Environnement et recherche scientifique : la genèse du GIEC <!-- --> | Atlantico.fr
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Kari de Pryck publie « GIEC : la voix du climat » aux éditions Les Presses de Sciences Po.
Kari de Pryck publie « GIEC : la voix du climat » aux éditions Les Presses de Sciences Po.
©NICOLAS TUCAT / AFP

Bonnes feuilles

Kari de Pryck publie « GIEC : la voix du climat » aux éditions Les Presses de Sciences Po. Sur un ton de plus en plus insistant, la voix du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) se fait entendre partout. Nul ne peut ignorer que les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ne cessent d’augmenter, que les impacts du dérèglement climatique se font sentir sur tous les continents et qu’il existe des solutions pour l’affronter. Extrait 1/2.

Kari De Pryck

Kari De Pryck

Kari De Pryck est postdoctorante, boursière du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), et chercheuse associée au laboratoire PACTE de l’Université Grenoble Alpes.

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La création du GIEC en 1988 doit être remise dans le contexte des développements scientifiques et politiques qui l’ont précédée et qui étayent notre compréhension actuelle du changement climatique. De nombreux récits historiques distinguent une première phase « scientifique », caractérisée par la recherche d’un consensus sur la réalité du dérèglement climatique, d’une seconde phase dite « politique », marquée par la reconnaissance de la menace par les décideurs et la signature de la CCNUCC au sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. Ces récits tendent à conforter l’idée selon laquelle la science précède la politique, en présentant la définition d’un consensus scientifique comme nécessaire pour engendrer une action politique. En réalité, la question du changement climatique est étroitement liée à des développements scientifiques et politiques plus larges, qui ne sont pas aisément dissociables. La construction de ce questionnement doit être comprise en effet à la lumière du projet de colonisation des puissances européennes – les enjeux climatiques étant au cœur de ce projet –, du développement à partir du XIXe siècle d’un réseau mondial d’observations météorologiques, de la création en 1950 de l’OMM, et enfin des ambitions de contrôle du climat à des fins militaires durant la guerre froide .

La création du GIEC s’inscrit également dans un changement épistémique qui encourage le passage d’une conception locale du climat à une définition en des termes plus globaux. Les inquiétudes liées à l’impact climatique des activités humaines ne sont pas, comme il est souvent sous-entendu, spécifiques aux sociétés contemporaines. Comme l’ont montré Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, les conséquences de la déforestation et de l’usage des sols sur le climat avaient déjà suscité le débat dans les sociétés passées, sans toutefois que leur ampleur ne justifie une coopération internationale. Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le climat est principalement pensé en des termes locaux et régionaux. C’est à partir des années 1950, avec l’avènement de la modélisation numérique et des modèles de circulation générale (global circulation models), que l’on commence à l’appréhender comme un système intégré et global correspondant à l’ensemble des interactions entre l’atmosphère, l’océan, la cryosphère, la lithosphère et la biosphère. Pour de nombreux observateurs, c’est ce passage d’une définition locale à une définition globale qui a encouragé une gouvernance internationale du climat.

Si les premières réflexions sur les gaz à effet de serre remontent au XIXe siècle et aux travaux de chercheurs tels que Joseph Fourrier, John Tyndall ou encore Svante Arrhenius, il faut attendre les années 1950 pour que leurs hypothèses se confirment. En 1958, David Keeling parvient pour la première fois à enregistrer la croissance, année après année, de la concentration de dioxyde de carbone (CO2) à Mauna Loa, sur l’île d’Hawaï. Le graphique qui découle de ses recherches, « la courbe de Keeling », devient une célèbre illustration de l’augmentation de la teneur en CO2 dans l’atmosphère. Dans les décennies qui suivent, les recherches vont se poursuivre sur fond de prise de conscience environnementale avec, par exemple, la création du PNUE et la publication du rapport Meadows intitulé Les Limites de la croissance en 1972. La première conférence mondiale sur le climat est organisée par l’OMM en 1979 et réunit un grand nombre de scientifiques. Un « Appel aux nations » y est lancé afin de renforcer la coopération scientifique sur le climat. À l’issue de cette conférence, plusieurs programmes de recherche internationaux voient le jour, dont le Programme mondial de recherches sur le climat (PMRC) en 1980 et le Programme international géosphère-biosphère (PIGB) en 1987.

Entre 1980 et 1985, l’OMM, le PNUE et le Conseil international pour la science (ICSU) – depuis 2018, Conseil international des sciences – organisent une série d’ateliers à Villach, en Autriche. La déclaration qui s’ensuit et qui résume les échanges entre scientifiques, principalement de pays développés, établit en 1986 l’existence d’un consensus sur l’augmentation des gaz à effet de serre attribuable aux activités humaines. Pour la première fois, les experts appellent à considérer l’établissement d’une convention internationale. Deux années plus tard, en juin 1988, la conférence internationale de Toronto, organisée sous l’impulsion de Gro Harlem Brundtland et Jim MacNeill, respectivement présidente et secrétaire général de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (ou commission Brundtland), attire de nombreux scientifiques, décideurs, organisations non gouvernementales et agences onusiennes. Le rapport The Changing Atmosphere : Implications for Global Security qui en découle présente le changement climatique comme une menace pour la sécurité internationale. Son « Plan d’action » appelle également les gouvernements et les industries à réduire, d’ici 2005, les émissions de CO2 d’environ 20 % par rapport aux niveaux de 1988. La même semaine, le physicien américain James Hansen, de la National Aeronautics and Space Administration (NASA), déclare devant le Congrès américain qu’il est sûr à 99 % que le climat est entré dans une période de réchauffement. Cette prise de position le rendra célèbre.

Ces alertes trouvent un écho politique favorable alors que l’attention portée à l’environnement va croissante, notamment vis-à-vis de l’amincissement de la couche d’ozone. En effet, les négociations pour trouver un substitut aux chlorofluorocarbures responsables de la diminution de l’ozone dans la stratosphère sont alors bien entamées au sein du PNUE, et la Convention sur la protection de la couche d’ozone est adoptée en 1985 à Vienne. Les évaluations scientifiques jouent un rôle important dans les débats et sous-tendent la signature du protocole de Montréal en 1987.

Dans le cas du climat, cependant, les ambitions du PNUE se heurtent aux réticences des États-Unis, qui voient d’un mauvais œil l’activisme de son directeur exécutif, Mostafa Tolba. Le géant américain, à l’époque premier pays émetteur de gaz à effet de serre, prend en effet rapidement la mesure des conséquences économiques d’une régulation des émissions de GES et les voix climatosceptiques commencent à s’opposer à celles des climatologues. Dans ce contexte, les agences fédérales américaines acceptent la mise en place d’un mécanisme intergouvernemental d’évaluation des connaissances scientifiques sur le climat, dans le but de pouvoir garder le contrôle sur ses activités. En novembre 1988, la création du GIEC est validée par l’OMM et le PNUE, soutenue par le G7, sous la pression de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, et l’Assemblée générale des Nations unies, ce qui lui confère une forte légitimité. Si certains interprètent cette démarche comme une première étape vers des engagements plus ambitieux, d’autres y voient un moyen de retarder l’adoption d’une convention internationale sur le climat. Dans tous les cas, innovation institutionnelle sans précédent, le GIEC symbolise la perte de contrôle des organisations internationales au profit des États au sein de la gouvernance de l’environnement.

Le GIEC est aussi un moyen de mettre de l’ordre dans la multitude des rapports nationaux et internationaux qui s’accumulent et, dans certains cas, se contredisent. Pour Robert Watson, le deuxième président de l’organisation, « la philosophie sous-jacente

à la création du GIEC était d’arriver à une seule évaluation internationale – et d’éviter la publication de cinq ou six rapports en deux ans ». Il fait ainsi rapidement de l’ombre à l’Advisory Group on Greenhouse Gases (AGGG) créé en 1986 par l’OMM, le PNUE et l’ICSU. Composé de seulement sept membres – dont le futur président du GIEC, Bert Bolin –, l’AGGG n’est pas perçu comme représentatif des communautés scientifiques et politiques. La montée en puissance du GIEC, qui devient « l’autorité ultime » en matière de science du climat, a toutefois pour conséquence de limiter la capacité des acteurs qui n’y ont pas accès de peser sur le débat et fait de l’organisation la cible privilégiée des groupes climatosceptiques.

En novembre 1989, la Conférence ministérielle sur la pollution atmosphérique et le changement du climat réunit à Noordwijk, aux Pays-Bas, quelque soixante-dix pays. Pour de nombreux participants, les États devaient s’engager à stabiliser leurs émissions de gaz à effet de serre à leur niveau de 1990 d’ici 2000. Face à la réticence des États-Unis, du Royaume-Uni, du Japon et de la Russie, qui craignent un « suicide économique », la décision finale ne fixe néanmoins aucun calendrier. Tous les regards se tournent alors vers le GIEC pour faire avancer les discussions.

Encadré 1 – Bert Bolin et Robert Watson, deux scientifiques dédiés à la cause du climat

Les deux premiers présidents du GIEC, le Suédois Bert Bolin et le Britannique Robert Watson, sont deux figures scientifiques incontournables qui ont posé les bases institutionnelles de l’organisation et profondément influencé son identité. Grâce à un solide parcours académique, mais aussi de multiples connexions internationales et politiques, leurs profils respectifs incarnent en quelque sorte la nature hybride du GIEC.

Bert Bolin, décédé en 2007 à l’âge de 82 ans, est un météorologiste, professeur à l’université de Stockholm. Il a mené des recherches influentes sur le cycle du carbone et les échanges de gaz carbonique entre la biosphère, l’atmosphère et les océans. À ce titre, il s’alarme très tôt des conséquences de l’augmentation des gaz à effet de serre. Pendant les années 1960, il contribue à la création du Programme mondial de recherche atmosphérique (GARP), sous l’égide de l’OMM et de l’ICSU, et soutient la coopération internationale scientifique sur le changement climatique. Très connecté politiquement et internationalement, il est impliqué dans la plupart des grands programmes interdisciplinaires de recherche et participe à la rédaction de plusieurs rapports sur l’état du climat. Bert Bolin ne cache pas ses ambitions en matière d’évaluation des connaissances : « En 1980, pendant le trajet en train vers Villach à travers les Alpes, un groupe de participants et de représentants de l’OMM et du PNUE ont discuté de manière informelle de la possibilité de produire quelque chose de plus substantiel et j’ai exprimé l’opinion qu’une analyse qui serait plus large, plus approfondie et plus internationale était très souhaitable. » En 1988, il accepte de présider le GIEC, position qu’il occupera jusqu’en 1997. La crédibilité qu’il apporte, par sa présence, à l’organisation convainc de nombreux scientifiques de renom à participer à ses travaux. Les mots ne manquent pas pour le décrire. Il fut non seulement un leader scientifique, mais également un médiateur accompli entre la science et la politique du climat. Pour le négociateur suédois, Bo Kjéllen, « quand le président du GIEC présentait ses conclusions, le silence régnait dans la salle : les faits, les certitudes et les incertitudes emplissaient alors la pièce ».

Robert T. Watson a un profil similaire à celui de son prédécesseur, mais une expertise qui s’étend au-delà du climat. Chimiste de formation, il entre à la NASA en 1980 et se spécialise sur les questions de science de l’atmosphère. Pendant les années 1990, il rejoint le Bureau des sciences et technologies de la Maison Blanche (sous l’administration Clinton) et, par la suite, la Banque mondiale. Robert Watson possède une expérience considérable en matière d’expertise internationale et occupe une position centrale dans le champ des évaluations globales de l’environnement. Pendant les années 1980-1990, il préside plusieurs initiatives scientifiques sur l’appauvrissement de la couche d’ozone. Il contribue à la rédaction du premier rapport du GIEC et, en 1993, devient coprésident du Groupe II avant d’être élu président de l’organisation en 1997. Il est également très impliqué sur la question de la perte de la biodiversité. Il copréside la rédaction, sous les auspices du PNUE, de l’Évaluation globale de la biodiversité en 1995 et rejoint le comité directeur de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire en 2005. Il soutient la création de l’IPBES en 2012 et en devient le président en 2016. Robert Watson est un parfait exemple d’« entrepreneur-frontière » entre science et diplomatie internationale, et contribue à la circulation des pratiques et normes du GIEC vers d’autres institutions expertes – notamment la structuration en groupes de travail, la proximité avec le monde politique, l’importance de la neutralité scientifique, etc.

Extrait du livre de Kari de Pryck, « GIEC : la voix du climat », publié aux éditions Les Presses de Sciences Po

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