Génération incompétence : dans les coulisses de la fabuleuse incapacité du quinquennat Hollande à éviter les couacs en série<!-- --> | Atlantico.fr
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Les couacs se multiplient sous le quinquennat Hollande.
Les couacs se multiplient sous le quinquennat Hollande.
©REUTERS/Alain Jocard/Pool

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Pas un jour ou presque ne passe sans que le gouvernement commette un couac. Le dernier en date, celui du Secrétaire d'Etat aux transports Alain Vidalies mercredi à propos d'Air France, n'est pas passé inaperçu. Une série d'erreurs commise par un président et un gouvernement qui touchent tous les domaines.

Alexis Théas

Alexis Théas est haut fonctionnaire. Il s'exprime ici sous un pseudonyme.

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard est spécialiste du terrorisme et ancien enquêteur en chef pour les familles de victimes des attentats du 11 septembre 2001. Il est Président du Centre d'Analyse du Terrorisme (CAT) 

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Atlantico : Trois djihadistes Français présumés n’ont pas été arrêtés à leur retour de Syrie à la suite d’un cafouillage. La lutte anti-terroriste et plus largement la gestion des affaires intérieures fait-elle les frais d'un amateurisme grandissant ? Quelles en sont les manifestations les plus flagrantes ?

Jean-Charles Brisard :Je ne crois pas qu’on puisse parler d’amateurisme car nous avons à faire à de grands professionnels qui font un travail remarquable. En revanche, il faut qu’il y ait une vraie mobilisation de tous les services de l’Etat pour dépasser les blocages institutionnels, administratifs et parfois techniques. S'il peut exister des difficultés politiques au niveau des relations d’Etat à Etat et de la coopération institutionnelle entre services, on devrait pouvoir pallier ces obstacles par la coopération informelle, les relations intuitu personae, qui existent au sein des services.

On voit bien sur une affaire assez simple comme celle du retour en France de trois djihadistes présumés que les mécanismes de coopération ont été défaillants. Un échange informel d’informations avec nos homologues Turcs aurait aidé. Prenez l’exemple des attentats de Madrid en 2004 : 90 % des personnes impliquées dans ces attentats étaient connues des services de renseignement européens, mais tous n'avaient pas connaissance des mêmes informations. On a souligné à l'époque le manque d'échanges systématiques entre services. À l'heure où se multiplient les menaces contre l'Europe, et que nous sommes en guerre contre des organisations terroristes, la nécessité est d’assurer une coopération permanente sur des dossiers aussi importants que ceux-là. Il faudrait notamment multiplier la création de postes de la DGSI dans les ambassades françaises à l’étranger dans les pays sensibles afin d'assurer un suivi des dossiers traités par les homologues étrangers. Les moyens techniques existent, et sont sans doute insuffisants comme le montre la panne du système Cheops, mais le problème est aussi humain. Les services manquent de moyen humains et ils seront bientôt  débordés par l'ampleur du phénomène djihadiste. Ils travaillent à flux tendu. Les mêmes difficultés se posent pour l'autorité judiciaire.

Jean Petaux : Je crois qu’il faut savoir raison garder et ne pas faire une généralité d’une situation particulière. En matière de lutte contre le terrorisme les succès sont extrêmement nombreux et, par définition, peu connus ou peu médiatisés. J’aurais tendance à dire que c’est tant mieux d’ailleurs car cela garantit le renouvellement de ces succès  à l’avenir. Il reste que la conséquence de cela c’est que l’on a tendance à n’évoquer que les "loupés" ou les "bavures"… A l’évidence ces trois individus ne sont pas des chefs de guerre. Au point qu’ils ont choisi de se présenter à une gendarmerie, hier matin, pour être entendus, et que semble-t-il cette gendarmerie n’était pas encore ouverte quand ils ont voulu y entrer. Je doute fort que des "djihadistes" préparant un attentat sur le sol national agissent ainsi

Il y a une succession de "plantages" dans ce dossier particulier. Et comme souvent d’ailleurs dans ce genre d’affaires, c’est l’accumulation de ces "ratés" qui aboutit à une situation grotesque. Je ne dirai en aucun cas que la gestion des affaires intérieures est placée sous le signe d’un "amateurisme grandissant". Ce serait faire injure à tous ceux qui risquent leur vie dans les différents services de la sécurité intérieure, qui se dépensent sans compter pour protéger leurs concitoyens lesquels sont trop souvent d’une ingratitude insigne par rapport à ce travail. De ce point de vue il y a une vraie continuité de l’Etat entre toutes les équipes gouvernementales au pouvoir, depuis des décennies, qui font confiance à de grands professionnels de la sécurité ayant souvent un sens de l’Etat  et de leurs responsabilités très supérieur à la moyenne. Quant au ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, même ses opposants politiques le louent unanimement pour son sérieux, son travail et son professionnalisme. C’est un des rares ministres à n’avoir jamais fait de sortie médiatique incontrôlée… Ce n’est pas parce que trois pauvres types s’offrent leur misérable petit quart d’heure de célébrité warholien avec la complicité d’avocats qui convoquent 5 télés et 10 radios pour se faire de la publicité à peu de frais que la lutte anti-terroriste est réduite à zéro et que le ministre qui la conduit politiquement, en première ligne, doit être voué aux gémonies.

De nombreux couacs agitent le gouvernement depuis le début du quinquennat. Ainsi, des annonces faites par le Premier ministre ou un ministre sont régulièrement contredites par un autre ministre peu de temps après comme Manuel Valls en juin qui contredisait Ségolène Royal sur la hausse du prix de l’électricité à l’automne. Comment expliquer que le gouvernement socialiste soit confronté aussi fréquemment à ces sorties de route et à ces couacs ? Est­-ce inédit ?

Alexis Théa :Non, je ne suis pas sûr que ce phénomène soit propre au gouvernement socialiste. Souvenons-nous pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, les couacs à répétition, Fadela Amara qualifiant le projet de loi sur les tests ADN de "dégueulasses", les désaccords entre Roseline Bachelot et Rama Yade, entre Kouchner et Hortefeux... Et les prises de paroles de certains ministres contre le président de la République lui­-même, par exemple en 2007 sur l'accueil de Kadhafi à Paris ou Chantal Jouanno se désolidarisant du président de la République au sujet de l'abandon de la taxe carbone. A l'époque de Jacques Chirac, ce n'était pas mieux: on se souvient d'un 14 juillet 2004, le chef de l'Etat fustigeant son ministre de l'économie et des finances, Nicolas Sarkozy, qui avait lui même fait savoir son désaccord avec le chef de l'Etat sur les crédits de la défense... Tout cela tient plus à l''affaiblissement d'un certain sens de l'Etat et solidarité gouvernementale. Les carrières individuelles, l'esprit de carriérisme semblent l'emporter sur le sens de l'intérêt général.

Jean Petaux : Vous abordez ici un tout autre problème et il n’est plus question de sécurité intérieure d’ailleurs mais plutôt d’insécurité gouvernementale… Heureusement c’est moins grave et plus anecdotique. Tout d'abord, il faut bien noter que ces couacs n’ont rien d’inédit. Simplement on a tendance à les oublier ce qui tendrait à prouver leur insignifiance. Depuis le temps que je m’intéresse à la vie politique en France j’ai le souvenir d’en avoir toujours connu. Même sous le général de Gaulle des personnalités aussi "sérieuses" que Michel Debré, Premier ministre ; Alain Peyrefitte qui occupa plusieurs portefeuilles stratégiques jusqu’à celui de l’éducation nationale en mai 1968 (où il fut particulièrement malheureux et mauvais…) ; Michel Poniatowski, Jean Lecanuet plus tard sous Giscard ont multiplié les "embardées" et autres « sorties de route ».

Sous les présidences Mitterrand cela devint quasiment un sport régulier. Au point, on l’a oublié, qu’un "célèbre hebdomadaire satirique paraissant le mercredi" (Le Canard enchaîné, ndlr) publiait dans sa non moins célèbre "Mare" les commentaires particulièrement cruels du président de la République lui-même notant et évaluant ses ministres avec une méchanceté dont il était le seul à avoir le secret. Sous Jacques Chirac, son propre Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, entre 2002 et 2005 pris sous les tirs croisés de Villepin et Sarkozy, sortait une ineptie par semaine…

Mais si tous ces couacs n’ont rien d’inédit et constitue le pain quotidien du "rubricard parlementaire", le journaliste qui tient la chronique quotidienne des faits et gestes gouvernementaux et législatifs, je pense qu’ils s’accélèrent et s’accumulent. Pour au moins trois raisons : une médiocrité attestée d’une bonne partie des ministres mal préparés, mal formés, incultes (non seulement en termes de culture générale mais également en termes de culture politique… ce qui est bien plus grave) ; une pression croissante de la part de l’environnement politico-socio-médiatique ; une accélération du rythme des réactions obligeant à courir d’un incendie à l’autre sans aucune coordination, sans aucune stratégie d’ensemble. Sur ce point, lorsque des Premiers ministres tels qu’Alain Juppé entre 1995 et 1997 ont voulu maitriser la communication gouvernementale ils ont vite été accusés de "verrouillage" ou de "cadenassage".

Lors du quinquennat précédent, du fait de l’hyper-présidence et de l’effacement quasi-autiste d’un Premier ministre relégué au statut peu enviable de "collaborateur du président", les couacs ministériels étaient peut-être moins nombreux. Encore que Rama Yade piquant sa crise contre la présence de Khadafi ; Rachida Dati multipliant les provocations médiatiques ; Fadela Amara s’insultant avec sa ministre de tutelle Christine Boutin et Martin Hirsch menaçant d’en venir aux mains avec Eric Besson ça avait quand même un certain charme… Sans oublier Michèle Alliot-Marie proposant à Ben Ali une expertise policière en matière de gestion des manifestations, trois semaines après le déclenchement de la Révolution de Jasmin : ce n’était pas un couac, c’était plus sûrement une grave faute, au moins d’appréciation de la situation…

Mais avec Sarkozy si les couacs ministériels ont semblé plus limités en nombre, ceux du président lui-même ont fait plus de bruit entre le "Descends, viens le dire ici" et le "Casse-toi pauv’ con" abondamment amplifiés puisqu’ils n’avaient pas besoin d’être déformés, se suffisant à eux-mêmes. Finalement, comme s’il fallait ramener tout cela à sa juste proportion, on peut considérer que les couacs sont les chaos que subit la diligence brinquebalante qui avance quand même, malgré tout. Là où cela devient carrément ennuyeux c’est lorsque les couacs demeurent et que le char(iot) de l’Etat est pratiquement arrêté. Dans ce cas-là on peut, sans risque d’être démenti, considérer qu’on cumule les mauvais points…

Quelle responsabilité la façon dont François Hollande gouverne porte­-t-elle dans ce phénomène ?

Alexis Théa :La réponse me semble être contenue dans votre question. Le fait que François Hollande "gouverne" est une ineptie. Le chef de l'Etat a pour mission d'incarner la Nation, de donner un cap, pas de gouverner, de diriger la politique de la France au quotidien. La Constitution précise bel et bien dans son article 20 que le Premier ministre et lui seul dirige le Gouvernement. Le Président, en communiquant tous les jours, en tenant des séances d'arbitrage sur tous les sujets, en annonçant les nouvelles mesures, se substitue en permanence au Premier ministre. Tout le monde en sort affaibli. Le chef de l'Etat perd son autorité en apparaissant comme un touche-­à-­tout, exactement comme son prédécesseur. En plus, il affaiblit son Premier ministre dont la vocation, le positionnement, sont fragilisés par l'omniprésence présidentielle. Bref, cette confusion des rôles, qui n'est pas nouvelle, favorise une pagaille monstre, et le désordre dans la vie du gouvernement qu'illustre la mauvaise habitude du chef de l'Etat d'envoyer ses instructions par SMS. Hollande avait annoncé dès son installation qu'il ne tolérerait pas, contrairement à Sarkozy, le moindre manquement à la solidarité gouvernementale. Manquant de fermeté face aux dérapages de ses ministres, il a totalement échoué à cet égard.

Jean Petaux : Tout d'abord, il faut souligner que François Hollande, je vous le rappelle, ne "gouverne" pas, il "préside". On peut, bien évidemment, me répondre qu’il s’agit-là de nuances sémantiques et, qu’au fond, tout cela se confond. Mais, au regard de la lettre constitutionnelle et du rôle des uns et des autres, ce n’est pas du tout la même chose. François Hollande ne porte pas de responsabilité particulière dans la "multiplication des couacs". Pas plus que Nicolas Sarkozy n’en portait une. Dans les deux cas, la confusion entre le positionnement sur la scène politique de celui qui est censé présider (Sarkozy ou Hollande) et ceux qui sont censés gouverner (Fillon, Ayrault, Valls) induit une sorte de diarchie préjudiciable à la clarté du message. La polyphonie menace surtout si le chœur des ministres se met en branle.

Il est un fait troublant et significatif : il y a beaucoup moins de couacs dans les périodes de cohabitation. Parce que, tout simplement, dans ces moments-là, le Premier ministre gouverne vraiment et le président préside. Le chef de la majorité parlementaire, Premier ministre, fait régner une discipline de fer parmi ses ministres d’autant plus enclins (obligés) à parler d’une seule voix que l’ennemi, l’adversaire, le chef de l’Etat est là, tapi, à même de récupérer la première faute de placement et la première bévue commise. Même entre 1993 et 1995 alors que le torchon brûlait entre Balladuriens et Chiraquiens, cela ne s’est pas tellement vu au niveau gouvernemental. Ce n’est pas que les ministres étaient meilleurs que ceux d’aujourd’hui (Millon, Léotard, Toubon, Bayrou, Pasqua, ont commis quelques séries de bourdes grossières à l’époque) c’est qu’ils étaient sous la menace du feu élyséen (même si, compte tenu des circonstances, la puissance de François Mitterrand était singulièrement amoindrie).

Alors qu’Alain Vidalies à été contredit ce mercredi matin par un porte­ parole d'Air France à la suite de son annonce jugée "prématurée" sur l’enterrement de l’extension de la filiale low cost Transavia, le gouvernement apparaît­-il encore comme un partenaire crédible ?

Jean Petaux : Non, le gouvernement n’est absolument pas crédible dans cette affaire. Cette grève n’est soutenue par personne. Elle n’est absolument pas populaire dans l’opinion. Les dirigeants de la droite ne la condamne pas parce que les pilotes votent très majoritairement à droite. Les grandes âmes de la gauche "radicale" toujours promptes à défendre les droits fondamentaux des travailleurs, sont incapables de dénoncer une grève tout simplement parce qu’elle est une grève et donc, forcément, noble. Alors qu’il s’agit d’une réaction purement corporatiste de privilégiés nantis. Et le gouvernement, pour d’obscures raisons qui n’appartiennent sans doute qu’au cerveau embrumé d’un conseiller technique prisonnier de ses réseaux affinitaires et des lobbies professionnels, pousse à l’arrêt d’un projet sans doute salutaire pour la compagnie Air France. C’est à l’aune de ce genre de capitulation en rase campagne qu’on rend impossible la nécessaire réforme d’une société bloquée. Au train où vont les choses on ne tardera pas à voir le gouvernement défendre les droits des "travailleurs du football" s’ils se mettent en grève parce qu’il serait à tout le moins logique de les imposer à 90% et de redistribuer ces salaires mirifiques versés à des cervelles de piafs. Même dans ce cas-là il n’est pas dit que le gouvernement ne reculerait pas… Il l’a d’ailleurs à moitié fait sous les premières protestations, il y a un an, de Monsieur Thiriez, qui fut, dans son jeune temps, conseiller technique au cabinet du ministre d’Etat ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, Gaston Defferre, de 1981 à 1984. « Sic transit gloria mundi… ».

Alexis Théa : Oui, c'est encore une maladresse supplémentaire ! Là on n'est pas dans le manquement à la solidarité gouvernementale mais dans l'amateurisme, le manque de prudence et de professionnalisme. Il est incompréhensible que le ministre ait pu faire cette annonce sans avoir au préalable consulté les responsables d'Air France. Cela fait mal sur un sujet qui touche d'aussi près les Français que la grève d'Air France. De même, le secrétaire d'Etat aux anciens combattants avait annoncé l'an dernier prématurément la libération de la famille d'otages français au Nigéria. Les membres du gouvernement cherchent à exister à tout prix en saisissant le moindre prétexte pour communiquer à tort et à travers. Cette attitude qui discrédite le gouvernement est impardonnable et ce genre d'erreur devrait entraîner la démission de celui qui en est l'auteur. Un ministre dont la parole engage l'Etat n'a pas le droit de commettre de telles bévues.

Sur la question de la fiscalité, le gouvernement ne semble guère briller non plus. Ainsi, le gouvernement n’a pas eu le temps de calculer le nombre de foyers fiscaux qui allaient bénéficier de la suppression de la première tranche d’impôt sur le revenu. Comment interpréter ce dysfonctionnement ? Faut­-il y voir la marque d'un désengagement voire d'un défaut de loyauté de Bercy ?

Alexis Théa :Non, je ne vois pas pourquoi on accuserait Bercy de déloyauté. Le métier des hauts fonctionnaires et de leurs collaborateurs est d'appliquer une politique. Le contenu leur est indifférent dans l'exercice de leur mission. En revanche, la haute administration n'est pas toujours adaptée pour suivre le rythme des annonces politiques. "L'intendance suivra", non, c'est trop facile. La déclaration politique du Premier ministre sur la suppression de la première tranche d'impôt sur le revenu est récente, elle n'a pas forcément fait l'objet d'une préparation et d'une concertation préalable avec les services de Bercy. On peut penser que ceux­-ci ont été pris au dépourvu et n'ont pas eu les moyens de procéder à un calcul relativement complexe.

Jean Petaux : La logique du soupçon selon laquelle l’administration comploterait contre les politiques est largement partagée par les équipes politiques, quelque soit leur couleur au demeurant. C’est un argument extrêmement commode qui consiste à rejeter son incompétence et son incapacité à bien faire sur d’autres… Tel acteur politique de droite aura vite fait d’accuser ces "fonctionnaires fainéants, tous syndiqués et tous de gauche  qui font tout pour faire capoter l’action gouvernementale" ; tel acteur politique de gauche arrivé au pouvoir considérera que "le grand capital a maintenu ses relais dans la haute fonction publique et qu’entre énarques on ne tire jamais contre son camp et ses intérêts"… Bref : le soupçon et le complot sont les cache-sexes de l’impuissance à gouverner. Il faut être plus sérieux : la loyauté n’est pas en cause.

Les dysfonctionnements ne procèdent pas d’une trahison des services, ils procèdent de l’accumulation de micro-actes qui se coagulent entre eux : 1) une demande politique mal exprimée / 2) une réponse confuse et souvent fondée sur ce que les chercheurs américains appellent une "dépendance au sentier" très forte (on repasse toujours au même endroit, comme les chèvres en montagne) et qui résulte d’une paresse intellectuelle récurrente et partagée / 3) une absence totale d’imagination / 4) une urgence à tous les étages qui fait exploser toutes les procédures de sécurité des textes /  5) une incapacité à tenir une position ferme et stable /  6) un commanditaire politique velléitaire, lâche et susceptible de changer dix fois sa demande et qui finira par se rallier au dernier avis entendu. J’ai même vu certaines fois, dans leur véhicule de fonction, des ministres demander à leur chauffeur ce qu’ils pensaient de telle ou telle décision et changer d’avis en fonction de la réponse du chauffeur au grand dam de tous les conseillers techniques qui planchaient sur le dossier depuis des jours et des jours. Rien de nouveau d’ailleurs sous le soleil : Louis XI n’écoutait-il pas que son barbier ?… Il est vrai que ce dernier avait la gorge du roi tous les jours au bord de sa lame de rasoir !

Saisi à 47 reprises sur des lois et règlements depuis le printemps 2012, le Conseil constitutionnel a retoqué ou invalidé 25 textes, plus d’un sur deux. François Hollande fait­-il les frais d'un défaut de compétence dans son administration ? La situation s'est­-elle particulièrement dégradée ?

Jean Petaux : Ma réponse va vous paraître paradoxale. D’abord il me semble qu’il faudrait comparer, à période identique, la situation actuelle avec celle du quinquennat précédent. J’ai le souvenir de quelques lois, y compris certaines très ambitieuses comme la fameuse "éco-taxe" qui ont, aussi, explosé "rue Montpensier" (au Conseil constitutionnel). Je ne pense pas que le défaut de compétence de "l’administration Hollande" (expression qui n’a pas de sens d’ailleurs, contrairement aux USA où le "spoil system" est la règle et où on parle à raison "d’administration Bush" ou "d’administration Obama") entre en ligne de compte. En réalité tous les meilleurs observateurs de la vie politique, parlementaire et institutionnelle française dénoncent depuis plusieurs décennies deux choses en ce qui concerne "l’art de légiférer" : trop de lois sont votées d’une part et ces lois sont trop "bavardes" d’autre part. Marceau Long, haut fonctionnaire, grand spécialiste du droit administratif, secrétaire général du gouvernement sous Giscard puis sous Mitterrand, premier vice-président du Conseil d’Etat, a dénoncé à longueur de textes lumineux, cette inflation législative et juridictionnelle dangereuse et paralysante.

La plupart du temps parce qu’un obscur secrétaire d’Etat veut laisser son nom à la postérité dans un texte de loi dont, 8 fois sur 10, les décrets d’application ne seront jamais publiés. Comme si la quantité délirante de lois votées ne suffisait pas, leur qualité juridique est de moins en moins attestée et vérifiée. Une loi comme la loi "ALUR" dont on a tant parlé ces dernières semaines parce que son auteur, Cécile Duflot, a hurlé à son "dépeçage" comporte 177 articles ( !...). Si ce n’était qu’une usine à gaz, ce serait déjà idiot mais cela pourrait apparaître comme une alternative à l’exploitation du gaz de schiste, c’est surtout un texte littéralement inapplicable qui porte en lui-même son propre agent paralysant. Inversement, une loi comme la loi Ferry (Luc) du 15 mars 2004 qui a cherché à légiférer sur le port des signes religieux ostentatoires à l’école n’a peut-être pas tout résolu, elle n’est peut-être pas parfaite, elle engendre certainement des débats interminables sur le sens du mot "ostentatoire" mais elle ne comporte qu’un seul article et, pour cela, c’est une bonne loi. Si l’on ajoute à cette inflation verbeuse des lois (d’aucuns parlent à juste raison de logorrhée législative) une volonté croissante du Conseil constitutionnel d’assumer son rôle de gardien de la constitutionnalité des lois, rôle qui n’a cessé de se développer depuis la très fameuse décision du 16 juillet 1971, "Liberté d’association", on a tous les ingrédients pour que les textes législatifs soient tirés à vue, comme au "ball-trap".

L’erreur serait d’y voir un règlement de compte politique. Nicolas Sarkozy jamais en reste d’une paranoïa (pour ce que l’on a pu constater ces derniers mois, le traitement subi depuis mai 2012 a produit peu d’effets sur le "patient") considérait que les soucis que lui causait le Conseil constitutionnel tenaient largement à la détestation tenace que lui vouait Jean-Louis Debré, son président. Si celui-ci ne s’est pas interdit quelques mesquineries à l’égard du président Sarkozy, y compris lors de sa cérémonie d’investiture en mai 2007, c’est réduire le Conseil constitutionnel à bien peu de chose que de penser cela. En vérité le Conseil agit avec un vrai professionnalisme et une rigueur toute juridique. Si les lois sont "retoquées" comme on dit c’est qu’elles sont mal faites, mal construites, mal écrites et pas vérifiées dans leur conformité à la constitution. Mais il ne faut pas, non plus exclure totalement la ruse, un tantinet perverse, des politiques.

En janvier 1994 j’ai été témoin de la réaction du Premier ministre de l’époque (Edouard Balladur) et d’une partie de son gouvernement, lors de l’annonce de l’annulation par le Conseil constitutionnel du titre 1 de la loi Bayrou portant sur la réforme de la loi Falloux. Cette loi Bayrou était destinée à mettre dans la rue, trois jours plus tard, le 16 janvier 1994, près de 1 million de militants laïcs entre Bastille et Nation, hostile à ses dispositions destinées à aider l’enseignement privé. Secrètement, Edouard Balladur qui nourrissait bien évidemment déjà une ambition présidentielle intense et de moins en moins rentrée, espérait que les neuf Sages de la rue Montpensier tireraient le tapis sous les pieds des manifestants de gauche en détruisant la loi Bayrou. Ils la torpillèrent en effet. Balladur en fut très heureux. Mais la manifestation monstre eut quand même lieu. Preuve que le Conseil constitutionnel peut avoir "bon dos" : il fonctionne comme une sorte de nettoyeur, en faisant le "sale boulot" et en débarrassant parfois l’arsenal juridique de textes de loi que la couardise gouvernementale n’aura pas su refuser à quelques électeurs… ou groupes de pression.

Alexis Théa : Je crois que c'est tout autre chose. Ce phénomène est en effet extrêmement préoccupant car il est la marque flagrante de l'impuissance publique croissante et du déclin du pouvoir politique. Le Conseil constitutionnel ne cesse de développer une jurisprudence extrêmement contraignante pour le législateur en s'appuyant notamment sur le principe de l'égalité. Ce fut le cas par exemple lorsqu'il a censuré la baisse des cotisations sociales pour les bas revenus. Les cabinets et services ministériels sont constamment à s'interroger, dans le travail de préparation des lois, sur le risque de censure constitutionnelle. Ils font tout ce qui peuvent pour s'en prémunir, au prix d'une auto-censure permanente. Cependant, cette jurisprudence est souvent imprévisible. Elle marque un véritable "coup d'Etat" permanent du Conseil constitutionnel qui remet en cause le pouvoir du Parlement, la souveraineté du suffrage universel et donc la démocratie. N'importe quel pouvoir politique responsable et lucide devrait se pencher sur cette question fondamentale.

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