". Quel constat dresser cette idée ?

L’union européenne a très nettement pris dans les années 80 un tournant inspiré ouvertement par une idéologie de la table rase des histoires et des cultures. Ses partisans n’ont reculé devant aucun mensonge dont celui qui prétendait que les nations seraient plus fortes avec une Europe qui programmait leur fin, ou encore, en France que « l’Europe serait une France en grand » ce dont il était évident que nos partenaires ne voudraient jamais: imagine-t-on l’Allemagne ou la Suède dans une France en grand? Le résultat, nous l’avons sous les yeux: l’Union européenne, hors sol et hors temps, entreprise de dépolitisation et de désenracinement, défait la France et défait l’Europe, la vraie, celle de la civilisation européenne et en fait la victime expiatoire des désordre du monde. Elle attise ainsi les violences et les pulsions mauvaises qu’elle prétendait guérir à jamais.

"Ils veulent tuer l'Occident" est publié aux éditions Odile Jacob.

A lire aussi sur Atlantico, deux extraits du livre :
-
Dans la géopolitique mondiale, l’Occident est déjà mort
- Cinquante ans après Mai 68, l’acharnement à détruire qui reste de ce monde est plus fort que jamais

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