Eurovision 2022 : petite géopolitique de l’Europe post guerre d’Ukraine <!-- --> | Atlantico.fr
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Le groupe ukrainien Kalush Orchestra vainqueur de l'Eurovision
Le groupe ukrainien Kalush Orchestra vainqueur de l'Eurovision
©MARCO BERTORELLO / AFP

And the winner is ....

Avec la victoire de l'Ukraine et l'exclusion de la Russie, l'apolitisme revendiqué de la compétition ne fait pas illusion.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Atlantico : On dit toujours que l’eurovision est un bon reflet des dynamiques géopolitiques de l’Europe. Que nous apprennent les résultats sur ce plan ? 

Cyrille Bret : La large victoire des candidats ukrainiens au concours symbolise la teneur hautement politique que revêt cet événement hautement médiatisé (200 millions de télespectateurs). En effet, les 631 points recueillis par Kalus Orchestra ont reposé sur un plébiscite de la part du public (qui n'entre pour qu'une part dans l'attributio ndes points). La tendance géopolitique la plus marquée est le soutien très large des opinions publiques européennes aux symboles ukrainiens au moment même où la guerre atteint presque son troisième mois. En outre, l'apolitisme revendiqué de la compétition ne fait pas illusion : créé en 1956 au moment de la Guerre Froide, la compétition avait servi à fédérer l'ouest de l'Europe. De même, en 2015, la victoire de Conchita Wurtz, transgenre d'Autriche, avait cristallisé les revendications pour l'égalité des droîts. La compétition prend aujourd'hui un tour géopolitique inédit, avec l'exclusion de la Russie et la victoire de l'Ukraine.

En raison de la guerre en Ukraine, la Russie a été empêchée de participer et l’Ukraine était donnée favorite.  A quel point peut-on estimer que le conflit a contribué au résultat de ce samedi soir ?

Cyrille Bret : Je ne me prononcerai pas sur la qualité musicale ou chorégraphique de la prestation de Kalush Orchestra - cela excède mes compétences. Mais plusieurs éléments ont touché assurément les publics européens. D'une part, l'usage de l'ukrainien dans la chanson au moment même où l'identité nationale et culturelle ukrainienne est remise en cause par certaines autorités russes. D'autre part, l'absence d'un des membres du groupe, qui s'est engagé dans la défense de Kiev, selon les déclarations du groupe. Enfin, la perspective d'organiser l'édition 2023 à Kiev : en raison des règles du concours, le  pays vainqueur de la compétition se voit remettre la mission d'organiser les phases finales. Le public européen a été très sensible à cette dimension car elle suppose que Kiev reste indépendante et obtienne un accord de paix.

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La France a été très impliquée dans le dossier Ukrainien, elle a aussi un rôle prédominant avec la présidence du conseil de l’Union européenne, tenue depuis le 1er janvier. Peut-on tirer des leçons européennes du résultat de la France ? 

Cyrille Bret : À la différence de la Suède, la France peine à obtenir des victoires à l'Eurovision et à réaliser ainsi la promotion de son image par le canal de l'Eurovision. ce qui est en jeu, c'est moins son statut géopolitique que le système de sélection et de promotion de ses candidats. L'Eurovision est organisée par l'Union européenne de radiotélévision (UER). Elle met aux prises des candidats désignés par les groupes télévisuels publics membres de l'UER. L'absence de dynamique récurrente de la France dans la compétition ne peut être attribuée à tel ou tel candidat mais doit être imputé à la façon dont le groupe France Télévision élabore et met en place sa stratégie d'influence dans la compétition.

Que nous dit l’Eurovision 2022 de l’état de l’Europe ?

Cyrille Bret : L'Eurovision constitue un miroir déformant mais éclairant que les Européens se tendent à eux-mêmes chaque année. Il ne faut pas le surestimer mais pas non plus le sous-estimer. Pour l'édition 2022, je retiendrai essentiellement que  cette édition constitue le point d'orgue des luttes que se livrent la Russie et l'Ukraine pour la visibilité médiatique en Europe. En 2004, la chanteuse ukrainienne Ruslana avait offert à l'Ukraine sa première victoire. En 2008 et 2009, la Russie avait pris sa revanche en obtenant la victoire puis en organisant la compétition à Moscou, pour près de 30 milliards d'euros de budget. Mais, en 2014, année de l'annexion de la Crimée, l'Ukraine n'avait pas été en mesure de présenter de candidats - toutefois la candidate russe avait été huée. Mais la victoire en 2015 pour l'Ukraine avait constitué un nouveau camouflet pour la statégie d'influence de la Russie sur la scène médiatique européenne. avec l'exclusion du candidat russe de la compétition 2022 et la victoire de l'Ukraine, je pense que nous assistons à la fin d'une ère dans la lutte d'influence des deux pays : la Russie a eu beau organiser le concours en 2009, lancer parallèlement des chaînes de télévision en langues étrangères, organiser les Jeux Olympiques d'Hiver à Sotchi en 2015, accueillir la Coupe du Monde de football en 2018 mais aussi renforcer ses institutions culturelles et religieuse en Europe occidentale, elle est aujourd'hui face à un constat d'échec : les opinions occidentales ne lui sont pas devenues massivement favorables. Au rebours, l'Ukraine a réussi sa percée sur la scène médiatique européenne. Dès 2014, elle a complètement refondu sa stratégie médiatique en créant des agences de presse en langues étrangères particulièrement efficaces; le président Zelensky a désormais une communication directe avec les opinions publiques européennes; et la victoire d'hier pour Kalush Orchestra manifeste une fois encore que le pays est en train d'atteindre ses buts : 1°) souligner qu'elle a une identité linguistique, culturelle et nationale indépendante de celle de la Russie 2°) rivaliser avec le géant médiatique russe dans toutes les enceintes médiatiques d'Europe 3°) se ménager des soutiens à l'Ouest, aussi bien parmi les investisseurs, que parmi les gouvernements et les opinions publiques. La victoire de Kalush Orchestra ne mettra malheureusement pas fin aux combats en Ukraine. Mais elle renforce encore le succès - toujours fragile - de la stratégie d'affirmation nationale de l'Ukraine.

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