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Comment, pendant des décennies, la foulée des athlètes kényans
a suscité des vocations
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Travail du molet

Les athlètes kényans règnent en maîtres dans les courses de fond, demi-fond et dans les marathons. Leurs foulées, moins conventionnelles que celles des autres coureurs, ont été la source d'inspiration de plusieurs générations de champions en herbe. Dans "Courir avec les Kényans", Adharanand Finn montre comment il a eu à cœur de caler ses foulées sur celles des hommes les plus rapides du monde (Extraits).

Adharanand Finn

Adharanand Finn

Adharanand Finn est journaliste freelance et collabore régulièrement au Guardian, à l’ Independant et au Runner’s World. Il vient récemment de remporter un 10 kilomètres à Exeter, dans le Devon, où il vit avec sa famille.

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J’ai appris l’existence des coureurs kényans au milieu des années 1980, à l’époque de mon entrée au club d’athlétisme. Ils ont semblé faire soudain leur apparition en grand nombre dans le monde du fond et du demi-fond, dominé à mes yeux par le Britannique Steve Cram et le Marocain Saïd Aouita. J’étais fan de ces deux grands rivaux, Cram à la foulée haute, au style majestueux, Aouita, plus petit, reconnaissable à son visage crispé par l’effort et à sa façon de balancer des épaules, qui brillait sur toutes les distances, du 800 au 10 000 mètres.

Mais aux Jeux olympiques de Séoul, en 1988, ce sont des Kényans qui ont remporté toutes les médailles d’or, sauf une, en fond et demi-fond masculins. Ce qui m’impressionne le plus en eux, c’est leur façon de courir. La sagesse veut que la méthode la plus efficace, surtout sur les plus longues distances, soit de courir à une cadence régulière, et la plupart des courses se déroulent de cette manière. Les Kényans, eux, ont une démarche moins conformiste. Ils prennent toujours la tête, quitte à ralentir brusquement, ou partent dès le coup de pistolet à une allure folle. J’adore alors voir les commentateurs de la télévision confondus, qui prédisent qu’un athlète kényan va trop vite, alors que celui-ci allonge encore soudain la foulée.

Je me souviens d’avoir regardé à la télévision la finale du 5 000 mètres des championnats du monde dans le séjour de notre appartement de Northampton, par une chaude soirée de la mi-août, en 1993. Ma mère ne cesse d’entrer et de sortir pour me suggérer d’aller prendre l’air dans le jardin. C’est une belle soirée, mais je suis scotché à la télé. Avant la course, le favori est Khalid Skah, le champion olympique marocain, alors que les caméras sont braquées sur un jeune Éthiopien nommé Haile Gebreselassie, qui a gagné le 5 000 et le 10 000 mètres du Championnat du monde junior l’année précédente. Les uns à côté des autres sur la ligne de départ, les athlètes regardent la caméra. Ils sourient nerveusement quand leur nom est annoncé et saluent en agitant la main.

La course démarre à une cadence infernale, les athlètes africains se succèdent en tête l’un après l’autre comme des flèches. Skah, qui a affronté et battu les Kényans plusieurs fois auparavant, suit tous ces mouvements, toujours sur les talons du coureur de tête. Le seul coureur britannique dans la course, Rob Denmark, se retrouve bientôt à la traîne loin derrière. Alors qu’il reste encore sept tours, le commentateur de la BBC, Brendan Foster, perçoit la tension.« C’est une course terrible », dit-il. Comme pour lui donner la réplique, un jeune Kényan, Ismael Kirui, se porte au premier rang et, au bout d’un tour, il a creusé un énorme écart de cinquante mètres sur tous les autres. C’est une manoeuvre suicidaire, déclare Foster. «Il n’a que dix-huit ans et pas de réelle expérience des compétitions internationales. Je crois qu’il s’est laissé un peu emporter par sa fougue.» Cloué à mon siège, j’injurie la télé alors qu’elle retransmet un moment le lancer de javelot. Lorsqu’on revient au 5 000, Kirui mène toujours.

Tour après tour, Skah et un trio d’Éthiopiens le suivent à la trace, mais ils ne comblent pas du tout leur retard. La caméra fait un zoom sur les yeux de Kirui qui, le regard fixé droit devant lui, continue de forcer l’allure avec la détermination farouche d’un animal pris en chasse. « C’est une course féroce. » Quand la cloche sonne le dernier tour, Kirui a gardé son avance. Dans l’avant-dernière ligne droite, il sprinte comme si sa vie en dépendait, mais les trois Éthiopiens ont maintenant des ailes et réduisent l’écart. À cent mètres de l’arrivée, Kirui jette un coup d’oeil par-dessus son épaule et voit la silhouette de Gebreselassie le rattraper.

L’espace d’un instant, le temps semble s’arrêter. Le dénouement est proche. Aiguillonné, frénétique, Kirui regarde à nouveau devant lui et pousse son corps épuisé à continuer : ses jambes fatiguées avalent la dernière ligne droite au sprint. Il franchit la ligne d’arrivée avec moins d’une demi-seconde d’avance sur Gebreselassie. Mais il y est arrivé. Il a gagné. Éreinté et stupéfait, il entame son tour d’honneur, le drapeau kényan de nouveau levé triomphalement. Ce soir-là, je suis allé sur la cendrée pour m’entraîner avec mon club. J’ai essayé de courir comme Kirui : regarder droit devant moi et aller aussi vite que possible dès le départ. C’est l’une des meilleures séances d’entraînement que j’aie jamais eues. D’ordinaire, si on va trop vite au début, on se demande ce qu’on va éprouver ensuite. On sent par anticipation dans son corps la douleur à venir.

En général, ça vous fait ralentir l’allure. On ménage ses forces. Mais ce soir-là, foin de précautions. Je voulais m’affranchir de ces peurs et courir librement comme un Kényan.

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Extrait de Courir avec les Kényans, JC Lattès (30 mai 2012)

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