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François-Xavier Bellamy : "On nous somme de tout changer en permanence pour progresser mais sans jamais nous dire où nous allons"
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

En marche... vers où ?

Notre civilisation semble entrée, avec la modernité, dans une nouvelle ère, qui fait du mouvement la loi universelle. Si la vie est évolution, si l’économie est croissance, si la politique est progrès, tout ce qui ne se transforme pas doit disparaître, estime François-Xavier Bellamy dans son nouvel essai.

François-Xavier  Bellamy

François-Xavier Bellamy

François-Xavier Bellamy est normalien, agrégé de philosophie. Il est professeur de philosophie dans un lycée de banlieue parisienne.

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Atlantico : Le titre de votre livre, Demeure sonne comme une alternative à l'injonction "En Marche !" d'Emmanuel Macron. Alors qu'il n'était encore que ministre de l'Économie, Emmanuel Macron avait comme vous fait le constat de l'opposition à notre époque entre une tradition qui défendrait la permanence des choses et une modernité qui déroulerait son mouvement permanent. Dans un discours, Emmanuel Macron citait l'écrivain anglais G.K. Chesterton :  "les progressistes sont celles et ceux qui ont décidé de continuer à faire des erreurs ; les conservateurs sont celles et ceux qui décident à tout prix de protéger les erreurs d'hier." Et il concluait : "continuons à en [ndlr. des erreurs] commettre  résolument avec enthousiasme, parce qu'elles permettront peut-être un peu de corriger celles du passé". Emmanuel Macron n'a-t-il pas raison d'une certaine manière quand il critique le conservatisme dogmatique ? Qu'est-ce qui est selon vous le fondement d'un conservatisme éclairé, ou modéré ?

François-Xavier Bellamy : Bien sûr qu’il serait absurde de vouloir poursuivre l'existant uniquement par principe. Il y a une absurdité que tout le monde reconnaît, qui serait celle de croire que parce qu'une chose existe il faut qu'elle continue d'exister ; mais à l'inverse, il serait tout aussi absurde de croire que tout ce qui n'existe pas encore serait mieux que ce qui existe. Au fond, une seule idée serait aussi absurde que l'immobilisme de principe, ce serait celle d'être en marche par principe.

La demeure me semble contenir en elle-même un but, une activité. La demeure n'est pas seulement le fait de figer les choses. La demeure est une activité quotidienne et tous ceux qui en ont une savent que la faire vivre, l’entretenir, l'animer, nécessite un effort quotidien. Il me semble que cet effort répond profondément au besoin politique actuel. Evoquons la question écologique par exemple : prendre soin de la nature, tenter de faire en sorte que la terre demeure habitable, ce n'est pas de l'immobilisme, au contraire ; cela suppose de se montrer inventif, créatif et exigeant, en ayant en tête ce but qui donne un sens à notre effort.

Aujourd'hui, l'impression d'accélération des réformes menée par le gouvernement est réelle, la cadence est infernale, mais pourtant on a ce sentiment de stagnation, comme si rien ne changeait dans le fond malgré les promesses de renouveau. Vous décrivez ce phénomène comme un des paradoxes de notre modernité. Comment l'expliquez-vous ?

Cela me paraît logique. Du pur point de vue de la physique, le mouvement ne se vérifie que par rapport à quelque chose qui lui échappe. Si je navigue, il faut que je voie un phare et que ce dernier soit immobile pour que je puisse évaluer mon mouvement.

De la même façon dans le mouvement perpétuel qui a saisi notre société nous n'avons plus de balise de repère, ni de destination. On nous somme de tout changer en permanence, on nous répète partout la même injonction au dynamisme et à l'agilité, mais on ne nous dit pas vers où nous allons. Et si nous ne connaissons pas notre destination, comment savoir que nous nous en approchons ? Comment savons-nous que quelque chose a progressé, avancé ?

Une des questions de mobilité la plus importante de notre époque est celle de la migration. Vous notez qu'en parlant de "migrants", on occulte la réalité de toute migration, qui est nécessairement à la fois immigration et émigration, c'est-à-dire départ d'un point pour arriver à un autre. Vous critiquez donc l'expression "la migration est une chance". Au quotidien, la formule la plus employée est "l'immigration est une chance". Ne reconnaitrait-on pas implicitement que c'est le fait de venir d'ailleurs qui est une chance car qui vient d'ailleurs vient au moins de quelque part ? Le migrant est-il celui qui le croit ?

Ces expressions montrent combien nous avons un regard désincarné sur le sujet des migrations. Nous faisons comme si les individus étaient des mobiles, déplaçables à volonté dans un espace neutre, aussi indifférencié que celui de la géométrie. Mais cette perception ne correspond pas à la réalité vécue par les hommes. Nous avons tous notre univers familier. Nous pouvons le quitter bien sûr, en changer, mais cela ne nous est pas indifférent. L’ici et l’ailleurs ne sont pas équivalents, parce que nous ne nous contentons pas de nous abriter dans le monde : nous cherchons à l’habiter, et l’effort fait pour habiter engage nécessairement une différence entre le proche et le lointain.

Ainsi notre regard sur l'immigration est trop souvent l’expression d’une considération abstraite, mathématique, arithmétique de l'expérience humaine ; mais il s’agit en réalité d’un déni, d’un oubli de ce qui constitue nos vies et la condition de leur accomplissement.

Ce que vous proposez dans votre question rejoint l'interprétation passionnante du philosophe et mathématicien Olivier Rey, dans un texte intitulé "Les migrants et les manants" (Le Figaro, 1er octobre 2015), dans lequel il faisait du migrant la figure de référence du monde moderne. Nous savons que le migrant est poussé hors de chez lui par la misère et par la guerre, et pour cette raison nous ne pouvons tous nous identifier à eux ; il n’empêche que nous répétons cette affirmation historiquement et sociologiquement erronée selon laquelle "nous sommes tous des migrants". Cette phrase voudrait que la sédentarité soit une anomalie dans l'expérience humaine, ce qui est évidemment inexact et absurde.

Autre symptôme de notre incapacité à rester dans notre chambre à ne rien faire, notre époque semble mettre en valeur la mobilité de notre corps même. La démocratisation des salles de sport urbaines et des compléments alimentaires ces dernières années montre une vraie volonté de mettre au travail ce corps souvent peu mobilisé par les activités de bureau ou le pianotage devant l'écran. Mais là encore, notre corps bouge-t-il vraiment sur les tapis roulants de nos salles de sport ?

En effet, l'activité physique n'est plus requise dans la plupart de nos métiers. Du fait de la mécanisation et de la robotisation, beaucoup de travailleurs ont été soulagés de la peine physique du travail. Et par conséquent nous sommes contraints de nous trouver une activité physique de substitution, ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi, bien sûr, parce que le corps trouve sa santé dans l’activité. De ce point de vue-là, mon propos n'a jamais été d'appeler à l'immobilité ou d’exhorter à l'inertie ; ce serait contraire à la vie. Mais ce qui est très intéressant, c'est le caractère cyclique, auto-référentiel, de l’injonction contemporaine à l'activité physique, qui dépasse de très loin le simple besoin de la santé pour faire de la performance du corps, de sa vitesse, de son agilité encore une fois, un sorte de but en soi. Nous sommes fiers de courir de plus en plus vite, sans avoir nulle part où aller.

La course est devenue, au sens littéral du terme, le paradigme de nos vies quotidiennes de citadins. Nous passons nos journées à nous plaindre de courir après le temps, mais lorsque nous sortons du travail nous allons de nouveau courir en rond autour du moindre jardin public ; et le week-end, alors que nous sommes enfin libérés, nous exigeons désormais que les magasins soient ouverts le dimanche pour aller y faire… nos courses.

Vous proposez comme réponse à la question existentielle "Où va-t-on ?" une réponse somme toute simple : chez soi, dans sa maison, sa demeure. Que signifie votre proposition arrêter de loger quelque part mais habiter le monde dans lequel on vit ?

Dans ce mot de logement, on retrouve l'idée que l'homme est seulement un mobile qui se déplace dans un espace neutre, où il trouverait temporairement à se loger avant de repartir. L’idée de logement est radicalement distincte de l'expérience d'habiter le monde. Habiter le monde c'est toujours plus que se loger. Au fond depuis que l'homme a laissé des traces de son existence sur la Terre, on voit bien qu'il n'a pas seulement pour but de s'abriter. Les hommes de Lascaux ne se sont pas contentés de trouver un abri pour se protéger des intempéries. Dans les grottes où ils étaient, ils ont immédiatement ajouté quelque chose de plus, de gratuit : ces peintures, ces œuvres témoignent d’un travail singulier, celui d’habiter pleinement. L'ornement du lieu, dans son inutilité, témoigne que l'homme éprouve le besoin de se construire un chez-soi qui soit identifié non seulement aux besoins de son corps, mais aussi à une aspiration plus grande : celle de l'esprit, de l'intelligence, du regard qui veut en saisir la beauté.

Finalement, votre livre aurait-il pu s'appeler "Révolution", comme le livre d'Emmanuel Macron - après tout, une révolution est un retour au point de départ, une sorte de retour à la maison ?

Au contraire, il ne s’agit pas de rester immobile. C'est toute l’absurdité de la révolution, si elle est conforme à sa définition physique – si elle n’est qu’une agitation qui finalement nous reconduit à son point de départ. Dans cette crise politique que nous traversons à travers les récents événements politiques, il semble qu'Emmanuel Macron a effectivement fait une révolution : il nous a promis le nouveau monde, mais après les rêves de révolution on retourne évidemment au point de départ, et au pire de l'ancien monde. Il ne s'agit donc pas de faire la révolution, mais au contraire de prendre soin de l'ancien monde, le seul monde qui soit en réalité. La politique doit consister humblement à prendre soin du monde réel pour l'améliorer peu à peu. En ce sens, la demeure semble s'opposer à la révolution, parce qu'elle n'est pas une agitation stérile, mais un effort constant, patient, modeste, le souci de celui qui hérite d'un monde et qui cherche à le préserver dans ce qu'il a de meilleur.

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