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A se poser des questions existentielles, les plus intelligents d'entre nous développent des formes d'angoisse différentes.
A se poser des questions existentielles, les plus intelligents d'entre nous développent des formes d'angoisse différentes.
©Reuters

Dur dur d'être intello

Avoir un QI supérieur n'a pas que des avantages. A se poser des questions existentielles, les plus intelligents d'entre nous développent des formes d'angoisse différentes, jusqu'à parfois se retrouver à l'écart de la société. Pris dans des raisonnements parfois irrationnels, ils ne savent plus qui du monde qui les entoure ou d'eux-mêmes est fou. La solution n'est alors pas de les traiter différemment des autres mais bien de les aider à s'adapter à un environnement qui leur apparaît naturellement hostile.

Carlos Tinoco

Carlos Tinoco

Carlos Tinoco est normalien, agrégé de philosophie, enseignant et psychanalyste. À l’âge de dix ans, il a intégré l’un des premiers centres en France dédiés aux enfants dits « précoces » : Jeunes Vocations artistiques, scientifiques et littéraires. Père de deux enfants, il vit à Paris.

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Atlantico : Une étude menée récemment (lire ici) à la prestigieuse McEwan University, au Canada, montre que les élèves ayant un QI plus élevé que la moyenne sont plus anxieux que les autres. Comment peut-on l'expliquer ? Est-ce forcément le cas ?

Carlos Tinoco : Je ne pense pas que les individus ayant un QI plus élevé que la moyenne sont nécessairement plus anxieux que les autres. En revanche, si les hypothèses que j'ai développées dans mon livre sont justes, il n’est pas surprenant qu'ils en donnent l'apparence. En effet, au lieu de considérer que les caractéristiques psychologiques qu'on associe communément au "surdouement" (hyperémotivité, faible résistance à l'ennui, relation conflictuelle à l'autorité, etc.) sont seulement des conséquences de l'inscription difficile d'individus aux facultés cérébrales hors-normes dans des institutions scolaires ou professionnelles qui ne sont pas faites pour eux, j'ai examiné la possibilité que l'habileté logique et les performances intellectuelles soient plutôt la conséquence d'un fonctionnement psychologique. De manière assez significative, j'ai souvent résumé cet écart comme "une manière différente de travailler son angoisse".

Quelles sont les raisons de leur mal-être ? Est-ce principalement leur tendance à se poser plus de questions sur le monde qui les entoure ? Est-ce une question d'adaptation au monde ?

Ce que je désigne par angoisse, c'est cette nécessité universelle pour des êtres conscients d'eux-mêmes, de leur solitude, du temps qui passe et de la mort, de donner du sens à leur existence et à chacun des instants vécus. Cela concerne tous les êtres humains, de toutes les époques, même si les mécanismes de donation de sens varient considérablement d'une culture à l'autre. Le mode typique de cette donation, c'est de s'adosser aux normes collectives qui, à une époque donnée, définissent tel ou tel champ social ou activité, ce que les anthropologues et les psychanalystes nomment la loi. En gros, si, comme psychanalyste, je vais aux mêmes colloques que la plupart de mes confrères, je lis les mêmes livres, je parle en employant les mêmes mots ou le même ton, je reçois mon quota de patients qui me payent ce qu’un psychanalyste est censé valoir, ces divers éléments, et notamment le dernier, sont là pour me garantir que je suis bien là où je devais être.

On peut le décliner pour toutes les professions et pour tous les statuts, jusqu’à celui de père, de mère, d’époux, d’amant ou d’ami. Mais ça ne marche que si j’arrive à croire à ces signes extérieurs, si j’arrive à me rassurer par le fait que cette croyance est largement partagée. Si ce n’est pas le cas, il me faut alors trouver dans chaque situation ce qui fait vraiment sens pour moi. Cela oblige à réinterroger la logique d’ensemble de ce système de normes, à soulever des questions qui sont d’habitude soigneusement éludées. Cela oblige à interroger la singularité de chaque moment, de chaque situation, et, pour citer Jean Oury, à faire son viatique de cette question incessamment répétée : " qu’est-ce que je fous là ? " Pas étonnant que cela donne chez ces individus un traitement très différent de l’information perceptive, une propension à enchaîner les questions et à jouir de la complexité de l’arborescence qui s’ouvre ainsi, par-delà les frontières habituelles de la réflexion.

Comment voit-on le monde quand on est plus intelligent que les autres ?

Si mes hypothèses sont justes, cela peut entraîner deux modes d’angoisse assez spécifiques. Le premier constitué par la peur de se perdre dans ses propres questionnements sans pouvoir pour autant les empêcher. Cette angoisse peut aussi être vécue sur le mode de l’alternance entre euphorie de partir ainsi à la conquête du ciel et désespoir de ne pouvoir y parvenir. L’autre mode d’angoisse, que j’ai nommé le sentiment d’hébétude, est le vertige qui s’empare de celui qui ose soulever les questions que tous les autres éludent, quand cela le conduit à prendre la mesure de l’irrationalité et de l’absurdité manifeste des croyances qui régulent le fonctionnement social " normal ", même dans une société qui se targue de se fonder sur la science et la Raison. Plus intelligent parce qu’il n’a pas les mêmes interdits de penser, cet individu en vient vite à se demander si c’est lui qui fou ou le monde qui lui fait face.

Une enquête réalisée en 2012 par l'American Psychological Association (lire ici) montre que les personnes intelligentes ont plus de mal à se remettre en question alors même qu'elles sont plus enclines à critiquer ce que pensent les autres. Etre intelligent pousse-t-il au conflit avec les autres ?

C'est un peu plus compliqué que cela. En tout cas, il est évident qu’avoir un QI élevé ne garantit pas, loin de là, que l’individu est à l’abri des biais de raisonnements de tous types. Pour ce qui est du conflit, si on excepte ceux chez qui cela pourrait donner un complexe de supériorité et qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, sont plutôt une minorité, la source est à chercher dans l’opposition radicale de ces deux manières de travailler son angoisse existentielle. Là où les individus typiques vont faire de la loi un socle ininterrogeable, les " surdoués " (quel terme désastreux !) vont au contraire avoir besoin de secouer ce socle, d’en exposer les fissures, pour chercher des réponses singulières. Autant dire que ce qui rassure les uns est exactement ce qui angoisse les autres et réciproquement. Il y a là un enjeu de violence qui peut ensuite se traduire de mille manières, du harcèlement à des formes beaucoup plus subtiles, en passant par l’ostracisme, ou par la violence retournée contre soi.

Les individus ayant un QI supérieur à 140 ont deux fois plus de chances d'être à découvert (lire ici). Qu'est-ce que cela dit du lien entre l'intelligence et la capacité à prendre des décisions rationnelles ?

Il ne faudrait surtout pas croire que la quête de sens dont je parle débouche nécessairement chez le " surdoué " sur une démarche rationnelle. Pour celui qui aperçoit l’incohérence des croyances " normales " cela ne signifie pas pour autant que sa démarche propre va ensuite être un modèle de rigueur scientifique. Car le sens qu’il cherche, celui qui lui permettra d’apaiser son angoisse est d’un autre ordre, de l’ordre d’un éprouvé, de ce qu’on ressent lorsque quelque chose au fond de nous nous fait dire : " ici et maintenant, je suis comblé par l’expérience que je suis en train de vivre ". L’arbitraire de cet éprouvé renvoie à la singularité de chacun et laisse une large place à l’irrationalité.

L'apprentissage de l'échec est-il plus compliqué pour ces personnes ?

Oui, s’ils ne sont pas correctement accompagnés. Car ils ne peuvent pas se consoler de l’échec en se disant que c’est la règle. Là où les autres trouvent du sens précisément en se sentant appartenir au groupe de ceux qui échouent ou ne réussissent qu’à demi, celui qui ne trouve ni confort ni repos dans le sentiment de faire " comme tout le monde " doit parvenir à donner du sens à l’échec. Ce qui demande une maturité par rapport à l’apprentissage que l’école seule permet rarement.

Comment accompagner au mieux les personnes concernées ?

En prenant la mesure du phénomène, qu’on ne saurait réduire à une simple habileté cognitive, en cessant de le pathologiser, en cessant de les enjoindre constamment à " s’adapter " ou à " faire des compromis " là où précisément cela les obligerait à se nier complètement. Au contraire, les autoriser à explorer cette voie qui consiste à être au plus près de sa propre singularité.

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