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Emmanuel Macron a recadré Elisabeth Borne en Conseil des ministres suite à ses propos sur le RN.
Emmanuel Macron a recadré Elisabeth Borne en Conseil des ministres suite à ses propos sur le RN.
©Thomas Padilla / POOL / AFP

Pétaudière gouvernementale

Emmanuel Macron a recadré Elisabeth Borne en Conseil des ministres après ses déclarations sur le Rassemblement national. Le choix de le faire en public, devant ses ministres, est-il le signe que le lien est définitivement rompu entre Matignon et l'Elysée, à commencer par le lien de respect ?

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Après ses propos sur le RN, « héritier de Pétain », Emmanuel Macron a recadré Elisabeth Borne en Conseil des ministres. Le choix de le faire en public, devant ses ministres, est-il le signe que le lien est définitivement rompu entre les deux têtes de l'exécutif, à commencer par le lien de respect ?

Jean Petaux : Ma réponse repose sur un préalable. Je me place dans l’hypothèse qui considère comme exacts les propos du Président Macron et qui estime qu’ils ont bien été tenus en conseil des ministres. Je pose cela en préambule à ma réponse parce que les paroles du président de la République ne figurent dans aucun compte-rendu « officiel » ce mardi 30 mai, jour du conseil des ministres. Séance d’ailleurs avancée de 24 heures pour cause de déplacement officiel en Moldavie du chef de l’Etat. Donc, en admettant que les propos d’Emmanuel Macron ont bien été prononcés, dans le huis-clos du Conseil des ministres (huis-clos au sein duquel, il faut le rappeler, même les notes manuscrites sont interdites…), ces paroles sont malvenues, lamentables et irrecevables.

Emmanuel Macron, à titre personnel, n’a pas connu, dans toute son enfance, la terrible souffrance de vivre avec un papa à la maison, revenu « vivant » de l’enfer sur terre, Auschwitz. De ce lieu maudit à tout jamais, que le grand avocat international Samuel Pisar (beau-père de l’actuel Secrétaire d’Etat américain Antony Blinken) qui fut un des plus jeunes rescapés de Birkenau, a désigné un jour comme « l’anus mundi » (« le trou du cul du monde »). Le papa d’Elisabeth Borne, Joseph, juif né en 1924 à Anvers dans une famille émigrée de Russie, résistant contre l’Occupant et ses soutiens du régime de Vichy, avec son frère, dont le véritable patronyme était Bornstein, a mis fin à ses jours alors que sa fille avait 11 ans, en 1972, en se défenestrant.  Littéralement en « sautant dans le vide ». Avec son frère Isaac, son père et un autre de ses frères, Joseph est arrêté (pour la seconde fois) à Grenoble, le 25 décembre 1943. Ils sont transférés à Drancy et déportés à Auschwitz. Les travaux de Serge Klarsfeld nous indiquent que sur les 1.250 déportés de ce convoi, seuls 6 revinrent. Le père d’Elisabeth Borne n’a jamais supporté d’être revenu. Il faut avoir lu Primo Levi pour essayer, en vain d’ailleurs, de comprendre ce sentiment de culpabilité qui a frappé les « rescapés », devenus des « naufragés ». Il faut se souvenir que Primo Levi s’est suicidé, lui aussi, le 11 avril 1987, en se précipitant « dans le vide », du haut l’escalier de son immeuble. Pour Elisabeth Borne, même s’il a été arrêté par la Gestapo à Grenoble (depuis novembre 1942 les Allemands sont entrés en « zone sud », dite, à tort, « zone libre »), c’est tout autant le régime de Vichy, sa police et son appareil répressif, qui ont persécuté son père et son oncle Isaac. Car ce sont eux qui les ont arrêtés une première fois le 21 août 1942, à Nîmes, en tant que juifs et résistants, et internés au camp de Rivesaltes d’où ils vont parvenir à s’enfuir. Voilà ce que représente Pétain et son régime pour la Première ministre : un régime fasciste, raciste et antisémite qui a pactisé avec l’ennemi. Un régiome qui a livré les juifs aux nazis, avec leurs enfants en prime et torturé des résistants communistes, gaullistes, socialistes, démocrate-chrétiens ou qui ne croyaient en rien, sauf en la France. Voilà la vérité historique établie par les historiens les plus sérieux. Et le Rassemblement national, parti politique français, successeur d’un autre parti, le Front national, dont certains des fondateurs ont été d’authentiques vichystes, pétainistes, collaborateurs et collaborationnistes, est bien né, entre autres événements historiques, de cette période-là. Le rappeler ne veut pas dire que le RN, aujourd’hui, est coupable de cette histoire.

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On ne s’adresse pas à celle qui fut la fille d’un rescapé d’Auschwitz de cette manière-là. Encore moins devant un parterre de ministres sur lesquels la Constitution lui donne autorité. On ne fait pas un pseudo-cours d’Histoire, tel un professeur, à la petite fille d’un papa réduit à appliquer, à la lettre, pour son malheur, la phrase que ses bourreaux ne cessaient de répéter à leurs victimes dont il était un infime grain de poussière : « Ce que vous vivez est tellement incroyable et inimaginable que, même si vous sortez d’ici autrement que par la cheminée, personne ne voudra vous croire »… Joseph Bornstein avait sans doute tellement l’impression que personne ne pouvait croire ce qu’il avait vécu qu’il s’enferma dans la spirale du désespoir.

Jean Tenenbaum, que les Français ont tant aimé sous le nom de Jean Ferrat, a évoqué la mémoire de tous les déportés juifs, résistants et autres victimes de la barbarie nazie. Son père Mnacha, arrêté par les flics de Vichy, en zone sud, l’été 1942 (il avait été engagé volontaire en 1914, de nouveau en 1939, pour défendre son pays d’adoption) est mort sans doute dès son arrivée à Auschwitz le 30 septembre 1942 (convoi n°39). Il était âgé de 56 ans : trop vieux pour Mengele et ses hommes qui opéraient la « sélection » sur la rampe, à l’arrivée du train. Il alla rejoindre immédiatement la chambre à gaz. Dans « Nuit et Brouillard », Ferrat écrit : « On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours / Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour / Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire ». Leur sang ne sèchera jamais. Parce que l’histoire n’est pas finie et n’est pas passée. On pense ce que l’on veut d’Elisabeth Borne première ministre, de ses maladresses politiques et de la faiblesse de sa communication mais la petite fille qu’elle a été mérite un profond respect. Le Général de Gaulle a eu l’occasion de dire que l’intelligence et le talent, dans certaines circonstances, loin d’être des excuses, peuvent être des « circonstances aggravantes ». C’est, hélas, ce que l’on peut vous dire Monsieur le Président de la République : « votre intelligence, votre connaissance de l’histoire, votre usage de la parole, auraient dû vous prévenir de tenir les propos que vous avez tenus à la table du conseil des Ministres ». On aimerait tant devoir écrire : « les propos que l’on vous prête ». Mais, hélas, instruit par vos discours « disruptifs », conscient du fait que vous vous pensez supérieur aux autres dans la finesse de vos analyses politiques, il n’est pas invraisemblable que vous ayez fait ainsi la « leçon », en paroles, à celle qui fut la petite fille d’un rescapé des camps de la mort. Paroles malvenues ; lamentables et, pour tout dire, irrecevables.

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C’est, en effet, l’expression qu’emploie « Le Parisien ». Et ce n’est sans doute pas très loin de la réalité. La présidentialisation de la vie politique française produit de plus en plus ce type de configuration politique. C’est sans doute pour cela que l’on parle « d’enfer de Matignon ». Le siège du premier ministre est, par nature, précaire et « éjectable ». Il est dans la nature du jeu politique et institutionnel que cette fonction ressemble de plus en plus à celle du « pharmakos » si intelligemment étudié par René Girard dans « La Violence et le Sacré ». C’est la victime sacrificielle par essence, le bouc-émissaire par nature et celui que l’on va offrir au bucher par destination. L’histoire politique française, depuis 1958, est jalonnée de ces « têtes matignonesques coupées ». Debré en avril 1962, moins de quatre ans après avoir « tout fait » : d’une nouvelle constitution à avoir dû accepter et gérer l’indépendance algérienne à laquelle il était farouchement hostile avant 1958, sa tête roule dans le panier, et Pompidou le remplace. Six ans plus tard (un record) après avoir, quasiment seul, géré la crise de Mai, c’est le même Pompidou que de Gaulle remercie sans ménagement en le sortant de Matignon en dépit du raz-de-marée gaulliste aux législatives de juin 1968. Ce même Pompidou, devenu président de la République, ne va cesser de « canarder » son premier ministre, Chaban-Delmas, jusqu’à le dégager de Matignon à l’été 1972 en dépit d’une confiance votée par l’Assemblée nationale quelques semaines plus tôt… Et que dire de Giscard avec Chirac ? Et de Mitterrand avec Rocard ? Et de Chirac avec Juppé, dans un genre encore plus pervers puisqu’il n’a cessé de le porter aux nues, de le considérer « comme le meilleurs d’entre nous », lui faisant porter tous les chapeaux, avaler toutes les couleuvres, endosser tous les manteaux, même les plus rapiécés. On pourrait allonger la liste : Sarkozy traitant son premier ministre de « collaborateur », Hollande n’accordant pas grand crédit à son premier premier ministre et se faisant enfermer par le deuxième qui fut le vrai responsable de son impossible nouvelle candidature à l’Elysée, fin 2016. Dans tous ces cas de figure où la « discorde » régnait au sommet de l’Etat entre les « deux têtes de l’exécutif » selon l’expression consacrée, les successeurs potentiels, les nominés putatifs et les vizirs de circonstance ont toujours laissé trainer peaux de bananes, clous sur le carrelage des couloirs et autres « pièges à loup » destinés, tout à la fois, à accélérer le sacrifice du titulaire du poste et, surtout, à neutraliser les éventuels rivaux. Période qui peut durer longtemps pour peu que le Président, le seul qui détient la capacité à porter l’estocade, veuille faire durer le plaisir ou considère qu’il n’est encore rien de mieux, pour régner, que de diviser… On a vu ainsi un Nicolas Sarkozy laisser croire à Jean-Louis Borloo, plusieurs semaines de suite, qu’il remplacerait François Fillon à Matignon, pour ne rien en faire, in fine, et renouveler ainsi le bail de celui qu’il avait nommé dès son élection en mai 2007 et qu’il considérait, pourtant, avec un souverain mépris… Autant dire que la situation actuelle n’est pas forcément destinée à être clôturée (au sens d’un départ de Madame Borne à court terme de Matignon) dans les jours ou semaines à venir. N’oublions pas que ce n’est qu’après l’échec cuisant du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen que, le 31 mai 2005, Jacques Chirac se sépara de Jean-Pierre Raffarin alors que celui-ci était fortement « démonétisé » depuis plus de 18 mois… Ou encore que ce n’est qu’après l’échec des municipales de 2014 pour la majorité présidentielle que François Hollande s’est résigné à se séparer de Jean-Marc Ayrault, en ayant, aux dires de ce dernier, un peu de mal à lui annoncer son congé au profit de Manuel Valls… Peut-être faudra-t-il ainsi attendre les Européennes de 2024 pour connaitre la fin de la « séquence Borne ». Ce n’est sans doute pas le cas de figure le plus vraisemblable, compte tenu de la dégradation très rapide de la relation avec le PR et de la situation politique à l’Assemblée nationale… Autant comme le départ de Madame Borne était peu probable jusqu’à ce que son « bail » rue de Varenne ait dépassé celui d’Edith Cresson, autant comme, aujourd’hui, ce « CDD » de 10 mois et 18 jours étant passé (depuis 2 mois et 5 jours), elle est « licenciable » à tout moment… Et chacun sait qu’en matière de « fin de partie à Matignon » « nul ne connait ni le jour ni l’heure »… Nul sauf un !...

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Toutes les périodes agitées sont propices à l’émergence des ambitions, parfois exagérées et disproportionnées au regard des trajectoires, voire des qualités déjà exprimées dans tel ou tel « compartiment » du jeu politique. Néanmoins, il reste une « loi » à ne pas perdre de vue, en politique comme ailleurs : si vous ne demandez rien, il y a peu de chance que l’on vous propose spontanément quelque chose… Et ce ne sont pas vos performances, votre compétence et votre intelligence qui vous serviront de passeports. Il n’est donc pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Faire entendre une musique différente pour exister politiquement est assez tentant. Cela réussit assez peu souvent, mais après tout, le « modèle » de toute une frange des cadres politiques de la majorité présidentielle actuelle, Emmanuel Macron lui-même, a su se démarquer en temps et en heure, en 2016. Difficile de s’étonner qu’il fasse des émules… Dans la méthode au moins. Pour ce qui est du fond c’est une autre histoire.

Qu’est-ce qui explique que la majorité et en particulier le gouvernement soit en train de se transformer ainsi en pétaudière ?

Je crois l’avoir dit précédemment… Le « goût du sang » qui se répand parmi les éventuels successeurs possibles de la Première ministre. Et un autre phénomène, inconnu jusqu’alors : la première application dans les faits de la réforme constitutionnelle adoptée en août 2008 : l’impossibilité formelle pour le Président en place de se représenter (ou de le laisser croire, ce qui était bien plus important encore…) en 2027. Cette modification de la Constitution constitue, avec la réforme de 2000 sur le quinquennat et la pratique qui a voulu que les législatives interviennent juste après la présidentielle, le triangle d’or de la sottise des réformes institutionnelles et devrait faire que, à l’avenir, toute réforme constitutionnelle soit très durement évaluée dans ses conséquences politiques. Cette modification de 2008 transforme le second quinquennat d’un Président en long épisode crépusculaire… Comme si la réélection était synonyme d’impuissance. Voilà ce qui explique, entre autres facteurs, l’esprit délétère de notre temps politique actuel. Encore quatre ans : c’est très long…

Si le sens du collectif et de la hiérarchie est rompu au sein du gouvernement, la situation peut-elle rester viable longtemps ?

Elle durera tant que le Président considérera qu’il a plus à perdre en changeant la donne : remaniement en profondeur en plaçant (ou pas) une nouvelle tête à Matignon ; dissolution de l’Assemblée ; référendum sur une question politique majeure mettant, éventuellement en jeu son mandat, autrement dit en revenant à la pratique gaullienne du référendum-plébiscitaire. Finalement Emmanuel Macron dispose de plusieurs « armes et munitions »… Simplement les premières sont plutôt des pistolets à « un coup » et les secondes comportent un certain risque : celui d’exploser à la figure de leur utilisateur… 

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