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La nomenklatura culturelle française doit cesser d'ignorer notre patrimoine gastronomique
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Elitisme

La gastronomie française a été récemment ajoutée au patrimoine mondial culturel immatériel de l'humanité par l'UNESCO. Pourtant, elle reste méprisée par l'élite française. Francis Chevrier revient sur ce paradoxe, et l'opportunité qu'offre la reconnaissance de l'UNESCO, dans son livre "Notre gastronomie est une culture". Seconde partie.

Francis Chevrier

Francis Chevrier

Francis Chevrier a créé et dirige l'Institut Européen d'Histoire et des Culture de l'Alimentation,  l'origine de la démarche de l'inscription de la gastronomie française au patrimoine de l'humanité de l'UNESCO.

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Malgré ces récents signes d’intérêt et de curiosité, il reste clair que, sur la longue durée, la gastronomie n’a jamais joui des faveurs des élites intellectuelles. Philosophe et savants y voyaient au mieux un objet vil, en aucun cas digne d’étude, au pire la manifestation d’un vice, d’une voie assurée pour la damnation.

Les élites intellectuelles et culturelles ont rarement traité la gastronomie française comme un élément important de notre patrimoine, par manque d’ouverture d’esprit, ou plus exactement pour des raisons de fermeture d’esprit, qui conduisent à considérer comme «objet d’art» uniquement ce qui parvient à prendre ses distances avec le corps. On peut identifier une seconde raison, au demeurant pas complètement étrangère à la première, qui réside dans le fait qu’en France, toute mise en valeur et préservation de patrimoine est une compétence régalienne du ministère de la Culture. Or ce dernier est en réalité un «ministère des Beaux-Arts» qui, d’une certaine manière, usurpe son appellation de ministère de la Culture: pour la rue de Valois, la culture se résume en effet, et presque exclusivement, à ce seul domaine. Il s’agit là d’une vision assez étriquée que nous aimerions pointer ici du doigt. Une vision portée par toute une «Nomenklatura culturelle» composée de la haute administration du ministère et des corps affiliés ainsi que des très puissants syndicats du monde de la culture qui monopolisent le dialogue avec l’appareil d’État: les syndicats liés au monde du spectacle vivant ou à celui des conservateurs du patrimoine.

Les représentants de cette élite qui régit la culture en France, ceux qui déterminent unilatéralement ce qui est culture ou ce qui ne l’est pas, s’en défendront. Ils jureront la main sur le cœur que la cuisine fait évidemment partie de la culture, se révélant souvent eux-mêmes de fins connaisseurs en matière gastronomique. Cependant ils seront bien en peine de préciser les contours de la politique du ministère de la Culture en faveur de la mise en valeur des arts et du patrimoine culinaires. Et pour cause : une telle politique n’existe pas ! Au-delà des belles paroles, le seul signe tangible d’une politique – la dépense publique – fait totalement défaut : le ministère de la Culture ne consacre pas un centime à cette cause. On dépense des sommes conséquentes pour le théâtre, pour les arts plastiques, pour la musique classique et l’opéra, et d’une manière générale pour tout ce que l’élite considère comme une culture digne d’être préservée et proposée aux masses.

Mais rien n’est fait en faveur de la mise en valeur et de la sauvegarde de ce qui constitue pourtant, et ce notamment aux yeux de l’ensemble des Français, un élément majeur de notre patrimoine: notre cuisine. C’est en soi un grand paradoxe de notre « système culturel». Seul Jack Lang a pris des mesures concrètes, nous y reviendrons plus loin, pour initier une politique culturelle en faveur de la gastronomie mais ses successeurs se sont empressés de mettre un terme à cet élan et sont revenus à des sujets plus «orthodoxes ». Souvent, les membres de la «Nomenklatura culturelle » française, afin de dédouaner la rue de Valois, avanceront l’argument que la gastronomie est un domaine qui relève davantage du ministère de l’Agriculture et du Tourisme. Avec un tel raisonnement, le secteur du cinéma pourrait tout aussi logiquement se retrouver dans l’escarcelle du ministère de l’Industrie, tout comme d’ailleurs le secteur du livre ou du disque, de même que les monuments historiques pourraient aussi être sous la garde du ministère du Tourisme. Compte tenu de l’organisation du monde de la culture en France, si l’on souhaite que la gastronomie et les arts culinaires soient sérieusement identifiés comme patrimoines et traités comme tels, il faut que le ministère de la Culture se sente un minimum concerné par le sujet.

La raison de cette situation tient au fait que ce ministère est, depuis sa création en 1959, resté prisonnier d’une conception à la fois louis-quatorzienne et jacobine de la culture. Par ailleurs, le concept de démocratisation de la culture a été jusqu’à présent privilégié rue de Valois, alors que l’on aurait sans  doute dû prêter autant d’attention à celui de démocratie culturelle. Cette opposition entre démocratisation et démocratie culturelle, vieux serpent de mer pour les initiés, mérite d’être expliquée pour ceux qui s’interrogent légitimement sur l’absence de politique culturelle en faveur de la gastronomie.

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Extrait de "Notre gastronomie est une culture" de Francis Chevrier, François Bourin Editeur (juin 2011)

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