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Les outils de restriction de liberté, comme le pass sanitaire, se sont facilement implémentés
Les outils de restriction de liberté, comme le pass sanitaire, se sont facilement implémentés
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

"Société des peurs"

Le pass sanitaire et autres mesures ont pris fin au 1er août. Mais plusieurs raisons peuvent permettre de comprendre pourquoi nous les avons tolérées aussi facilement.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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La loi promulguée le 30 juillet 2022 a abrogé expressément, à partir du 1er août 2022, les dispositions relatives à l'état d'urgence sanitaire ainsi que le régime de gestion de la crise sanitaire instauré par la loi du 31 mai 2021. Les mesures de confinement, couvre-feu, mais également de passe sanitaire ne pourront plus être édictées, sans une nouvelle loi. Comment expliquer que pendant plus de deux ans, nous ayons accepté ces restrictions sans véritablement de réaction ? 

Christophe de Voogd : Rappelons tout d’abord que la nécessité de passer par la loi a toujours été respectée, y compris pour proroger l’état d’urgence sanitaire. C’est normal et heureux, vu les prérogatives constitutionnelles du législateur en la matière. Mais ce qui veut aussi dire qu’une nouvelle loi pourra rétablir ce que la loi vient de supprimer. En tout cas, la France aura été l’une des démocraties soumises à l’un des régimes de restriction des libertés les plus sévères, sans que cela ait provoqué de vrais problèmes - sauf tardivement sur la vaccination - à la différence de l’Espagne, de l’Australie et même de l’Italie.  

Il faut bien sûr faire le part de l’effet de sidération lors de la première vague ; face à une menace nouvelle et potentiellement redoutable, on ne peut reprocher a posteriori au gouvernement une réaction forte, d’ailleurs plébiscitée alors par l’opinion. Le choix suédois de ne pas confiner du tout était plus courageux car plus risqué. Toutefois la durée excessive de l’état d’urgence, l’absurdité criante de certaines mesures comme l’interdiction d’accès espaces naturels ou « l’auto-autorisation » de sortie interrogent sur l’exception française en la matière. J’y vois l’effet cumulé de trois facteurs : 1/ la puissance excessive de l’Exécutif dans nos institutions, aussi bien vis-à vis du Parlement que du contrôle administratif et constitutionnel; 2/ du vieillissement démographique et du vote massif des seniors qui aboutit à sacrifier les intérêts des jeunes à la demande de protection de leur aînés ;  3/ de la culture invasive de « la précaution », principe constitutionnel depuis 2005, qui peut justifier, avant même tout risque avéré, des mesures liberticides dans une société ouverte à toutes les peurs. C’est bien pourquoi je considère l’introduction du pass vaccinal en janvier 2022 comme vraiment problématique, car à contretemps de l’épidémie, alors même que l’arrivée d’Omicron changeait radicalement la donne et que l’on disposait des données britanniques et danoises rassurantes sur la léthalité du nouveau variant. J’avais alors, avec quelques autres, relevé ce décalage et annoncé que ce pass serait retiré par le Pouvoir lui-même, à l’approche des élections. Nous ne savions pas si bien dire : il fut suspendu le jour même de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron - sans que cela fasse d’ailleurs beaucoup de bruit dans l’arène politico-médiatique.

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Placer ces décisions sous l’égide du « bien commun » a-t-il empêché toute débat de fond sur la justification des atteintes aux libertés y compris au niveau parlementaire ? Quel était le débat philosophique et politique qui aurait dû avoir lieu ? 

Christophe de Voogd : Les trois facteurs que je viens d’énumérer ainsi que la manœuvre électorale autour du pass vaccinal renvoient en fait à un problème central de notre culture politique : malgré les belles proclamations et le premier mot de la devise républicaine, la liberté n’est PAS notre principe suprême. Au mieux nous plaçons à égalité la protection des libertés et l’objectif de santé publique, dont « la valeur constitutionnelle » a été soulignée avec force par le Conseil constitutionnel. D’où la recherche de la « conciliation » entre ces deux exigences, véritable leitmotiv de toutes ses décisions sur le sujet. Mais dans les faits, l’urgence -réelle ou supposée- emportant tout, et le principe de précaution ayant pris en otage la décision publique, les libertés ont bel et bien été mises au second plan et le mot d’ordre de la santé publique l’a emporté à chaque étape de la crise. Là encore la lecture de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est sans ambiguïté. Pour reprendre l’image du grand spécialiste Jean Rivero, sa maxime a été de « filtrer le moustique et de laisser passer le chameau », c’est-à-dire de faire des objections de détail mais sans toucher à l’essentiel des textes législatifs (qui sont en fait d’origine gouvernementale).

En fait, le débat est mal posé : l’idée d’une « conciliation » à trouver entre deux valeurs égales qui seraient en conflit repose sur une double erreur conceptuelle. La première consiste à mettre sur le même plan liberté et santé publique : or celles-ci ne sont ni de même nature ni de même niveau d’exigence. La liberté - c’est l’intuition fondamentale du libéralisme- s’éprouve immédiatement dès qu’elle est contrainte : la liberté d’aller et venir, par exemple, a une force d’évidence que nous avons tous ressentie lors du premier confinement. Qui pourra soutenir une minute que les mesures et les résultats sanitaires de la politique gouvernementale ont la même force d’évidence? 

La deuxième erreur est d’opposer en permanence liberté et sécurité, véritable pont-aux-ânes du débat politique. Or, toute la pensée libérale est fondée sur le fait que sans sécurité il n’est pas de liberté. L’impératif de sécurité est à l’origine même du contrat social pour John Locke et il en découle tout le domaine de ce que l’on appelle le régalien : à savoir la garantie de la sécurité intérieure et extérieure. Mais voilà justement où le bât blesse :  nous vivons une étrange époque où nous sommes prêts à sacrifier nos libertés fondamentales au nom d’un impératif de sécurité sanitaire incertain, alors que nous renonçons à assurer la plus élémentaire sécurité en matière de délinquance, malgré là encore, une évidence massive, rappelée quotidiennement. Aucun problème donc pour priver toute la population du droit élémentaire d‘aller et venir, mais que d’obstacles « au nom du respect de la vie privée et familiale » pour expulser un délinquant étranger multirécidiviste ou un imam attiseur de haine contre tout ce que nous sommes !

Cette évidence de la liberté, encore une fois parfaitement connue de ceux qui en sont privés, est la raison profonde de son éminence sur les autres grandes valeurs collectives : celles-ci sont plus incertaines et moins définissables, comme l’égalité (des droits ? des chances ? des conditions ?). C’est donc non par idéologie mais par pragmatisme que le libéralisme affirme que la liberté est première et que ce n’est pas elle mais ses restrictions qui doivent être justifiées. C’est ce que l’on appelle « le principe libéral fondamental » D’où, dans notre droit public, l’importance du contrôle de la « nécessité » et de la « proportionnalité » des restrictions des libertés ; mais le même droit public, en magnifiant la notion d’ « intérêt général », sans jamais le définir, a aussi vite fait d’entériner des mesures abusives. Nous trouvons là l’écho de la double source contradictoire d’inspiration de notre modernité politique depuis la Révolution française : le libéralisme et le républicanisme : Montesquieu d’un côté, Rousseau de l’autre.  

Faut-il craindre que l’état d’exception tel qu’il a été instauré pour le Covid fasse jurisprudence ? Notre réaction face aux restrictions liées au Covid, laisse-t-elle penser que nous accepterons à nouveau sans broncher des décisions futures similaires ?

Christophe de Voogd : Comme dit plus haut, ce qu’une loi a fait une loi peut le défaire et inversement ; il est vrai que le contexte politique est désormais moins favorable à l’adoption de mesures massives et brutales. Le RN et la NUPES y sont rétifs, ainsi qu’une fraction croissante de LR. Deuxième changement : les enseignements de la crise COVID commencent à être tirés : l’on se réveille peu à peu d’une longue léthargie, et des questions sérieuses commencent à être posées sur la gestion de la crise, depuis le bien fondé des confinements jusqu’à l’efficacité de la vaccination. Nul doute qu’elles vont se renforcer, notamment avec les études comparées des résultats des différentes politiques anti-covid et avec les procédures parlementaires et judiciaires ouvertes à l’étranger. 

Mais la survenue d’un risque perçu comme majeur peut aisément relancer l’engrenage. Après tout, l’opposition a été bien discrète dans son contrôle du gouvernement lors de la crise COVID, de peur des réactions d’un électorat très moutonnier. Il a fallu attendre l’été 2021 pour que la gauche, bien seule alors, saisisse le Conseil constitutionnel sur la prorogation de l’état d’urgence. Quant au vote de LR pour le pass vaccinal, soutenu par la candidate à l’élection présidentielle, ce fut une erreur sanitaire doublée d’une erreur politique majeure. Quelle belle occasion manquée par Valérie Pécresse de se distinguer d’Emmanuel Macron !   

Par ailleurs, « la société des peurs » dont j’ai parlé génère sans cesse de nouvelles paniques ; et de plus en plus dans le domaine environnemental. Il ne se passe pas un jour sans que des mesures liberticides soient proposées dans ce domaine, chaleur et sécheresse aidant. Il en est de même en matière de liberté d’expression à la faveur de l’essor de la cancel culture et du wokisme qui, relayés par les plateformes numériques et des forces politiques influentes, la mettent constamment en péril. J’observe que le danger vient tout autant, sinon plus, de la demande sociale et non, comme dans le libéralisme classique, des seuls appétits des gouvernants. Constant, Tocqueville et Stuart Mill nous avaient déjà mis en garde contre la « tyrannie de la majorité » ; nous devons combattre aujourd’hui, en même temps, celle des minorités. La première met toujours le confort et le conformisme au-dessus de la liberté ; les secondes, une idéologie anticapitaliste et/ou anti-occidentale : donc anti-libérale.  

Pour lire l'analyse de Chantal Delsol sur ce sujet, cliquez ici.

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