Guerre en Ukraine : quand la Russie fait planer la menace des armes nucléaires tactiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Marc Endeweld publie « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien » aux éditions du Seuil.
Marc Endeweld publie « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien » aux éditions du Seuil.
©ALEXEY NIKOLSKY / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

Marc Endeweld publie « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien » aux éditions du Seuil. Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, les commentateurs se perdent en conjectures. L’émotion sature le discours médiatique et masque les guerres secrètes qui se déroulent en coulisses du théâtre des opérations ukrainien. Dans un monde entré dans une nouvelle guerre froide, où l’énergie devient une véritable arme, les Etats-Unis, la Chine et la Russie jouent tous, à travers ce conflit, leur partition sur l’échiquier mondial du nucléaire. Extrait 2/2.

Marc Endeweld

Marc Endeweld

Marc Endeweld est journaliste indépendant, ancien grand reporter à Marianne. Il a publié plusieurs ouvrages dont "Le grand Manipulateur" (Stock, 2019) et L'ambigu Monsieur Macron (Flammarion, 2015).

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Dès le 24 février, jour de l'invasion russe de l'Ukraine, Vladimir Poutine hausse le ton : « Peu importe qui essaie de se mettre en travers de notre chemin ou [...] de créer des menaces pour notre pays et notre peuple, ils doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront telles que vous n'en avez jamais vu dans toute votre histoire. » Si le message n'était pas suffisamment clair, le président russe l'accompagne d'une hausse du niveau d'alerte des forces nucléaires russes, en instaurant « un régime spécial de service de combat ». Manière de faire peur et de dissuader États-Unis et pays européens de répliquer directement à son agression. Une forme de chantage. Ce n'est pas la première fois que Poutine sort les griffes face aux Occidentaux.

Depuis le début des tensions avec l'Ukraine, le maître du Kremlin multiplie les allusions. Dès le 7 février, à l'issue de sa rencontre avec Emmanuel Macron, il se fait menaçant lors de la conférence de presse, déclarant que, « si l'Ukraine rejoignait l'OTAN et décidait de reprendre la Crimée par la force, les pays européens seraient automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie [...] l'une des principales puissances nucléaires mondiales, supérieure à nombre de ces pays en termes de modernité des forces nucléaires ». Et si le conflit en venait à se généraliser, Poutine prévient : « Il n'y aura pas de gagnant.»

Plus inquiétant, et passé plutôt inaperçu, le projet de nouvelle Constitution biélorusse prévoit l'abandon du statut d'État non nucléaire. C'est à la fin 2021 que tout s'est joué. Le 4 novembre, la Russie et la Biélorussie approuvent une doctrine militaire communes. Elle n'est pas rendue publique mais, selon William Alberque, du centre de recherche IISS (International Institute for Strategic Studies), elle implique le changement de statut de neutralité de Minsk. Le 30 novembre, dans un entretien accordé à RT, le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, reconnaît l'annexion de la Crimée et annonce qu'il va proposer à Poutine de redéployer des armes nucléaires en Biélorussie. En février, ce dernier annonce des manoeuvres conjointes en Biélorussie. Trois jours après l'invasion russe de l'Ukraine, un référendum approuve en Biélorussie la nouvelle Constitution, où il n'est plus question ni d'État neutre ni d'État non nucléaire, autorisant de fait le déploiement d'armes nucléaires russes sur le territoire.

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Assiste-t-on à un nouvel âge nucléaire ? De fait, la déclaration de guerre de Vladimir Poutine à l'Ukraine a aggravé la violation du mémorandum de Budapest de 1994, qu'il a enfreint une première fois en 2014 avec l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass. Cette année-là, Ban Ki-moon, alors secrétaire général des Nations Unies, lance l'alerte : « Les implications sont profondes tant pour la sécurité que pour l'intégrité du régime de non-prolifération nucléaire. » En 2015, la chercheuse française Sabine Lavorel constate dans un article universitaire : « La crise ukrainienne a provoqué une fragilisation des mécanismes internationaux de non-prolifération et elle a contribué à mettre en exergue les limites des garanties de sécurité entre États,. » De fait, le régime du traité de non-prolifération n'a pas empêché la prolifération nucléaire dans l'après-guerre froide. Le nombre d'ogives dans les stocks militaires mondiaux augmente de nouveau. Et le traité New Start, qui limite les arsenaux nucléaires des États-Unis et de la Russie, reste, entre les deux puissances, le seul accord de désarmement nucléaire en vigueur, après sa prolongation en février 2021. Il expirera toutefois en 2026.

Le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a lui-même tiré la sonnette d'alarme en décembre 2021 dans une tribune. « Compte tenu du stockage de plus de 13 000 armes nucléaires dans les arsenaux du monde entier, combien de temps notre chance peut-elle durer ? [...] L'anéantissement nucléaire est une épée de Damoclès : il suffirait d'un malentendu ou d'une erreur d'appréciation pour entraîner non seulement la souffrance et la mort à une échelle effroyable, mais aussi la fin de toute vie sur Terre. »

Le 23 mars, dans Responsible Statecraft, Joe Cirincione, spécialiste des armes de destruction massive, remarque : « Vladimir Poutine n'a pas à utiliser l'arme atomique s'il gagne sa guerre en Ukraine. Utiliser l'arme nucléaire serait l'acte d'un perdant. C'est une action désespérée. » Et d'ajouter, inquiet, que Poutine pourrait finale-ment se résoudre à une telle extrémité pour se sortir de son offensive qui se trouve alors « au point mort ». Joe Cirincione va plus loin dans sa démonstration. Il estime : « La sécurité nationale de la Russie n'est pas menacée par l'échec de l'invasion brutale par la Russie de l'Ukraine.

Mais la sécurité de Poutine l'est. Cela pourrait l'amener à intensifier le conflit en multipliant les bombardements sur les villes ukrainiennes, à lancer de larges cyberattaques, utiliser des armes chimiques comme le chlore ou même les armes nucléaires. »

Et le spécialiste de rappeler que la Russie utilise déjà des armes très offensives sur le théâtre ukrainien, en l'occurrence des missiles hypersoniques, parmi les plus redoutables au monde. L'usage d'armes nucléaires reviendrait à briser un tabou vieux de soixante-dix-sept ans, et nous ramènerait à août 1945, quand le président américain Harry Truman décida de lancer, à quelques jours d'intervalle, deux bombes atomiques, Little Boy et Fat Man, sur les villes japonaises d'Hiroshima et de Nagasaki. L'« ère nucléaire » a donc été inaugurée dans l'horreur, et la guerre froide qui a suivi a vu les deux géants qu'étaient les États-Unis d'Amérique et l'Union soviétique se lancer dans une folle course à l'armement. Dans l'atmosphère terrestre, le dernier champignon atomique a éclos en 1980, lors d'un test chinois. Les États-Unis ont interrompu leur campagne de tests atmo-sphériques en 1962.

Mais, ces dernières années, tout indique un retour aux ogives à faible puissance, dites charges « tactiques », pouvant être utilisées sur un champ de bataille. Cirincione pointe l'évolution de la doctrine russe de dissuasion nucléaire vers cet usage, mais rappelle également que, même aux États-Unis, certains experts de la défense sont devenus des promoteurs zélés d'un tel recours. Il cite notamment l'activisme dans ce domaine de Frank Miller, un haut cadre du Pentagone, un temps conseiller du président George W. Bush. Au détour de cet article, on apprend ainsi que les États-Unis ont décidé depuis une décennie d'intégrer les armes nucléaires tactiques au sein de l'arsenal utilisable dans les plans de guerre conventionnelle.

Les promoteurs de telles armes nucléaires « tactiques » ont perdu de vue leur potentiel destructeur. À partir de 2018, l'administration Trump décide ainsi d'adapter les ogives W76 dans une version de « faible puissance », de 5 à 7 kilotonnes. En comparaison, Little Boy, lancée sur Hiroshima, avait une puissance entre 13 et 16 kilotonnes ; ou, plus frappant encore, la bombe conventionnelle (donc non nucléaire) la plus puissante actuellement incluse dans l'arsenal américain, surnommée « la mère de toutes les bombes », la GBU-43/B Massive Ordnance Air Blast, ne représente que 11 tonnes de TNT, soit un cinquantième de la puissance de ces nouvelles bombes nucléaires américaines à « faible puissance ». Autant dire que ces armes nucléaires « tactiques » peuvent faire de sacrés dégâts.

Ces ogives de « faible puissance », appelées « W76-2 », commencent à être discrètement fabriquées par les États-Unis en janvier 2019. La décision suscite de nombreuses critiques (feutrées) dans la communauté de la défense américaine. Six mois après le lancement de la production de ces armes, la commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis en interdit le déploiement... Un blocage de courte durée : dès février 2020, les États-Unis annoncent avoir installé cette arme à bord d'un sous-marin, en réponse au développement par la Russie d'armements similaires. « L'US Navy a déployé la tête nucléaire de faible puissance W76-2 sur un missile balistique lancé depuis un sous-marin », indique succinctement John Rood, le numéro deux du Pentagone.

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Extrait du livre de Marc Endeweld, « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien », publié aux éditions du Seuil

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